dimanche 29 septembre 2019

Le combat de la foi, un projet d’Église




Amos 6, 1-7 ; Psaume 146 ; 1 Timothée 6, 11-16 ; Luc 16, 19-31

1 Timothée 6, 11-16
11 Pour toi, homme de Dieu, fuis ces choses [nous allons voir lesquelles]. Recherche la justice, la piété, la foi, l’amour, la persévérance, la douceur.
12 Combats le beau combat de la foi, conquiers la vie éternelle à laquelle tu as été appelé, comme tu l’as reconnu dans une belle profession de foi en présence de nombreux témoins.
13 Je t’ordonne en présence de Dieu qui donne vie à toutes choses, et en présence du Christ Jésus qui a rendu témoignage devant Ponce Pilate dans une belle profession de foi :
14 Garde le commandement en demeurant sans tache et sans reproche, jusqu’à la manifestation de notre Seigneur Jésus Christ,
15 que fera paraître aux temps fixés le bienheureux et unique Souverain,
le Roi des rois et Seigneur des seigneurs,
16 le seul qui possède l’immortalité,
qui habite une lumière inaccessible,
que nul homme n’a vu ni ne peut voir.
À lui gloire et puissance éternelle. Amen.

*

« Toi, homme de Dieu, fuis ces choses »… Fuis quelles choses ? Cf. le verset qui précède, v. 10 : « L’amour de l’argent est racine de tous les maux. Pour s’y être livrés, certains se sont égarés loin de la foi et se sont transpercé l’âme de tourments multiples. Pour toi, homme de Dieu, fuis ces choses… »

Mamon, argent devenu idole, argent aimé, adoré. Pas de besoin de s’appesantir pour voir la vérité de cet enseignement : amour de l’argent racine de tous les maux. Ravageant aujourd’hui jusqu’à la Création. Cela correspond au thème du catéchisme et de l’école de biblