dimanche 26 mars 2023

Graine de moutarde




Marc 4, 30-34
30 […] « À quoi comparerons-nous le Royaume de Dieu ? Avec quelle parabole en parlerons-nous ?
31 Il est comme une graine de moutarde ; quand on la sème dans la terre, elle est la plus petite de toutes les graines du pays.
32 Mais quand on l'a semée, elle monte et devient la plus grande de toutes les plantes du jardin. Elle pousse des branches si grandes que les oiseaux du ciel font leurs nids à son ombre. »
33 Jésus donnait son enseignement en utilisant beaucoup de paraboles de ce genre, selon ce que ses auditeurs étaient capables de comprendre.
34 Il ne leur parlait pas sans paraboles ; mais il expliquait tout à ses disciples quand il était seul avec eux.

*

Le Royaume de Dieu est comme une graine de moutarde. Équivalent du thème de la naissance d’en haut dans l’Évangile de Jean (ch. 3), mais invitant à aller plus loin : naître, mais aussi grandir. D’une autre façon, le prophète Ésaïe nous dit (ch. 55) : quand elle est semée, « ma Parole — apparemment insignifiante — ne retourne pas vers moi sans avoir agi ». Autant de façons de dire que ce qui se passe nous échappe et ne dépend pas de nous.

C’est que la parole de Dieu, et ce qui la fait grandir, en nous et pour le monde, son souffle, son Esprit, précèdent ce qui arrive, précèdent même la foi. Et cela nous fait perdre tout pouvoir sur les choses et sur nous. Le Royaume de Dieu, la graine devenue grande plante où les oiseaux viennent faire leurs nids, vient par l’effet d’une parole sur laquelle et sur les conséquences de laquelle nous n’avons aucun pouvoir.

Autrement dit, nous sommes appelés à nous abandonner avec confiance, à laisser tout ce que nous croyons savoir sur Dieu, tous nos préjugés, pour le laisser agir et faire grandir en nous ce que sa parole y sème, jusqu’à ce que cela s’étende pour tous. Cela peut se traduire de toutes sortes de façon, y compris un appel au ministère — à l’heure où manquent les pasteurs de paroisses.

Tout comme le vent, l’Esprit souffle où il veut (Jn 3, 8), tout comme on ne peut pas naître par la force de la volonté, personne ne peut préjuger du fruit d’une semence ni expliquer la raison finale de sa germination, qui est au-delà de nos volontés et de nos refus. « C’est pourquoi, […] recevez avec douceur la parole qui a été plantée en vous, et qui peut sauver vos âmes.‭ » (Jacques 1, 21)

*

Que nous dit au fond cette image parlant de graine minuscule devenant une grande plante ? Que le salut du monde, notre salut, « ne vient pas de façon à frapper les regards » — la graine est si petite ! — ; qu’on ne fait avancer le Royaume ni par nos soucis, ni par nos enthousiasmes ; qu’il n’a rien à voir avec tout ce que nous prétendrions en construire à force de forcer les choses.

Cela nous conduit au cœur de l’Évangile, la bonne nouvelle de la foi, de la confiance seule. Elle est de l’ordre de la semence à recevoir de la seule écoute de la Parole de Dieu… à même de fructifier en abondance. C’est la seule façon qu’a proposée Dieu de faire venir son Royaume. En le forçant, on le gâche. Vous connaissez peut-être la tradition qui consiste à faire pousser des lentilles dans une assiette. Cela se faisait quand j'étais enfant : il s’agissait de mettre quelques lentilles dans une assiette, de les couvrir de coton imbibé d’eau, et les lentilles germaient, jusqu’à ce que poussent leur jolies tiges vertes. Tentation énorme : tirer sur la petite tige, ou juste soulever le coton pour voir où ça en était, avec du coup, le risque de gâcher la germination…

Il s’agit simplement d’être ouvert à la Parole de Dieu avec cette confiance : « Comme descend la pluie ou la neige, du haut des cieux, et comme elle ne retourne pas là-haut sans avoir saturé la terre, sans l’avoir fait enfanter et bourgeonner, sans avoir donné semence au semeur et nourriture à celui qui mange, ainsi se comporte ma Parole du moment qu’elle sort de ma bouche : elle ne retourne pas vers moi sans résultat, sans avoir exécuté ce qui me plaît et fait aboutir ce pour quoi je l’ai envoyée. » (Ésaïe 55, 10-11)

La parole de Dieu ne retourne pas à lui sans avoir fait ce pourquoi elle a été envoyée, ce qui nous invite à la modestie : c’est Dieu qui agit par sa parole. De même la parabole de la graine de moutarde, invite à la plus grande humilité de chacune et chacun, et aussi à la plus grande humilité de l’Église. Si l’on est attentif à ce texte de l’Évangile, il est clair que le grain de moutarde ne devient pas Église mais Royaume. Une plante immense qui évoque l’arbre de vie qui germe et croît pour la guérison des nations.

Apocalypse 22, 1-2 : « [L’ange] me montra un fleuve d’eau de la vie, limpide comme du cristal, qui sortait du trône de Dieu et de l’agneau. Au milieu de la place de la ville et sur les deux bords du fleuve, il y avait un arbre de vie, produisant douze fois des fruits, rendant son fruit chaque mois, et dont les feuilles servaient à la guérison des nations. »

L’Église, et nous-mêmes, ne sommes que pour répandre en la mettant en acte cette semence qui est la parole de Dieu, et qui produit son fruit, qui n’est pas limitée à l’Église, mais qui est pour le Royaume, dont les feuilles sont pour la guérison des nations qui viennent s’y abriter comme les oiseaux, et qui grandit jusque là de la seule puissance de Dieu !

« Moi, le Seigneur, j’ai parlé, et j’agirai. » (Ézéchiel 17, 24)


RP, Poitiers, 26/03/23
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(Textes du jour : Ézéchiel 37, 12-14 ; Psaume 130 ; Romains 8, 8-11 ; Jean 11, 1-45)


dimanche 19 mars 2023

"Pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui !"




Jean 9
1 En passant, Jésus vit un homme aveugle de naissance.
2 Ses disciples lui posèrent cette question : "Rabbi, qui a péché pour qu’il soit né aveugle, lui ou ses parents ?"
3 Jésus répondit : "Ni lui, ni ses parents. Mais pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui !
4 Tant qu’il fait jour, il nous faut travailler aux œuvres de celui qui m’a envoyé : la nuit vient où personne ne peut travailler ;
5 aussi longtemps que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde."
6 Ayant ainsi parlé, Jésus cracha à terre, fit de la boue avec la salive et l’appliqua sur les yeux de l’aveugle ;
7 et il lui dit : "Va te laver au bassin de Siloé" — ce qui signifie Envoyé. L’aveugle y alla, il se lava et, à son retour, il voyait.
[…]
35 Jésus […] lui dit : "Crois-tu, toi, au Fils de l’homme ?"
36 Et lui de répondre : "Qui est-il, Seigneur, pour que je croie en lui ?"
37 Jésus lui dit : "Eh bien ! Tu l’as vu, c’est celui qui te parle."
38 L’homme dit : "Je crois, Seigneur" et il se prosterna devant lui.
39 Et Jésus dit alors : "C’est pour un jugement que je suis venu dans le monde, pour que ceux qui ne voyaient pas voient, et que ceux qui voyaient deviennent aveugles."

*

Les disciples voulaient savoir si c'est parce que lui a péché ou parce que ses parents ont péché que l'homme — qui au fond nous représente tous — est né aveugle. Ce serait lui qui aurait péché ? Avant de naître ?… Puisqu’il est aveugle ! Selon une légende juive, l'enfant connaît, avant de naître, tous les secrets de la Torah, tous les mystères du monde. À la naissance, un ange lui ferme du doigt la bouche pour qu'il oublie tout ce qu'il sait. Le petit sillon qu'on a sous le nez est la marque du doigt de l'ange. Alors, l'homme — qui nous représente tous —, aurait-il péché avant de naître ?… Comment savoir après le passage du doigt de l’ange !? Alors ses parents ? La réponse de Jésus sera : là n'est pas la question.

Pas de raisons qui puissent expliquer l'infirmité, la maladie, la souffrance, bref, toutes les formes de l’inconvénient d’être né. La souffrance de l’aveugle est incompréhensible. Il n'y a pas à chercher d'explication morale, par le péché collectif (ses parents) ou personnel (lui-même). Il n'est pas de raisons non plus qui expliqueraient sa guérison : l'accomplissement en cet homme des œuvres de Dieu (v. 3) n'explique pas plus le pourquoi de la grâce que sa souffrance ne trouve d'explication dans une faute — ou autre chose de ce genre. L'aveugle-né le sait bien : il est au bénéfice d'une guérison qui ne peut que lui arracher un « pourquoi moi ? » Il se contentera de constater « j'étais aveugle, maintenant je vois » (v. 25).

*

Dès l'abord, Jésus soulignait sa cécité par la « méthode » choisie pour guérir l'aveugle : il commence par lui couvrir les yeux de boue. Pour le moins peu clair !

S'il avait voulu insister sur l'aveuglement, il ne s'y serait pas pris autrement : les yeux pleins de boue… Mais en même temps, le geste rappelle la Genèse, l'homme fait de la terre. Car c'est un acte de création que va opérer Jésus en créant la vue de l'aveugle, en commençant par lui recouvrir les yeux de boue.

*

Puis il l'envoie se laver, au bassin de Siloé, c’est-à-dire de l'Envoyé (il faut comprendre au mikvé de Siloé — équivalent, dans le judaïsme, de ce qu’on appellerait « baptistère »).

Le texte a tenu à donner le nom du bassin rituel, Siloé, et à le traduire : Envoyé. Double signification du terme Envoyé/Siloé : concernant Jésus, et, avec l’homme, nous… « Tant qu’il fait jour, il nous faut travailler aux œuvres de celui qui m’a envoyé ». Il nous faut travailler aux œuvres de Dieu. Reprise de : « pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui ! » Dans l’Évangile de Jean, il s'agit par œuvres non pas tant de miracles (ils sont appelés signes dans l’Évangile de Jean) que de l'observance de l'enseignement biblique, avec sa valeur pour la réparation du monde : tikun ‘olam en hébreu — dans le judaïsme observer le moindre précepte de la Torah c’est commencer à réparer le monde, ce monde abîmé : tikun ‘olam, réparation du monde. C’est là la volonté de Dieu, ses œuvres — c’est là ce qui est appelé à se manifester dans l’homme aveugle.

Quelques citations de ce même Évangile : « Les œuvres que le Père m’a donné d’accomplir, ces œuvres mêmes que je fais, témoignent de moi que c’est le Père qui m’a envoyé » (Jn 5, 36). Ou : « Les œuvres que je fais au nom de mon Père rendent témoignage de moi » (Jn 10, 25). Ou encore : « Si je ne fais pas les œuvres de mon Père, ne me croyez pas. Mais si je les fais, quand même vous ne me croyez point, croyez à ces œuvres, afin que vous sachiez et reconnaissiez que le Père est en moi et que je suis dans le Père. » (Jn 10, 37-38)

Jésus a observé pleinement ce que son Père prescrit, pleine observance requise de nous aussi, qui nous voulons ses disciples : « qui croit en moi fera aussi les œuvres que je fais », et même, précise Jésus, — pour la réparation du monde — « il en fera de plus grandes, parce que je m’en vais au Père » (Jn 14, 12). Pour la réparation du monde, et pas comme de vains coups d'éclat.

Ainsi, « tant qu’il fait jour, il nous faut travailler aux œuvres de celui qui m’a envoyé ». L’Envoyé est d’abord Jésus… « Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde. » Mais en lui, sont envoyés aussi celles et ceux qui le suivent : « vous êtes la lumière du monde » (Mt 5, 14). Pour cela, dit-il à l’aveugle, va te laver au mikvé de l’Envoyé.

En d’autres termes, en celui qui est l’Envoyé, Jésus, nous sommes aussi envoyés, comme lui, pour accomplir, certes à notre humble mesure, ce que prescrit celui qui a envoyé Jésus, qui nous envoie à notre tour : « comme le père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie », dira le Ressuscité à ses disciples (Jn 20, 21).

*

La question « Rabbi, qui a péché pour qu’il soit né aveugle, lui ou ses parents ? » renvoie à deux approches communes dans le judaïsme d’alors : l’idée est que nous provenons du monde divin — « en Adam », l'humain primordial, ou « avec Adam ». En Adam : est-ce ses parents qui ont péché ? Avec Adam, est-ce l’aveugle lui-même — avant de naître ?

Autrement dit, d’une façon ou d’une autre nous sommes, dans nos vies temporelles et blessées, comme en exil, en exil loin de Dieu, appelés à revenir : « nous venons de lui — et il nous appelle à lui ». Revenir à lui comme par une nouvelle création — « si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle création » (2 Co 5, 17) —, création comme reprise de celle de Genèse, avec la poussière du sol, cette glaise façonnée par la parole divine.

La salive divine de la bouche de celui qui parle la parole créatrice devenue chair en lui (cf. Jn 1, 14) fait à nouveau cette glaise avec laquelle il crée à nouveau — aujourd'hui l'organe de la lumière, la vue —, cela passant par le lavement au bassin de Siloé, l’Envoyé, pour devenir dans le souffle de l'Esprit. Le Ressuscité soufflera sur ses disciples : « recevez l'Esprit saint » (Jn 20, 22), comme à la première création. Nous voilà ainsi à notre tour envoyés avec l’aveugle — pour découvrir que notre exil en ce monde est appelé à être mission pour ce monde : « Car nous sommes son ouvrage, ayant été créés en Jésus-Christ pour de bonnes œuvres, que Dieu a préparées d’avance, afin que nous les pratiquions » (Ep 2, 10)‭.

Jésus vient en ce monde d'auprès du Père qui l’envoie pour accomplir une œuvre faite d'obéissance à son commandement, obéissance jusqu’à la mort, la mort de la croix. Nous devenons en lui des envoyés à notre tour pour accomplir à notre tour, même à notre faible mesure, ce que prescrit le Père, ses œuvres, tant qu’il fait jour — dans le temps bref qui nous est imparti. Ce qui peut être accompli quand il fait jour ne peut plus l’être lorsque la nuit de ce monde rend aveugles les yeux de notre esprit…

*

Bienheureux celles et ceux dont la relation avec Dieu est d’être guidés en aveugles par sa seule promesse, partant en aveugles vers sa « lumière inaccessible, que nul homme n’a vu ni ne peut voir » (1 Ti 6, 16). Bienheureux celles et ceux dont la promesse de Dieu a couvert les yeux de la boue de la création nouvelle, les plaçant sur le chemin de Siloé, le chemin de l'Envoyé de lumière, lumière du monde.

C'est là le jugement que porte Jésus dans le monde : que ceux qui voient deviennent aveugles, afin de voir, car il n'est pas de lumière suffisante dans nos sagesses, par lesquelles nous prétendons voir, fût-ce notre sagesse religieuse : Dieu ne les a-t-il pas frappées de folie (1 Co 1, 20) ?

Tel est le jugement : « que ceux qui ne voient pas voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles. » Alors apparaît le sens de notre présence en ce monde qui est aussi fait de douleurs incompréhensibles, comme d’être aveugle-né : nous sommes envoyés à notre tour, par l'Envoyé de lumière, lumière du monde (Jn 9, 5), pour que, tant que dure le jour, quelque chose de lui soit manifesté en nous, lumière du monde à notre tour (Mt 5, 14). Notre exil dans un monde de souffrance et de nuit devient mission, envoi. « pour que les œuvres de Dieu soient manifestées […]. Tant qu’il fait jour, il nous faut travailler aux œuvres de celui qui m’a envoyé, dit Jésus : la nuit vient où personne ne peut travailler. »


RP, Poitiers, 19/03/23
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(Textes du jour : 1 Samuel 16, 1-13 ; Psaume 23 ; Éphésiens 5, 8-14 ; Jean 9, 1-41)


dimanche 12 mars 2023

La Samaritaine — séduite par Dieu




Jean 4, 5-42
5 C’est ainsi qu’il parvint dans une ville de Samarie appelée Sychar, non loin de la terre donnée par Jacob à son fils Joseph,
6 là même où se trouve le puits de Jacob. Fatigué du chemin, Jésus était assis tout simplement au bord du puits. C’était environ la sixième heure.
7 Arrive une femme de Samarie pour puiser de l’eau. Jésus lui dit : « Donne-moi à boire. »
8 Ses disciples, en effet, étaient allés à la ville pour acheter de quoi manger.
9 Mais cette femme, cette Samaritaine, lui dit : « Comment ? Toi qui es Juif, tu me demandes à boire, à moi, une femme, une Samaritaine ? » Les Juifs, en effet, n'ont pas de relations avec les Samaritains.
10 Jésus lui répondit : « Si tu connaissais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : “Donne-moi à boire”, c’est toi qui aurais demandé et il t’aurait donné de l’eau vive. »
11 La femme lui dit : « Seigneur, tu n’as pas même un seau et le puits est profond ; d’où la tiens-tu donc, cette eau vive ?
12 Serais-tu plus grand, toi, que notre père Jacob qui nous a donné le puits et qui, lui-même, y a bu ainsi que ses fils et ses bêtes ? »
13 Jésus lui répondit : « Quiconque boit de cette eau-ci aura encore soif ;
14 mais celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; au contraire, l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source jaillissant en vie éternelle. »
15 La femme lui dit : « Seigneur, donne-moi cette eau pour que je n’aie plus soif et que je n’aie plus à venir puiser ici. »
16 Jésus lui dit : « Va, appelle ton mari et reviens ici. »
17 La femme lui répondit : « Je n’ai pas de mari. » Jésus lui dit : « Tu dis bien : “Je n’ai pas de mari” ;
18 tu en as eu cinq et l’homme que tu as maintenant n’est pas ton mari. En cela tu as dit vrai. »
19 – « Seigneur, lui dit la femme, je vois que tu es un prophète.
20 Nos pères ont adoré sur cette montagne et vous, vous affirmez qu’à Jérusalem se trouve le lieu où il faut adorer. »
21 Jésus lui dit : « Crois-moi, femme, l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père.
22 Vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs.
23 Mais l’heure vient, elle est là, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; tels sont, en effet, les adorateurs que cherche le Père.
24 Dieu est esprit et c’est pourquoi ceux qui l’adorent doivent adorer en esprit et en vérité. »
25 La femme lui dit : « Je sais qu’un Messie doit venir – celui qu’on appelle Christ. Lorsqu’il viendra, il nous annoncera toutes choses. »
26 Jésus lui dit : « Je le suis, moi qui te parle. »
27 Sur quoi les disciples arrivèrent. Ils s’étonnaient que Jésus parlât avec une femme ; cependant personne ne lui dit « Que cherches-tu ? » ou « Pourquoi lui parles-tu ? »
28 La femme alors, abandonnant sa cruche, s’en fut à la ville et dit aux gens :
29 « Venez donc voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait. Ne serait-il pas le Messie ? »
30 Ils sortirent de la ville et allèrent vers lui.
31 Entre-temps, les disciples le pressaient : « Rabbi, mange donc. »
32 Mais il leur dit : « J’ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas. »
33 Sur quoi les disciples se dirent entre eux : « Quelqu’un lui aurait-il donné à manger ? »
34 Jésus leur dit : « Ma nourriture, c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre.
35 Ne dites-vous pas vous-mêmes : “Encore quatre mois et viendra la moisson” ? Mais moi je vous dis : levez les yeux et regardez ; déjà les champs sont blancs pour la moisson !
36 Déjà le moissonneur reçoit son salaire et amasse du fruit pour la vie éternelle, si bien que celui qui sème et celui qui moissonne se réjouissent ensemble.
37 Car en ceci le proverbe est vrai, qui dit : “L’un sème, l’autre moissonne.”
38 Je vous ai envoyés moissonner ce qui ne vous a coûté aucune peine ; d’autres ont peiné et vous avez pénétré dans ce qui leur a coûté tant de peine. »
39 Beaucoup de Samaritains de cette ville avaient cru en lui à cause de la parole de la femme qui attestait : « Il m’a dit tout ce que j’ai fait. »
40 Aussi, lorsqu’ils furent arrivés près de lui, les Samaritains le prièrent de demeurer parmi eux. Et il y demeura deux jours.
41 Bien plus nombreux encore furent ceux qui crurent à cause de sa parole à lui ;
42 et ils disaient à la femme : « Ce n’est plus seulement à cause de tes dires que nous croyons ; nous l’avons entendu nous-mêmes et nous savons qu’il est vraiment le Sauveur du monde. »

*

Il est une dimension pour le moins étonnante de la relation entre Dieu et nous, révélée dans le Cantique des Cantiques : la dimension de la séduction, de la séduction réciproque !

C'est cela que pourrait nous dévoiler la rencontre de Jésus et de la femme samaritaine, comme une des expressions du Cantique, selon une lecture qu’il est difficile d’éviter si l'on tient compte des circonstances, pour le moins étranges, de cette conversation. Comme les disciples n'ont pas manqué de le remarquer (v. 27) — avec une gêne qui ne les quittera pas de tout le repas qui suivra l’épisode —, il est pour le moins incongru — à l'époque —, pour ne pas dire inconvenant, qu'un homme et une femme seuls tiennent conversation ensemble.

On a souvent remarqué ce côté bizarre de l'affaire, mais en en tirant peu ou pas conséquences quant au sens de cette rencontre. Jésus ne ferait qu'érafler légèrement les conventions. Mais, quand ce ne serait que cela, ça ne changerait rien au fait : il n'est pas indifférent, et pas sans ambiguïté, d'érafler ces conventions-là. D'autant moins indifférent que, loin de se détourner de celui qui a tout pour lui apparaître comme au moins “impoli”, la femme se prête au jeu !

Jeu dont elle sait le sens antique, et qui correspond à ce qui a tout d’une autre convention : dans la Bible, un dialogue au bord d'un puits a tout d'une entrée en matière à visée matrimoniale (cf. Gn 24, 14, à propos de Rébecca, la future épouse d'Isaac ; cf. Ex 2, 15-20, la rencontre de Moïse et de Séphora, sa future femme,…). Jeu qui va donc s’avérer être un jeu de séduction.

Tel est le décor de notre texte, Dieu s'y montrant comme dans un rapport de séduction avec nous. Car, il est peut-être question d'autre chose que d'un simple échange de bons services du genre : "je te demande de l'eau de puits pour t'offrir de l'eau de vie de l’Evangile en échange". Le dialogue qui nous est rapporté ici pourrait bien aller plus loin.

Dès l'abord, donc, on est dans l'étrange : dans le cadre culturel de la Méditerranée antique, Jésus s'adresse à une femme, seule (v. 7-8). Jésus a peut-être soif, mais il n'est pas complètement naïf : il s'agit d'une femme, seule ! Et à cela, les disciples achopperont (v. 27).

La Samaritaine n'est pas naïve non plus. Et voilà qu'elle lui répond ! Elle pourrait, ou devrait, l'ignorer, ou lui dire : "attention, je vais crier". Mais rien de tout cela, elle lui parle de leur appartenance ethno-religieuse différente (v. 9). En d'autres termes, elle lui dit : "mais dis donc, tu es Juif, moi Samaritaine ! Est-tu bien raisonnable ?" car, comme le texte le rappelle, il n'est pas habituel qu'il y ait des relations entre Juifs et Samaritains. Autrement dit, ce genre-là de contacts homme-femme ne débouche pas sur un mariage… La Samaritaine le sait ; mais la question qu'on ne peut alors que se poser en entendant cette question, c'est : et entre un homme et une femme, c'est habituel cette discussion ? Elle connaît, évidemment, la réponse à cette question, qu'elle ne pose pas, et pour cause : elle a choisi de poursuivre le dialogue. Autrement dit, l'audace de Jésus, loin de l'effrayer, semble ne pas lui déplaire. L'ambiance est à l'ambiguïté.

Et Jésus a perçu, sans doute dès l'abord, cette dimension, cette ouverture de cette femme à sa personne. Et, surprise, il poursuit, lui aussi sur la voie de l'ambiguïté. Il lui promet de l'eau vive (v. 10), parole à double sens, on l'a de tout temps remarqué, désignant l'Esprit. Double sens… voire triple, si l'on tient compte de ce qui ne peut pas ne pas entrer d'une façon ou d'une autre dans la compréhension de la Samaritaine. Car compte tenu de l'ambiance, il est un autre sens dont — Jésus le sait bien — elle ne peut que croire qu'il est sous-entendu : "avec moi, que de joie, que de nouveauté, autre chose que ta vie routinière" — proposition d’une aventure qui pourrait aller loin. Il n'est pas jusqu'à l'allusion au don de Dieu, qui ne soit porteuse d'ambiguïté : ça ne peut sonner aux oreilles de cette femme habituée à des relations instables avec les hommes que comme une promesse miraculeuse de bonheur fidèle. Langage à double, voire triple sens, on est décidément bien dans l'atmosphère d'un jeu de séduction.

Et la Samaritaine de poursuivre, insinuante (v. 11-12) : "Ho ho, tu es bien sûr de toi… D'où aurais-tu cette… 'eau vive' ?" Et de référer aux grands ancêtres Jacob et compagnie, et à leurs troupeaux. Ces grands ancêtres qui justement, rencontraient leur femme autour de ce puits, façon de dire : "j'ai bien perçu l'ambiguïté de ton propos".

Et Jésus d'en rajouter encore dans l'ambiguïté (v. 13-14) : "tu n'auras plus soif jusque dans la vie éternelle", ce que la Samaritaine ne peut qu'être tentée d'entendre : "avec moi, tu seras comblée pour toujours".

Alors, elle poursuit sur la voie de l'ironie (v. 15) : "donne-moi de cette eau." Sous-entendu : "comme tu y vas !"

Et là, Jésus, comme pour assurer ses arrières (v. 16) : "va chercher ton mari et reviens". Sous-entendu, pour la Samaritaine : il est encore temps de s'arrêter là, si tu n'es pas libre. Et la femme, fort intéressée, commet une… petite omission (v. 17) : "je n'ai pas de mari". En d'autres termes : "je suis toute à toi".

Et Jésus, qui est tout au long au fait du jeu auquel il participe — et sérieusement, mais à un tout autre niveau de séduction —, Jésus ayant bien saisi la psychologie de la femme (v. 17-18) : "tu as eu cinq maris… et celui que tu as là n'est pas ton mari", c’est-à-dire, au-delà du possible double sens (les cinq livres du Pentateuque samaritain) : "tu ne sais pas trop ce que tu veux en matière d'hommes : tu cherches le prince charmant ça et là".

La femme (v. 19) : "je vois que tu me saisis bien. Trop fin, tu dois être quelque prophète. Oui c'est vrai, je suis comme tu dis. Mais avec toi, j'ai le bon : c'est toi, le prince charmant". Et de faire allusion aux jolies histoires, comme celle de Ruth et Boaz (v. 20) : "je suis Samaritaine, tu es Juif, mais à toi de me dire quel est le vrai culte. Ton peuple sera mon peuple, ton Dieu sera mon Dieu (Ruth 1, 16), c’est-à-dire : je te suivrai partout, où tu iras j’irai, jusqu’à destination, enfin fidèle comme une ombre".

Et Jésus débouche alors sur le point culminant de la séduction (v. 21-24) : "ici, c'est Dieu qui te séduit, c'est Dieu que tu séduis, ce Dieu qui se fait connaître à Jérusalem : or, il n'y a ici plus que relation vraie, entre Dieu et son aimé, intime, en esprit et vérité, au-delà du rite où il se dit (v. 22). La brèche qui s'opère entre nous, est celle de la séduction entre Dieu et toi, entre toi et Dieu."

Et on découvre là le troisième niveau d'ambiguïté du dialogue de séduction auquel on vient d'assister. C'est celui auquel le vit Jésus, pris lui aussi dans la séduction, mais à un plan immédiatement sublimé. Pas question de mariage bien sûr, et à plus forte raison d’adultère.

Et dans sa fine aptitude à saisir les discours dédoublés, ébréchés par la séduction, la Samaritaine accède à ce plan sublimé, et glisse alors sa question sur le Messie (v. 25). Jésus dévoile alors qu'en lui se révèle le Dieu séduit et le Dieu qui séduit ; qu'il est un réel désir de Dieu pour son aimé, qu'à un plan sublimé, il y a ici réelle séduction réciproque. Une histoire de séduction avec ses différents niveaux. Ici le niveau habituel et son extension céleste !

Ce qui n’en trouble pas moins fortement les disciples (v. 27-34), durant tous les versets qui suivent. Ils ont, bien sûr, saisi l'ambiguïté ; et à demi-mot, laissent paraître le malaise causé par une question qu'ils n'ont pas osé poser à Jésus : "que faisais-tu avec cette femme ?"

Alors, Jésus en vient à cette question que les disciples n’ont pas osé poser — "quelqu'un lui aura apporté à manger" (v. 33) — (v. 32) : "J'ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas". Jésus répond ainsi (v. 34 sq) : il accomplit la volonté de Dieu. Volonté ambiguë comme un dialogue au bord d'un puits avec une femme : elle conduit chez ces suspects Samaritains, et elle y conduira les disciples (v. 38), à travers une histoire de séduction entre Dieu et un peuple qui s'est dite dans le dialogue de Jésus et de la femme de Samarie.

Moment de séduction entre Dieu et un peuple… Avec cette question : qu'en est-il de la relation de séduction entre Dieu et nous ? Si Dieu nous a séduits, qu'est-ce que son regard a saisi, opéré en nous ? Qu'est-ce qui l'a séduit en nous ? Rappelons-nous Jérémie (ch. 20) : tu m’as séduit, Seigneur ! Et nous l'avons perçu dans ce dialogue avec la la Samaritaine — c’est le Cantique des Cantiques qui s’est dessiné pour nous : “Je suis à mon bien-aimé et c'est moi qu'il désire” (Ct 7, 11).

Sachant qu’“il nous a aimés le premier” (1 Jn 4, 19).


RP, Poitiers, 12/03/23
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(Textes du jour : Exode 17, 3-7 ; Psaume 95 ; Romains 5, 1-8 ; Jean 4, 5-42)


dimanche 5 mars 2023

La transfiguration, la pleine observance et nos petits commencements




Matthieu 17, 1-9
1 Six jours après [leur avoir annoncé : “quelques-uns de ceux qui sont ici ne mourront point, qu’ils n’aient vu le Fils de l’homme venir dans son règne” (Mt 16, 28)], Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et les emmène à l’écart sur une haute montagne.
2 Il fut transfiguré devant eux : son visage resplendit comme le soleil, ses vêtements devinrent blancs comme la lumière.
3 Et voici que leur apparurent Moïse et Élie qui s’entretenaient avec lui.
4 Intervenant, Pierre dit à Jésus : "Seigneur, il est bon que nous soyons ici ; si tu le veux, je vais dresser ici trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, une pour Élie."
5 Comme il parlait encore, voici qu’une nuée lumineuse les recouvrit. Et voici que, de la nuée, une voix disait : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir. Écoutez-le !"
6 En entendant cela, les disciples tombèrent la face contre terre, saisis d’une grande crainte.
7 Jésus s’approcha, il les toucha et dit : "Relevez-vous! soyez sans crainte!"
8 Levant les yeux, ils ne virent plus que Jésus, lui seul.
9 Comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur donna cet ordre: "Ne dites mot à personne de ce qui s’est fait voir de vous, jusqu’à ce que le Fils de l’homme soit ressuscité des morts."
*

Qu'est-ce qui apparaît de Jésus dans sa transfiguration, ce moment où trois disciples reçoivent le privilège de voir lever un instant le secret de la gloire cachée de celui qui demeure dans l’éternité auprès du Père ? Qu'est-ce qui apparaît en regard de Moïse et Élie, figures de la Loi et des Prophètes ?

Qu'est-ce qui sous-tend ce secret qui ne sera pleinement levé pour la foi des croyants qu’au dimanche de Pâques ?

Souvenez-vous : Jésus affirmait en ce même Évangile selon Matthieu : « Ne pensez pas que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir » (Mt 5, 17) — ce qui ne veut pas dire « mettre un terme à », mais, littéralement « observer pleinement ».

Aujourd'hui, entouré de Moïse et d'Élie, la Loi et les Prophètes, c'est-à-dire la Bible, est dévoilé celui qui observe pleinement. L’Évangile de Jean, où l'on n'a pas de récit de la Transfiguration, étant en quelque sorte un récit de Transfiguration en soi, dit les choses ainsi : « les œuvres que le Père m’a donné d’accomplir, ces œuvres mêmes que je fais, témoignent de moi que c’est le Père qui m’a envoyé » (Jn 5, 36), ou encore : « Les œuvres que je fais au nom de mon Père rendent témoignage de moi » (Jn 10, 25). « Si je ne fais pas les œuvres de mon Père, ne me croyez pas. Mais si je les fais, quand même vous ne me croyez point, croyez à ces œuvres, afin que vous sachiez et reconnaissiez que le Père est en moi et que je suis dans le Père. » (Jn 10, 37-38)

C'est peut-être là le cœur du mystère du Christ, ce mystère dont nous parle son apparition dans la gloire : observer pleinement ce que son Père prescrit, pleine observance requise de nous aussi, qui nous voulons ses disciples : « qui croit en moi fera aussi les œuvres que je fais », et même, précise Jésus, « il en fera de plus grandes, parce que je m’en vais au Père » (Jn 14, 12). C'est bien de l'observance de l'enseignement biblique qu'il s'agit, de l'observance de la Loi et des Prophètes, pas de miracles (appelés signes dans l’Évangile de Jean, pas œuvres). Il s'agit de quelque chose qui en principe est à notre portée — « Ce commandement que je te prescris aujourd'hui n'est certainement point au-dessus de tes forces et hors de ta portée. Il n'est pas dans le ciel, pour que tu dises : Qui montera pour nous au ciel et nous l'ira chercher, qui nous le fera entendre, afin que nous le mettions en pratique ? » dit le Deutéronome (Dt 30, 11-12). Or un l'a mis en pratique, l'a observé pleinement. C'est ce dont témoignent la Loi et les Prophètes, Moïse et Élie. Et voilà que, malgré cela, nous observons chichement, mal et peu, ce qui nous est prescrit. C'est là le mystère du Christ : lui, homme comme nous, a observé pleinement. Cela pour nous, en nos petits commencements. Ainsi, « Écoutez-le ! » (v. 5.)

*

« Je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du temps » promettra le Ressuscité (Matthieu 28, 20), celui qui est allé au Père, celui qui dans sa transfiguration se montre aujourd'hui à ses disciples, avant même sa mort, comme le Ressuscité… Alors se réalisera ce que Pierre, Jean et Jacques ont perçu en un éclair, lors de la transfiguration de Jésus.

Message surprenant que ce dévoilement d’un instant dont ils bénéficient, et qui nous dit dès lors que l’humanité, que Jésus a assumée, est au-delà de nos capacités de compréhension et a fortiori de vision, car la transfiguration de Jésus homme nous parle aussi de la réalité cachée de chacune et chacun de nous, en nos petits commencements.

Impossible, dès lors que le dévoilement de la transfiguration a eu lieu, de penser — sous prétexte que Jésus a assumé une réelle humanité — que nous aurions prise sur lui, que son humanité serait à la mesure de nos conceptions.

Or ce dévoilement est là comme un don qui vaut pour chacune et chacun, dotés d’une valeur qui relève de l’infini, et que l’apparence ne fait que voiler. Combien de fois ne dénonçons-nous pas les erreurs des autres — nous aurions fait mieux ! —, manquant ainsi l'être réel et éternel de toutes et tous. Comme la maladresse apparente des disciples parlant de « tentes » ne fait que voiler derrière le même mot « tente » son sens éternel : « tabernacle ».

C’est ce qui sera dévoilé au dimanche de Pâques, pour un tout nouveau retentissement de la promesse du Royaume — « Je vous le dis en vérité, quelques-uns de ceux qui sont ici ne mourront point, qu’ils n’aient vu le Fils de l’homme venir dans son règne. » disait Jésus quelques jours avant sa transfiguration (Matthieu 16, 28).

Ainsi, désormais, « du moment que vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez ce qui est en haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu ; fondez vos pensées en haut, non sur la terre. Vous êtes morts, en effet, et votre vie est cachée avec le Christ, en Dieu. Quand le Christ, votre vie, paraîtra, alors vous aussi, vous paraîtrez avec lui en pleine gloire » (Colossiens 3, 1-4).

Lorsque au matin de Pâques, les femmes ont reçu ce signe : « le corps n’était pas là » ; le signe est chargé de cette promesse — qui retentit jusqu’à nous : « je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du temps ».

C’est, depuis la nuée du mont de la transfiguration, une percée de ce jour d’éternité qui nous est donnée dans l’expérience des disciples :

2 Pierre 1, 16-18 :
16 Nous vous avons fait connaître la venue puissante de notre Seigneur Jésus Christ, pour l'avoir vu de nos yeux dans tout son éclat.
17 Car il reçut de Dieu le Père honneur et gloire, quand la voix venue de la splendeur magnifique de Dieu lui dit : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu'il m'a plu de choisir. »

18 Et cette voix, nous-mêmes nous l'avons entendue venant du ciel quand nous étions avec lui sur la montagne sainte.


« Je vous le dis en vérité, quelques-uns de ceux qui sont ici ne mourront point, qu’ils n’aient vu le Fils de l’homme venir dans son règne. » (Matthieu 16, 28). Cette promesse donnée par Jésus une semaine avant sa transfiguration vaut à présent pour quiconque la reçoit de la foi au Ressuscité, présent avec nous jusqu’à la fin du temps.




Textes dy jour : Genèse 12.1-4 ; Psaume 33 ; 2 Timothée 1.8-10 ; Matthieu 17.1-9)


dimanche 19 février 2023

“Vous avez entendu qu'il a été dit…”




Matthieu 5, 38-48
38 Vous avez entendu qu'il a été dit : Œil pour œil, et dent pour dent.
39 Mais moi, je vous dis de ne pas vous opposer au mauvais. Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l'autre.
40 Si quelqu'un veut te faire un procès pour te prendre ta tunique, laisse-lui aussi ton vêtement.
41 Si quelqu'un te réquisitionne pour faire un mille, fais-en deux avec lui.
42 Donne à celui qui te demande, et ne te détourne pas de celui qui veut t'emprunter quelque chose.
43 Vous avez entendu qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi.
44 Mais moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent.
45 Alors vous serez fils de votre Père qui est dans les cieux, car il fait lever son soleil sur les mauvais et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes.
46 En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les collecteurs des taxes eux-mêmes n'en font-ils pas autant ?
47 Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Les nations mêmes n'en font-elles pas autant ?
48 Vous serez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait.

*

« Vous avez entendu qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. » — « Tu aimeras ton prochain » est une citation du Lévitique (19, 18) que nous avons entendu (texte du jour), parlant d’un prochain qu’il est toujours tentant de limiter à ses proches en considérant que le prochain n’est pas le lointain, entraînant l’interprétation erronée que certains font de plus ou moins bonne foi, interprétation erronée que Jésus résume ici ironiquement avec la formule « tu haïras ton ennemi. » Et voilà qu’on en est venu à ne plus percevoir l’ironie de Jésus et à croire que c’était l’enseignement de la Bible que Jésus viendrait corriger ! Non, il s'agit d’aimer pas seulement ceux qui nous aiment comme cela se fait dans toutes les nations ! Contre cela, c’est précisément à l'enseignement biblique — et on va voir à quel point — que Jésus nous ramène, contre une interprétation faussée, et dangereuse, qui débouche sur violence et guerres.

Violence et guerres — parlant de : la Bible, l'Histoire et nous… C’est le thème de nos études bibliques de cette année, nous conduisant à des moments de violence terrible au point d’ouvrir jusqu’à la question : est-ce une bonne chose que cette Création, celle de l’homme en particulier ? — l’homme dont Dieu s’est repenti de l’avoir créé (Gn 6, 6) ! Au plus aigu, l'atroce épisode relaté en Juges 19 que nous avons étudié ce mois-ci — je le résume : une femme, dont on ne sait pas le nom, violée à mort collectivement avant d’être démembrée. Ce récit ancien qui résonne tant avec notre actualité nous pose cruellement la question : cette Création valait-elle le coup ?

Il se trouve, hasard de l’actualité, qu’au temps de notre étude de ce texte, accompagnée par le travail exégétique de Patricia Sacilotto, avec nous pour sa préparation au ministère, d’autres candidats au ministère, américains ceux-là, viennent d’être confrontés au même texte, d'après un article que nous a communiqué Philippe Cousson… On y apprend que pour un examen exégétique proposé aux candidats à l'ordination dans l'Église presbytérienne des États-Unis, lesdits candidats étaient invités à analyser Juges 19. Ce choix de ce qui est l'équivalent de notre commission des ministères a conduit à de nombreuses critiques ainsi qu'à une demande d’excuses, dans une pétition formulée en ces termes : "Bien qu'il soit vital pour les pasteurs d'être capables d'interpréter, d'enseigner et de prêcher à partir des Écritures, les histoires qui présentent une violence extrême et une violence sexuelle causent du tort à la fois aux candidats et aux lecteurs".

Voilà qui dit bien l'embarras que peuvent causer des textes bibliques relatant des atrocités anciennes, mais que l'on pourrait pourtant aussi bien retrouver dans l’actualité (il suffit d'ouvrir un journal). Question : on cache, sous un voile pudique ? (ici la violence inouïe, horrible, contre une femme) ou on réfléchit ? Je ne suis pas venu abolir la Loi ou les Prophètes, vient de dire Jésus (v. 17). Or le livre des Juges est le 2e livre des Prophètes…

Il se trouve que le chapître 19 de Juges est suivi par le chapitre 20, relatant la suite : une guerre civile qui débouche sur le quasi-génocide de la tribu des violeurs assassins. Le découpage en morceaux de la femme violée à mort par des membres de la tribu de Benjamin a en effet été effectué par son conjoint, qui envoie un morceau à chacune des autres tribus, en guise de message : voilà ce qu’on a fait dans la tribu de Benjamin. L’horreur débouche alors sur une guerre civile vengeresse (vengeance que le récit de l’horreur nous donne à comprendre). Le déséquilibre du nombre, 11 contre 1, débouche sur une presque extermination de la tribu des coupables !

Voilà un exemple de texte qu’il s'agit surtout de ne pas négliger, même et surtout parce qu’il est choquant. Il nous permet de percevoir pourquoi Jésus tire de la Bible la leçon qu’il donne aujourd’hui : aimez vos ennemis, même les pires d’entre eux. Ils ont le visage de l’humanité. Primo Levi le disait de ses bourreaux d’Auschwitz : hélas, ils ne sont pas des monstres, ils sont de la même humanité que les autres, comme ceux de la tribu de Benjamin dans l’atroce épisode biblique de Juges 19. Ce n’est pas leur aspect horrible qu’il s'agit d'aimer, mais leur humanité défigurée sous l’horreur.

« Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. » De même qu’au temps des Juges, au jour où Jésus prononce ces paroles, le pays est colonisé ; par les Romains cette fois, qui ont alors tous les droits (discréditant tout droit). Il semble normal de plutôt les haïr, de vouloir se venger de toutes les exactions dont ils sont les auteurs. Rappelons quelques aspects de l'oppression romaine, que sous-entend notre texte. Par exemple, les Romains occupants pouvaient réquisitionner les populations pour telle ou telle tâche (ainsi les « mille pas » en question au v. 41). Pratique courante de la réquisition en temps de domination.

Les humiliations n'étaient pas rares, face auxquelles les dominés étaient impuissants (« si l’on te gifle »…) ; humiliations et spoliations, face auxquelles on n'avait de recours que devant l'ennemi lui-même, avec ses tribunaux, structurellement injustes pour les opprimés ! Et ça ne vaut pas que pour le cas de l’oppression romaine. Le monde n'a pas cessé d'être, pour les plus humbles, structurellement injuste. Le jour n'est pas venu où est réalisée la parole de la justice, de l'équité annoncée par Paul — « ni juif, ni grec ; ni esclave ni libre ; ni homme et femme » (Ga 3, 28), quand on est dans un monde injuste de domination suprémaciste et masculiniste ! Et dans un monde injuste, il risque fort d'être mal venu de se plaindre d'être spolié devant une justice aux mains de l'ennemi, qui n'a aucune raison d'être impartiale. Paul ne dira pas autre chose en mettant en garde contre ce qu'il appelle les plaidoiries devant les païens (1 Co 5).

Or, le texte biblique « œil pour œil, dent pour dent » concerne la juste rétribution requise, il concerne l'équité dont doit faire preuve un juge honnête. Il ne s'agit évidemment pas dans le « œil pour œil, dent pour dent » biblique d’arracher un œil. Pas question de vendetta, même restreinte ! Il s’agit de justice rétributive où la tradition juive a appris à lire une ouverture vers ce qui finira par mettre en question jusqu'à la peine de mort : un tribunal qui mettrait en œuvre une peine de mort tous les 70 ans serait criminel, dit le Talmud. « Œil pour œil, dent pour dent » ne concerne donc, a fortiori, pas la vengeance personnelle. Mais une juste justice.

Or, on est en un temps où la justice est forcément suspecte, parce que dominée par un ennemi considérablement plus puissant. La sagesse consiste alors au minimum à faire le gros dos ; et pour les plus sages, qui ne veulent pas ajouter l'amertume à leur domination, à se confier en Dieu, seul juste juge, plutôt que de cultiver le ressentiment.

Mieux : vivre déjà le Royaume, en anticipation. Le Royaume : il s'agit de ces jours où il n'y a plus d'ennemis, mais des prochains — plus « ni juif, ni grec ; ni esclave ni libre ; ni homme et femme ». Savoir déjà découvrir dans les mesquineries des oppresseurs des signes de leur immense faiblesse, des signes de leur insécurité chronique, de leur besoin de réconfort ! Savoir par là les désarmer par une force intérieure qu'ils ne soupçonnent même pas, mais qui finit toujours par se concrétiser : c'est de la sorte que le Royaume espéré commence à se déployer, que les choses commencent à changer.

C'est ainsi que Jésus invite à redécouvrir le sens des préceptes de la Torah. Des préceptes qui ainsi redécouverts, sont la Loi du Royaume, qu'il s'agit de vivre dès à présent !

Fait écho à Jésus la parole de l'Apôtre Paul citant le livre des Proverbes : « ne vous vengez pas vous-mêmes, mais laissez agir la colère ». La victoire qui s'annonce, victoire sur tous les oppresseurs, n'est pas le fruit du ressentiment et du désir de vengeance. Elle est le produit de la promesse de Dieu, Dieu juste à qui il s'agit de remettre l'exercice de la vengeance. Il s'agit de se décharger sur lui de tout ressentiment qui ne pourrait que nous ronger.

Quant à la réalisation de la promesse, elle advient par la mise en pratique, dès aujourd'hui, de la Loi du Royaume.

*

Il ne reste que cette possibilité. « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait », dit Jésus, évoquant le Lévitique (ch. 19, v. 2) : « vous serez saints car je suis saint, dit le Seigneur » (texte du jour, même chapître que celui sur l’amour du prochain). La « perfection » en question ne consiste pas en un état tel qu'il nous arracherait à notre humanité et à ses faiblesses, mais en une visée sérieusement poursuivie, qui se traduit en l'imitation, dans le cadre de nos limitations, de Dieu faisant pleuvoir, ou se lever le soleil, sur tous, « sur les justes et sur les injustes. »

C'est élever à la dignité de frère et de sœur du Christ que d'imiter Dieu en imitant le Christ se faisant le prochain du blessé du bord du chemin — blessé jusqu’en son sens oblitéré de la justice, comme le Romain oppresseur, qui se croit témoin de l’ordre et de la paix : « Pax romana », clame-t-il en pratiquant l’injustice, en blessé de la justice.

*

Car, Jésus ne l'ignore pas — il en mourra —, l’injustice demeure en ce monde jusqu’au jour de son Règne…

Avec une question terrible : en attendant, où est Dieu dans ce monde injuste et violent ? Où est-il en attendant que son Règne vienne ?

On connaît la remarque d’Elie Wiesel à Auschwitz : il est avec cet adolescent pendu par les nazis… Écho au serviteur souffrant du livre d’Ésaïe et, pour les chrétiens, à sa présence dans le Crucifié ; et — peut-être est-ce le message silencieux de Juges 19 —, ce Dieu dont on ne saurait prononcer le Nom au-dessus de tout nom est dans la souffrance de la femme anonyme… Dieu rachetant en pleurant, en s’identifiant à elle, ce monde dont il a jugé que sa possibilité était préférable aux ténèbres du non-être. Ce monde de douleur appelé encore aujourd’hui à une vie par laquelle un seul instant de lumière est chargé de la possibilité d’un Oui quand même…




(Textes du jour : Lévitique 19, 1-2 & 17-18 ; Psaume 103 ; 1 Co 3, 16-23 ; Matthieu 5, 38-48)


dimanche 12 février 2023

Observer pleinement



© Talika Photography (détail)

Matthieu 5, 17-37
17 « N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir.
18 Car, en vérité je vous le déclare, avant que ne passent le ciel et la terre, pas un i, pas un point sur l’i ne passera de la loi, que tout ne soit arrivé.
19 Dès lors celui qui transgressera un seul de ces plus petits commandements et enseignera aux hommes à faire de même sera déclaré le plus petit dans le Royaume des cieux ; au contraire, celui qui les mettra en pratique et les enseignera, celui-là sera déclaré grand dans le Royaume des cieux.
20 Car je vous le dis : si votre justice ne surpasse pas celle des [meilleurs, à savoir] scribes et pharisiens, non, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux.
21 « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne commettras pas de meurtre ; celui qui commettra un meurtre en répondra au tribunal.
22 Et moi, je vous le dis : quiconque se met en colère contre son frère en répondra au tribunal ; celui qui dira à son frère : "Raqa", "Vaurien", sera passible du Sanhédrin ; celui qui dira : “Fou” sera passible de la géhenne de feu.
23 Quand donc tu vas présenter ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi,
24 laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; viens alors présenter ton offrande.
25 Mets-toi vite d’accord avec ton adversaire, tant que tu es encore en chemin avec lui, de peur que cet adversaire ne te livre au juge, le juge au gendarme, et que tu ne sois jeté en prison.
26 En vérité, je te le déclare : tu n’en sortiras pas tant que tu n’auras pas payé jusqu’au dernier centime.
27 « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère.
28 Et moi, je vous dis : quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà, dans son cœur, commis l’adultère avec elle.
29 « Si ton œil droit entraîne ta chute, arrache-le et jette-le loin de toi : car il est préférable pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne.
30 Et si ta main droite entraîne ta chute, coupe-la et jette-la loin de toi : car il est préférable pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps tout entier ne s’en aille pas dans la géhenne.
31 « D’autre part il a été dit : Si quelqu’un répudie sa femme, qu’il lui remette un certificat de répudiation [à savoir de renvoi – qui n’est pas le divorce moderne].
32 Et moi, je vous dis : quiconque renvoie sa femme – sauf en cas d’union illégale [à savoir si elle est déjà adultère] – la pousse à l’adultère ; et [donc] si quelqu’un épouse une femme ainsi renvoyée, il est [de facto, lui aussi] adultère.
33 « Vous avez encore appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne te parjureras pas, mais tu t’acquitteras envers le Seigneur de tes serments.
34 Et moi, je vous dis de ne pas jurer du tout : ni par le ciel car c’est le trône de Dieu,
35 ni par la terre car c’est l’escabeau de ses pieds, ni par Jérusalem car c’est la Ville du grand Roi.
36 Ne jure pas non plus par ta tête, car tu ne peux en rendre un seul cheveu blanc ou noir.
37 Quand vous parlez, dites “Oui” ou “Non” : tout le reste vient du Malin.

*

« N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais accomplir » — ce qui ne veut pas dire « mettre un terme à », mais, littéralement « observer pleinement ».

Ce propos de Jésus doit être reçu comme une clef d'interprétation de son comportement, de son rapport aux commandements — « qui violera l'un de ces plus petits commandements et qui enseignera aux gens à faire de même sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux ». Il est une façon de lire les Évangiles qui revient à faire de Jésus lui-même un de ces plus petits dans le royaume. Un seul exemple, parlant de ce qui pourrait être considéré comme étant des plus petits commandements : lors de la controverse sur le rite du lavement de mains, en Marc 7, on tient trop souvent à ce que Jésus ait aboli la distinction entre nourritures pures et impures. Et on confond, jusque dans plusieurs traductions, Jésus et les latrines, lesquelles, dit-il, « purifient tout ». Les latrines, pas lui ! qui déclarerait tout pur, discréditant ainsi son autorité — là où il ne dit rien d'autre que ce qui est au fond un classique : les rites alimentaires et les rites de purification sont légitimes mais ils ne sont pas une fin en soi, ils sont signe de la nécessité de la pureté intérieure.

Je cite le maître du judaïsme Moïse Maïmonide (XIIe s.), qui ne dit pas autre chose : « La pureté des habits et du corps en se lavant et en enlevant la sueur et la saleté constitue aussi une des raisons de la loi, mais si c’est lié avec la pureté des actes, et avec un cœur libéré des principes inférieurs et des mauvaises habitudes. Il serait extrêmement mal pour quelqu’un de s’efforcer de laver son apparence extérieure en se lavant et en nettoyant ses vêtements tout en étant voluptueux et sans retenue dans les aliments et la luxure… Ils paraissent propres à l’extérieur mais leurs cœurs se soumettent à leurs désirs et à la jouissance corporelle, et ceci est contraire à l’Esprit de la Torah. Car l’objectif principal de la Torah est [d’enseigner à l’homme] de diminuer ses désirs, et de laver son apparence extérieure après qu’il a purifié son cœur. Ceux qui lavent leurs corps et nettoient leurs vêtements tandis qu’ils restent sales de leurs mauvaises actions et [de leurs mauvais] principes, sont décrits par Shlomo (Salomon) comme : "une génération pure à ses propres yeux et qui n’est pas lavée de son ordure une génération,… que ses yeux sont hautains, et ses paupières élevées !" (Proverbes 20, 12-13) » (Maïmonide, Guide des égarés, XXXIII).

Observer pleinement. L'exigence de Jésus est radicale. Les scribes et les pharisiens étaient d'une rigueur morale exemplaire. Et Jésus souligne pour ses disciples, pour nous, que c'est encore insuffisant. C'est à une visée de perfection qu'il ouvre (cf. v. 48), ce qui nous réduit tous à une profonde humilité : nous ne sommes évidemment pas plus à la hauteur que ces exemples de fidélité que sont les scribes et les pharisiens. Nous n'avons de recours, comme eux, que la grâce, ce qui ne rend pas l'exigence de Jésus facultative !

Car si Jésus s’annonce comme celui par qui vient le Règne de Dieu dans l’observance de la Loi jusqu’en son cœur, il ne saurait en abolir le principe, sans lequel il n’y a pas de Règne de Dieu. « Que ton Règne vienne », i. e. « que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». Ta volonté, à savoir l'observance de tes préceptes. Sans cette observance, pas de Règne de Dieu, ou « des cieux », selon la façon que l’on a alors, et que Jésus ne remet pas en question, d’employer des figures de style pour ne pas prononcer à tout bout de champ le Nom qui est au-dessus de tout nom — pour ne pas, selon les termes de la Torah, prononcer ce Nom en vain.

Laissez donc au-dessus de toute représentation le Nom qui est au dessus de tout nom, ne l’utilisant pas vainement, rappelle Jésus, même pas pour jurer — jurer ni par son Nom, ni même par le ciel, ce mot qu’on emploie pour désigner celui qui est au-dessus de tout nom — ni même par la terre, devenant comme son marchepied, ni encore par Jérusalem, ville de son Envoyé royal. Plutôt que jurer, c'est-à-dire d'instrumentaliser le nom de Dieu, soyez seulement d’être vrais et sincères, « oui » ou « non ».

En tout cela, c’est bien de la question de notre libération dans l’instauration du Royaume qu’il s’agit, et de la réception de la Loi comme Évangile. Y a-t-il libération plus entière que dans une prise au sérieux radicale de la Loi ? Jésus a parlé de la convoitise concernant l’adultère — pouvant aller, dit-il, jusqu’à briser ce que Dieu a uni. Et qu'on n'aille pas dire : "je n'ai jamais fait cela, j'ai toujours été monogame". Ah bon ? jamais regardé quiconque avec convoitise ? Or qu’est-ce que la convoitise sinon un esclavage perpétuel ? Et qu’en est-il du désir de meurtre, ou de vengeance, ou du besoin permanent de se justifier et de contourner la vérité d’une parole droite ? Ni abolition ni antithèse dans le « moi je vous dis ». Jésus nous ramène au cœur véritable de la libération. Écouter, et entendre la Parole de Dieu.

« Je suis le Seigneur, ton Dieu, qui t'ai libéré de l'esclavage ». L’Évangile est toujours un ordre qui libère, un ordre qui ne libère que si on le met en pratique. Sa parole, celle de la Torah, ne libère que si on la prend au sérieux, si on y obéit, si on la prend radicalement au sérieux. Elle est un ordre qui met en marche… Si on ne se laisse pas envahir par la colère et la rumination du meurtre, si on se s’abandonne pas à la convoitise de ce qui ne nous est pas donné, au désir de vengeance, ou à de toujours fausses imageries sur Dieu.

Cette loi ne sera pas abolie, c’est toujours la même, même si certains aspects comme mœurs politiques ou rites et cérémonies, que Jésus, fils d'Israël, observait, peuvent varier d’un peuple à un autre ; ou d’un temps à un autre : ainsi après la destruction du Temple, les aspects du rite qui y sont liés deviennent inapplicables. Ils seront réorganisés de façons diverses. C’est l’origine de la séparation de deux rites, le rite talmudique et le rite chrétien. Mais la Loi, elle, en son cœur, n’est nullement abolie. Elle est la fin de l’esclavage, la norme de la liberté : la Loi est ainsi l’Évangile de notre libération.

Mais allons plus loin : là où il s’avère qu’accomplir la Loi ne l’abolit pas ! Contrairement à la tentation commune qui revient à considérer que Jésus ayant accompli, i. e. observé pleinement la Loi, jusqu’en son cœur, il n’y aurait plus depuis à l’observer ! — introduisant de la sorte subrepticement l’idée d’abolition de fait sous le terme d’accomplissement.

Certes, on l’a dit, certains aspects, comme les rites et cérémonies, varient selon les lieux, les époques et les circonstances. Ainsi, on ne pratique pas aujourd’hui de sacrifices d’animaux dans le Temple de Jérusalem — de toute façon détruit. A fortiori, laisse là ton offrande pour vivre ce qu'elle signifie en termes de réconciliation avec autrui. Cela vaut pour tout précepte en son aspect cérémoniel — lié à des temps, des lieux, des traditions. Par exemple, dans le christianisme ou les traditions qui en sont issues, les façons chrétiennes de comprendre et de célébrer la sainte Cène ou comprendre et d’administrer le baptême sont variables.

Variable aussi l’organisation de la vie de la cité, selon les temps et les lieux. Par exemple, les régimes politiques et les formes de gouvernements varient selon les époques et les pays. Autre exemple, les sanctions de justice : quelle sanction pour telle faute, mettons aujourd’hui les abus sexuels ? Sanctionnés dans l’Antiquité d’une façon qui n’est pas la nôtre, il n’est pas question pour autant d’en abolir interdiction et sanction.

Autant d'aspects, cérémonies, organisation de la justice et de la cité toujours à l’ordre du jour, mais variables dans leur application selon les lieux et les temps.

Mais l’aspect moral, comme norme idéale, comme visée de perfection que Jésus rappelle avec force dans ce texte, n’est pas sujet aux variations culturelles. L’aspect moral peut être considéré comme se déployant en vertus. Accomplir la Loi, comme Jésus le fait, n’est donc pas l’abolir par la petite porte. Accomplir, c’est tout simplement observer, observer pleinement, jusqu’au cœur ; à la lettre, jusqu’en la plus petite lettre : la Loi demeure tant que dure le monde, étant en son cœur la bonne nouvelle, l'Évangile de notre libération — selon la première parole du Décalogue : « Je suis le Seigneur, ton Dieu, qui t’ai libéré de l’esclavage », de tout esclavage, jusqu’à l’esclavage du péché et de la mort ! Choisi donc la vie, nous enjoint le texte du Deutéronome proposé aussi aujourd’hui.

Deutéronome 30, 15-20
15 Vois, j'ai placé aujourd'hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur.
16 Ce que je t'ordonne aujourd'hui, c'est d'aimer le Seigneur, ton Dieu, de suivre ses voies et d'observer ses commandements, ses prescriptions et ses règles, afin que tu vives et que tu fructifies, et que le Seigneur, ton Dieu, te bénisse […].
17 Mais si ton cœur se détourne, si tu n'écoutes pas et si tu te laisses entraîner à te prosterner devant des idoles et à les servir,
18 je vous le dis aujourd'hui, vous disparaîtrez […].
19 J'en prends aujourd'hui à témoin contre vous le ciel et la terre : j'ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie, afin que tu vives, toi et les tiens,
20 en aimant le Seigneur, ton Dieu, en l'écoutant et en t'attachant à lui : c'est lui qui est ta vie, la longueur de tes jours […].


RP, Poitiers, 12/02/23
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(Textes du jour : Deutéronome 30, 15-20 ; Psaume 119, 1-32 ; 1 Co 2, 6-10 ; Matthieu 5, 17-37)


dimanche 29 janvier 2023

Les Béatitudes. Dans la reconnaissance du don de Dieu




Matthieu 5, 1-12
1 À la vue des foules, Jésus monta dans la montagne.
Il s’assit, et ses disciples s’approchèrent de lui.
2 Et, prenant la parole, il les enseignait :
3 « Heureux les pauvres de cœur car le Royaume des cieux est à eux.
4 Heureux les doux car ils auront la terre en partage.
5 Heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés.
6 Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice car ils seront rassasiés.
7 Heureux les miséricordieux car il leur sera fait miséricorde.
8 Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu.
9 Heureux ceux qui font œuvre de paix car ils seront appelés fils de Dieu.
10 Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice car le Royaume des cieux est à eux.
11 Heureux êtes-vous lorsque l’on vous insulte, que l’on vous persécute et que l’on dit faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi.
12 Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ; c’est ainsi en effet qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés.
 »

*

Les Béatitudes introduisent dans l’Évangile de Matthieu le Sermon sur Montagne (ch. 5-7), où Jésus nous livre sa lecture de la Bible, désignée sous l'expression la Loi et les Prophètes, nous rappelant : « Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes. Je suis venu non pour abolir, mais pour observer pleinement » (Mt 5, 17) — cette Loi qui se résume au commandement d'amour pour Dieu (Dt 6, 4-5) qui se traduit comme amour du prochain (Lv 19-18 / 1 Jn 4, 20).

La Loi se trouve ainsi au cœur du Nouveau Testament, Loi qui est la même que celle de la Bible hébraïque ; et par ailleurs l’Évangile, comme bonne nouvelle de la libération, se trouve aussi dans la Bible hébraïque. Sous un certain angle l’Évangile est la Loi elle-même, loi de liberté et de grâce. Jésus annonce le Règne de Dieu, ou « des cieux » — selon le respect de la Torah qui enseigne de ne pas prononcer le Nom en vain.

Des Béatitudes à l'appel à bâtir sur le roc de l'enseignement reçu des Écritures, dont « pas un trait de lettre ne passera » (Mt 5, 18), Jésus nous conduit au cœur du message de libération et de grâce qui retentit comme parole d’Éternité que le temps ne saurait éroder : « le ciel et la terre passeront, la Parole de Dieu subsiste au-delà du temps » (cf. Mt 24, 35 ; És 40, 8).

« Heureux », le mot des Béatitudes reprend le premier mot des Psaumes (premier livre de la troisième partie de la Bible après la Loi et les Prophètes), Psaumes dans le judaïsme comme la relecture priante de la Torah et dont le Notre Père, que l'on trouve au cœur du Sermon sur la montagne, est un résumé, — le premier mot des Psaumes, au Psaume 1, « heureux », parle du bonheur de vivre de la Loi, la Torah :
1 Heureux
[…]
2 qui se plaît à la loi du Seigneur
et la médite jour et nuit !
3 Il est comme un arbre planté près des ruisseaux :
il donne du fruit en sa saison
et son feuillage ne se flétrit pas ;
il réussit tout ce qu’il fait.

Il s'agit bien là d'observance de la Loi, précisément dans sa racine intérieure, quand plus rien de ce qu'elle promet ne se voit. Alors, le bonheur — selon ce sens du mot béatitude — est comme l’ouverture cachée derrière nos échecs et nos défaites ; en écho à la parole du prophète Zacharie (ch. 4, v. 6) : « ce n’est ni par la puissance ni par la force, mais c’est par mon esprit, dit l’Éternel ». La puissance et la force échouent toujours à faire advenir le Règne de Dieu comme règne du bonheur : il ne vient pas par la puissance des pouvoirs et des conquêtes, dont l'échec ne se compense pas non plus par la force désespérée (qui glisse à la terreur !). Cela est au cœur des Béatitudes. « Heureux ceux qui font œuvre de paix car ils seront appelés fils de Dieu. » — « Heureux les doux car ils auront la terre en partage. » Le bonheur comme face cachée de nos impasses lorsqu’elles sont reconnues. Cela à l’encontre de l'apparence… qui fascine. 

Alors, selon les quelques versets qui suivent les Béatitudes, nous pouvons devenir sel de la terre, qui lui donne du goût et la préserve de se corrompre ; et lumière du monde, qui rayonne depuis l'être intérieur de qui y scelle l'enseignement de la Parole de vie.

Nous voilà, en d’autres termes, appelés à la douceur, non à la contrainte ("heureux les doux car ils auront la terre en partage") ; et appelés à la profondeur intérieure, non à la superficialité. Refuser les copies superficielles de la vie, qui voudraient que le bonheur ne soit nulle part ailleurs que dans ce qui impressionne, la force comme l’aisance matérielle avec son rassasiement, les réjouissances (mais "heureux ceux qui pleurent"), la considération que nous porte autrui (mais "heureux êtes-vous lorsque l’on vous insulte"). Jésus enseigne que le bonheur est à peu près le contraire. Tout ce qui impressionne n'est que clinquant et qui s'y fie rate le bonheur. Ce n’est pas qu'il faille souhaiter la pauvreté, la faim, le deuil, et d'être rejeté et haï !… Mais c’est pourtant pas loin de là que demeure, de façon cachée, la source du bonheur (v. 11-12)…

Où la richesse devient masque de malheur ("Heureux ceux qui ont un esprit de pauvreté"), où les fêtes dans les jours sombres sont une façon d’engloutir dans le bruit le manque et la soif de vérité. Où elles deviennent comme des cris étouffés de détresse secrète, cris de la faim de lumière, de présence, de justice ("heureux ceux qui ont faim et soif de la justice"). Où elles ne sont plus que signes éclatants de solitude, comme des masques carnavalesques de larmes près de jaillir… Et le désir d'être bien vu une lâcheté paralysant au fond des cœurs les paroles et les gestes de vérité, cette envie qui tenaille d'être enfin vrais ! Face à cela est cet étrange bonheur que proclame Jésus ! Un bonheur au-delà des apparences qui est de vivre dans l'intériorité l’enseignement biblique — au mépris de la violence, qui relève aussi de la vanité.

Ce faisant, si on est très proche des Psaumes, comme le Psaume 1, on l'a vu, on est très proche aussi de l'Ecclésiaste, qui conclut son discours par « crains Dieu et observe ses commandements, c'est là tout l'homme » (Ecc 12, 13), le cœur des commandements consistant à aimer autrui, en se mettant à sa place. Quant à l'Ecclésiaste, dont on retrouve bien des accents dans le Sermon sur la montagne, il nous permet de ne pas recevoir le bonheur des Béatitudes comme un bonheur d'arrière-monde qui serait le lot futur de ceux qui décideraient de ne pas vivre dans le temps ! Au contraire, "heureux les cœurs purs car ils verront Dieu" — dans le miroir même de la vie, la récompense donnée étant de vivre dans la présence de Dieu. Aujourd'hui, dit le Deutéronome, choisis la vie !

Ainsi, Ecclésiaste 5, 18-20 :
18 Voici ce que j’ai vu : c’est une chose bonne et belle de manger et de boire, et de jouir du bien-être au milieu de tout le travail qu’on fait sous le soleil, pendant le nombre des jours de vie que Dieu a donnés ; c’est là ta part.
19 Mais, si Dieu a donné à quelqu’un des richesses et des biens, s’il l’a rendu maître d’en manger, d’en prendre sa part, et de se réjouir au milieu de son travail, c’est là un don de Dieu.
20 […] parce que Dieu répand la joie dans son cœur.

Chez l'Ecclésiaste, ce qui permet en tout temps la perception de ce bonheur est la conscience du don de Dieu.

Ecclésiaste 6, 2 : « Il y a tel à qui Dieu a donné des richesses, des biens, et de la gloire, et qui ne manque pour son âme de rien de ce qu’il désire, mais que Dieu ne laisse pas maître d’en jouir, car c’est un autre qui en jouira. C’est là une vanité et un mal grave. »

Face à cette vanité, qui reste vanité quoiqu'il en soit, s'offre la conscience reconnaissante du don de Dieu. Là est la racine du bonheur, bref, les Béatitudes…

*

« Crains Dieu et observe ses commandements, c'est là tout l'homme ».

Cela vaut pour tout commandement en son aspect cérémoniel — aussi bien que comme règle morale.

L’aspect cérémoniel parle du sens du culte : dessiner la dimension verticale de nos vies, la dimension de la relation avec Dieu, qui occupe fortement les quatre premières paroles du Décalogue. Car la dimension verticale de nos vies se dessine pour nous via des rites et des cérémonies, que ces rites soient chrétiens, juifs, ou autres : musulmans, hindous, etc. Il se trouve que pour Jésus, ce sont des rites juifs, ceux de la Torah. C’est aussi le cas dans le Nouveau Testament pour le rituel chrétien qui en est issu. Notre culte s’ancre sur celui d’Israël que pratiquait Jésus. Sous cet angle, l’observance de la Loi de Moïse pour les chrétiens est le fait d’Israël : l’observance juive vivante. Le christianisme des nations sans ce vis-à-vis serait tout simplement bancal. Cela nous conduit à réaliser la nature relationnelle du christianisme.

Quant à l’aspect moral, comme norme idéale, comme visée de perfection — au-delà du Décalogue, il se résume à la deuxième partie du « double commandement » d’aimer le Seigneur et son prochain ; i.e. « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'il te fasse (Hillel) / fais à autrui ce que tu voudrais qu'il te fasse (Jésus) » — ("Heureux les miséricordieux") ; cet aspect de la Loi n’est pas sujet aux variations culturelles, même si son application s’adapte aux circonstances. Il concerne donc toutes et tous, au-delà du temps de l'Israël biblique.

En son cœur, contre l'ambiance de mort qui empuantit notre actualité, on retrouve le « tu choisiras la vie » du Deutéronome, se déployant en injonctions comme « lève-toi et marche », commandement adressé par Pierre au paralytique dans les Actes des Apôtres ; ou, en Jean 11 : « sors de ta tombe », commandement adressé par Jésus à Lazare, autant d’applications du fameux « va pour toi » (lekh lekha) commandement adressé dans la Genèse à Abraham — et donc « tu choisiras la vie », l’injonction libératrice que donne le Deutéronome. Heureux celui, celle, qui entre ainsi dans la vie du Royaume des cieux, ancré au plus intime de l'être intérieur.


RP, Poitiers, 29/01/23
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(Textes du jour : Sophonie 2.3 & 3.11-13 ; Psaume 125 ; 1 Corinthiens 1.26-31 ; Matthieu 5.1-12) <br /><br /><br>

dimanche 22 janvier 2023

Pêcheurs d'hommes




Matthieu 4, 12-23
12 Ayant appris que Jean avait été livré, Jésus se retira en Galilée.
13 Puis, abandonnant Nazara, il vint habiter à Capharnaüm, au bord de la mer, dans les territoires de Zabulon et de Nephtali,
14 pour que s’accomplisse ce qu’avait dit le prophète Ésaïe :
15 Terre de Zabulon, terre de Nephtali,
route de la mer,
pays au-delà du Jourdain,
Galilée des Nations !
16 Le peuple qui se trouvait dans les ténèbres
a vu une grande lumière ;
pour ceux qui se trouvaient dans le sombre pays de la mort,
une lumière s’est levée.
17 À partir de ce moment, Jésus commença à proclamer : « Convertissez-vous : le Règne des cieux s’est approché. »
18 Comme il marchait le long de la mer de Galilée, il vit deux frères, Simon appelé Pierre et André, son frère, en train de jeter le filet dans la mer : c’étaient des pêcheurs.
19 Il leur dit : « Venez à ma suite et je vous ferai pêcheurs d’hommes. »
20 Laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent.
21 Avançant encore, il vit deux autres frères : Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère, dans leur barque, avec Zébédée leur père, en train d’arranger leurs filets. Il les appela.
22 Laissant aussitôt leur barque et leur père, ils le suivirent.
23 Puis, parcourant toute la Galilée, il enseignait dans leurs synagogues, proclamait la Bonne Nouvelle du Règne et guérissait toute maladie et toute infirmité parmi le peuple.

*

« Pêcheurs d'hommes » — un jeu de mots pour ces pêcheurs de poissons. Un jeu de mot qui dit peut-être beaucoup. Les poissons, on les retire de la mer où ils ne se noient pas ! En repêcher les hommes, si on prend l'image en son sens strict, c'est les sauver de la noyade… Et si c'était bien là la vocation de disciples ?

Voilà des petits artisans de la pêche dont on apprend qu'ils « laissèrent les filets et suivirent Jésus ». Est-ce que la pêche n'est plus ce qu'elle était ? Est-ce que les entreprises des frères Pierre et André et celle des Zébédée & Co battent de l'aile ? — Que voulez-vous, c'est la crise ! De toute façon la pêche est un travail difficile, et qui rapporte peu. Alors après tout pourquoi ne pas tenter autre chose, et en ces temps sombres — et pourquoi pas au service de Jésus ? Après tout, vu les difficultés des temps, on n'a rien à perdre. Là au moins, pas de chômage. Et si on ne gagne peut-être pas des cents et des mille, qu'est-ce qu'on rigole !

C'est sans compter sans la radicalité de la rupture entre leur vie quotidienne et la vocation chrétienne ! Radicalité qui nous concerne aussi et sans laquelle il n'y a pas de vraie relation avec le Christ vivant. Pierre et André, Jacques et Jean, sont en train de pêcher. Ils exercent leur activité habituelle. C'est leur gagne-pain. « Suivez-moi, dit Jésus, et je vous ferai pêcheurs d'hommes ». À travers ce jeu de mot est introduite une rupture après laquelle plus rien ne sera comme avant : aussitôt, laissant filets et barques, « ils le suivirent ».

*

Nous sommes en Galilée, cette Galilée dont le Ressuscité dira à la fin de ce même évangile de Matthieu qu'il y précède les disciples. Si le ministère de Jésus est inauguré de façon officielle en Judée, par son baptême auprès de Jean, le véritable départ a lieu en Galilée. Et Matthieu y insiste de façon suffisante, à l'appui d'Ésaïe, pour que ce ne soit pas indifférent. La Galilée est réputée être une terre à la foi douteuse aux yeux des Judéens, qui ont le Temple, le centre religieux, la bonne doctrine, etc.

En ces temps de prière pour l’unité, il n’est pas dépourvu de sens de considérer cela. Chacun d’entre nous considère volontiers être de la bonne façon de croire et de vivre la foi, réputant volontiers les autres d’être dans une sorte de semi-pénombre spirituelle.

Eh bien, comme Jésus a surpris en recrutant ses disciples dans le camp douteux, celui de la Galilée des païens, plongée dans la nuit, selon Ésaïe, comme les poissons au fond de son lac, lui, Jésus, qui est toujours le même, est toujours en passe de nous surprendre en portant un regard plus favorable qu’on ne le voudrait sur ceux qui nous paraissent à nous un peu douteux, ou héritiers d’un passé douteux. Jésus est devenu l’un d’eux, Galiléen. Dieu est toujours en situation de faire toutes choses nouvelles.

Des textes comme celui d’aujourd’hui, qui insistent tant sur l’importance de la Galilée, terre juive elle aussi, comme la Judée, font qu’il faut voir dans ces tensions au cœur des Évangiles, aussi des tensions régionales, voire quelque peu régionalistes, concernant des revendications de primauté d’un lieu sur l’autre, d’une pratique religieuse sur l’autre, etc. Trois tendances régionales se font concurrence alors, celle de la Judée, celle de la Galilée, celle de la Samarie. La mieux vue, parce que celle de la capitale, avec son Temple superbe, est celle de la Judée, qui a donné son nom finalement à tous les autres, au point qu’à l’étranger, hors d’Israël, on appelle tout le monde des Juifs — nom, au sens strict et originel, des habitants de la Judée — distinguant mal entre les Judéens et les Galiléens, voire autres Samaritains.

Or, comme l’Évangile s’est largement répandu hors des frontières d’Israël, on en est venu à prendre des querelles régionales internes pour une opposition de Jésus contre les juifs en général, même d'hors de la Judée. Et puisque le courant pharisien était si important dans les tendances religieuses juives, on est est venu à confondre le tout : Jésus considéré contre tous ceux-là, les chrétiens feront de même. Ça en serait presque à se demander si Jésus était juif lui-même ! Ce méli-mélo s’estompe si on perçoit bien les tensions régionales internes, non pas entre juifs et chrétiens, qui n’existent pas encore, mais — sans compter les Samaritains — entre Judéens et Galiléens.

Et voilà que Jésus offre à ces Galiléens à moitié dans la nuit — à l'appui de la citation que fait Matthieu d'Ésaïe « le peuple qui marche dans les ténèbres » — la primeur de son message : c’est comme si demain, les choses importantes cessaient de se passer à Paris, alors qu’à l’étranger, on a parfois l’habitude de confondre la capitale avec la France en général. Voilà qui aurait un petit parfum de querelles régionalistes. Et pour le dire d’une autre façon, en termes plus religieux, il est opportun de penser à cela en ces temps de prière pour l’unité : Dieu peut toujours nous surprendre en appelant les Galiléens avant nous…

Peuple probablement en outre complexé face à ceux qui sont en vue, peuple de Galilée que Jésus prend en affection, n’ignorant pas que dans les temps de crise, il se retournera éventuellement contre lui — cela à l'appui de complexes d'infériorité, et en mal de soulagement des ressentiments qui en naissent.

Jésus n’en comprend pas moins leurs difficultés, apportant autant que possible ce qu’ainsi ils n’auront pas besoin d’aller chercher ailleurs. « Tu brises aujourd'hui le joug de l'oppression qui pèse sur ton peuple, la barre qui écrase ses épaules, le bâton dont on le frappe » (És 9, 3). Ce faisant Jésus court le risque qui fait que cela se retournera contre lui. Son message n’est pas dans les illusions auxquelles on succombe si facilement. Son message, lumière éblouissante, est chargé d’une croix : la vie qu'offre Jésus n’est pas cette auberge espagnole où chacun amène tous ses désirs et les voit enfin comblés.

*

Les ténèbres de la Galilée d'Ésaïe rappelées lors de la vocation des disciples valent pour quiconque est appelé par Dieu. C'est au cœur de notre Galilée, de nos ténèbres, que Jésus nous précède — aveuglés face à sa lumière éblouissante, aussi. Luther le dit ainsi : « Dieu m’a poussé de l’avant comme une mule à qui l’on aurait bandé les yeux […]. C’est ainsi que j’ai été poussé en dépit de moi au ministère d’enseignement et de prédication ; mais si j’avais su ce que je sais maintenant [l’opposition que cela me vaut], c’est à peine si dix chevaux auraient pu m’y pousser. C’est ainsi que se plaignent aussi Moïse et Jérémie d’avoir été trompés. » (Propos de table, cité par Volz dans son Commentaire, p. 208.)

Luther évoque Jérémie, qui s'épanche devant Dieu en disant : « Tu m'as séduit, Seigneur, Et je me suis laissé séduire ; tu m'as saisi et tu as vaincu. Et je suis chaque jour en dérision, tout le monde se moque de moi. » (Jér 20 v. 7.)

On imagine combien Pierre, André, Jacques, qui aujourd’hui quittent leur barque, tous trois morts martyrs, peuvent faire leurs de telles paroles à la fin de leur vie.

En fait, la paix, la vraie paix qu’amène Jésus est une paix que le monde ne connaît pas, un bien-être qui n’est pas forcément celui de voir tout réussir à tous les plans. Une joie qui est celle de savoir que l’on a répondu à l’appel de la vérité. C’est là le bonheur, le salaire nouveau des disciples qui abandonnent tout pour lui, pas comme on abandonne tout pour un « gourou ». Aucune illusion : demain ne sera pas facile. C'est aussi cela être disciple. Demain, il faudra encore manger à la sueur de son front, mais une route est commencée, qui mène, via la croix, à la vraie vie, au Royaume, qui s’accomplira dans la Résurrection.

Cela via la croix, où, dit le Psaume 69 relu comme annonçant la croix, on est plongé dans des eaux qui « viennent jusqu'à la gorge » (v. 2). Vocation de disciples appelés à être pêcheurs d'hommes, en annonçant celui qui les a rejoints, qui nous a rejoints jusqu'au fond des abîmes où nous aurions été engloutis… Il n'est pas d'émergence dans la lumière de la résurrection, d'émergence à la vie qui ne soit repêchage depuis l'abîme de la croix.

Ce qu’écrira bien plus tard un grand témoin de Jésus du Moyen Âge, Thomas A Kempis, dans son livre L’imitation de Jésus-Christ en ces termes : « Jésus trouve beaucoup de personnes désirant son royaume céleste, mais peu partageant sa croix ; beaucoup souhaitant ses consolations, mais peu aimant ses douleurs. Beaucoup de compagnons de sa table, mais peu de son abstinence. Tous désirent se réjouir avec lui, mais peu veulent souffrir quelque chose pour lui. Beaucoup suivent Jésus jusqu’à la fraction du pain, mais peu jusqu’à boire la coupe de sa passion. Beaucoup admirent ses miracles, mais peu recherchent l’ignominie de sa croix. Beaucoup admirent Jésus tant que l’adversité n’arrive pas…
« Ceux qui aiment Jésus pour lui-même […] le bénissent en toute épreuve et dans l’angoisse du cœur comme dans la plus grande joie. Et ne voulût-il jamais les consoler, ils le loueraient néanmoins toujours et toujours lui rendraient grâces.
« Donne-moi, Seigneur, de savoir ce que je dois savoir, d’aimer ce que je dois aimer, d’estimer ce qui est précieux devant toi et de blâmer ce qui est vil à tes yeux. Ne me laisse pas juger d’après les dehors que l’œil aperçoit, ni prononcer sur le rapport des hommes peu sensés ; mais fais-moi discerner avec justesse les choses sensibles et les choses spirituelles, et chercher surtout et toujours ton bon plaisir »
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(Textes du jour : Ésaïe 8, 23-9, 4 ; Psaume 27 ; 1 Corinthiens 1, 10-17 ; Matthieu 4, 12-23)


dimanche 15 janvier 2023

S'effacer...




Jean 1, 29-34
29 Le lendemain, il voit Jésus qui vient vers lui et il dit : "Voici l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde.
30 C’est de lui que j’ai dit: Après moi vient un homme qui m’a devancé, parce que, avant moi, il était.
31 Moi-même, je ne le connaissais pas, mais c’est en vue de sa manifestation à Israël que je suis venu baptiser dans l’eau."
32 Et Jean porta son témoignage en disant : "J’ai vu l’Esprit, tel une colombe, descendre du ciel et demeurer sur lui.
33 Et je ne le connaissais pas, mais celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau, c’est lui qui m’a dit : Celui sur lequel tu verras l’Esprit descendre et demeurer sur lui, c’est lui qui baptise dans l’Esprit Saint.
34 Et moi j’ai vu et j’atteste qu’il est, lui, le Fils de Dieu."

*

(Textes du jour : Ésaïe 49, 3-6 ; Psaume 40 ; 1 Co 1, 1-3 ; Jean 1, 29-34)

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Du temps de l'Avent au baptême de Jésus, la figure de Jean le Baptiste est dans les Évangiles celle d'un homme qui s'efface, qui se met en retrait devant celui qui l'a précédé, celui qui est plus grand que lui, celui qui donne un autre sens à son baptême…

Voici qu’aujourd'hui il se présente devant Jean. C'est celui dont il affirme : « C’est de lui que j’ai dit : Après moi vient un homme qui m’a devancé, parce que, avant moi, il était. » (v. 30). C'est le rôle de Jean : témoigner d’un plus grand que lui. Un témoin. Comme un témoin planté dans le sable du désert apparaît avant la lumière, avant qu’on ne perçoive la source de la lumière, mais la lumière l’a précédé. Il n’apparaît qu’en contraste à une lumière qui le déborde infiniment, et qu’on ne voit pas en elle-même parce qu’elle éblouit. Le témoin renvoie à elle. Mais sans lumière, il ne serait jamais apparu. Invisible dans les ténèbres. « Il vient après moi, mais il était avant moi », dit Jean de Jésus.

Là est toute la mission et la prédication du prophète : s’abaisser, être simple ombre, pour faire apparaître la lumière. Qui s’abaisse jusqu’à jouer son vrai rôle d’ombre-témoin est signe du Christ ; mais qui s’élève, s’exalte et se prétend lumineux, brillant, exalte sa piété, son savoir, sa beauté, sa richesse, ses titres — autant de pâles loupiotes en regard de la lumière de celui qui est lumière — qui s'élève cherche donc nécessairement à vivre dans les ténèbres pour mettre en relief cela, qui ne se voit pas dans la lumière : si une faible loupiote doit briller, il lui faut du sombre, il ne faut pas qu’elle soit allumée en plein jour…

Jean a choisi : s’effacer ; plus que briller, être l’ombre, pour vivre dans la lumière, être l’ombre de la lumière, l’ombre qui dévoile la lumière.

Si la prédication de Jean et son baptême sont l’ombre de la lumière, à combien plus forte raison nos paroles et nos gestes à nous. C’est le baptême spirituel, administré de façon invisible, Esprit soufflé par le Christ, qui sauve — et point les bains et autres ablutions que seules peuvent administrer les hommes. Comme le dit Jean de lui-même, nous n’avons de pouvoir que celui de répandre de l’eau, pas de communiquer l’Esprit. Ainsi, ce ne sont point nos paroles et nos gestes symboliques, aussi pertinents seraient-ils, qui sont vérité — mais c’est la Parole éternelle seule, créatrice de l’univers, cette Parole devenue chair, Jésus, qui peut sauver.

C’est ainsi qu’à présent le témoin Jean, le Baptiste, nous présente Jésus comme l’homme de l’humilité, « l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde », réminiscence de l’humilité du serviteur du Livre d’Ésaïe en cette section du Livre d’Ésaïe que nous appelons « Chants du Serviteur ». Un Serviteur que le Baptiste et les témoins du Nouveau Testament reconnaissent en Jésus, désigné à présent comme « l'Agneau de Dieu ».

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« Agneau de Dieu ». À cette formule, à l’époque, se superposent des correspondances, essentiellement liées à la Pâque. Cette simple formule de Jean, « l'Agneau de Dieu » signifie alors beaucoup de choses. La signification première étant l’agneau de la fête de la Pâque, l'agneau que l’on mange en famille en se souvenant que sa mort a évité au peuple la mort que subissaient les gens de Pharaon.

Jésus à son tour rappellera l’utilisation de cette parole lors de la commémoration de son dernier repas. À l’instar de l’agneau, il fait don de soi, solidaire de tous les autres. C'est en s'identifiant au peuple pécheur, que Jésus apparaît comme « agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » — qui donc délivre de la mort comme lors de l'Exode. Où l’on retrouve le Serviteur du Livre d'Ésaïe.

C'est comme un être faible (És 49, 4) au sein d'un peuple opprimé, affaibli, sans force, que le Serviteur du livre d'Ésaïe reçoit de la faveur de Dieu, qui est sa force (v. 5), l'investiture qui en fait son porte-parole jusqu'aux extrémités de la Terre (És 49, 5-6). Un agneau… C'est ce Serviteur-là dont Ésaïe 42 nous disait qu'il n'élève pas la voix, qu'il ne brise pas le roseau blessé, figure qui annonce le ministère de Jésus. Au-delà d’Ésaïe se dessine donc bien l’Agneau de l’Exode auquel Ésaïe renvoie ; ainsi, par-delà l’Exode, qu’à Isaac, le fils d’Abraham au moment de sa ligature demandant : où est l'agneau ? Autant de figures de faiblesse, d’humilité.

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… Tout comme l'humilité de Jésus nous rejoint jusqu'à la douleur de sa mort : il nous rejoint jusqu'aux sinuosités de nos égarements, par quoi il nous garantit que rien ne peut nous séparer de l'amour de Dieu (Romains 8, 38-39), pas même nos propres tortuosités. Il « enlève le péché du monde ».

On est bien alors dans une relecture d'Ésaïe 53 : « il enlève le péché du monde ». Ésaïe 53 : un homme est mis en cause, persécuté, exécuté… Quel délit présumé ? Qu’est-ce qui a mené à la situation qui voit le Serviteur du livre d’Ésaïe subir la violence persécutrice ? Ésaïe l’ignore ! Aucun acte d’accusation, pas de procès verbal. La cause, le prétexte de la mise à mort du Serviteur n’ont manifestement pas d’importance ici ! C’est un prétexte, précisément !

De même qui est ce Serviteur souffrant ?… Il y a eu de nombreux débats pour savoir de qui il s’agit, sans que l'on parvienne à trancher… Voilà un texte apparemment difficilement compréhensible : sauf à le prendre comme parole — poétique — dévoilant autre chose. Au-delà de l’enracinement historique, que le texte ne donne pas, ce qui est dévoilé là est un phénomène humain, universellement humain…

On connaît la lecture que René Girard a faite du phénomène universel du sacrifice, et la particularité de la reprise de ce phénomène dans la tradition biblique : toute querelle est le dévoilement d’une imitation les uns des autres dans la convoitise de ce qui est jugé désirable : tous désirent la même chose et cela finit invariablement en conflit. Entre temps, l’objet de la querelle initiale a été oublié, tandis que les rivalités se sont propagées. Le conflit s’est généralisé en « guerre de tous contre tous » — « crise mimétique » dit René Girard.

Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir ? Ici, les hommes ont trouvé « l'idée » d'un « bouc émissaire » (le terme réfère à l'animal expulsé au désert chargé symboliquement des péchés du peuple selon Lévitique 16) : au paroxysme de la crise, du conflit de tous contre tous se produit éventuellement un « mécanisme victimaire », mécanisme salvateur : le conflit généralisé se transforme en un tous contre un (ou une minorité), qui n'a d'ailleurs même pas de rapport avec le problème de départ !

L’élimination de la victime éteint le désir de violence qui pouvait animer chacun juste avant que celle-ci ne meure. Le groupe — « nous » (v. 2-6) — retrouve alors son calme via « le châtiment qui nous donne la paix » (És 53, v. 5). Cela « nous » concerne (le nombre de « nous » dans les versets 2 à 6). La victime apparaît alors comme fondement de la crise et comme auteur de la paix retrouvée — par une sorte de « plus jamais ça ».

La caractéristique de la Bible est de révéler que la victime est innocente, ce qu’ignorent les mythes des autres traditions. On est au cœur d’Ésaïe 53 : le persécuté est innocent (v. 6). On comprend dès lors pourquoi les chrétiens ont vu là la figure du Christ, qui n’a sans doute pas manqué de méditer lui-même la profonde leçon d’Ésaïe 53 : la violence est vaincue quand la victime ne joue pas le jeu. « Agneau de Dieu », qui comme tel, « enlève le péché du monde », en le dévoilant comme péché : accuser et condamner l'innocent !

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L' « Agneau de Dieu », innocent, nous a rejoints, devant Jean « baptisant en vue de la repentance », jusqu'à nos repentirs et jusqu'à nos prières. Il nous rejoint jusqu'à nos prières avec tout ce qu'elles peuvent avoir de tortueux, mesquin ou commerçant ; ou au mieux ce qu'elles peuvent avoir de marqué par ce que nous sommes. Le Christ n'a-t-il pas fait siens les Psaumes d'hommes chargés de faiblesses, de désirs de vengeance et d'auto-justifications ? Et c'est pour cela que nous louons Dieu avec les Psaumes, ces Psaumes qui nous ressemblent.

Jésus nous rejoint dans les faiblesses qui sont les nôtres, et élève par sa mort, dans les eaux de cet autre baptême, qui « lui viennent jusqu'à la gorge » (Ps 69, 2), ces prières de nos faiblesses jusqu'à la gloire de la filiation éternelle. Il nous rejoint, aux pieds du Baptiste, jusque dans nos repentirs, accomplissant toute justice. Et moi j’ai vu et j’atteste qu’il est, lui, le Fils de Dieu, peut dire le Baptiste.

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Jean, le plus grand des prophètes, en dira Jésus, a su la grandeur du Royaume de Dieu qui se manifeste devant lui en Jésus. La grâce précédant l'univers, devançant les prophètes, qui se présente aujourd'hui, en Jésus Christ — « il était avant moi » —, est plus grande que nos désespoirs. C'est là ce que voient ces premiers disciples que nous présente l'Évangile de Jean : ils voient où Jésus demeure (Jean 1, 39). Dès avant que le monde fût, il demeure dans le sein du Père, d'où il répand la grâce et la vérité.

C’est tout le sens de ce propos étrange : « Un homme qui m’a devancé, parce que, avant moi, il était. Moi-même, je ne le connaissais pas ». Jean s'efface devant un homme qui vient d’auprès de Dieu en qui il demeure dans toute l’éternité, et qui de la gloire éternelle, s'efface en venant nous rejoindre au cœur de nos réalités, même les plus désespérantes.

C'est là l'Agneau de Dieu, le Serviteur humilié, qui ainsi, enlève le péché du monde.


RP, Poitiers, 15/01/23
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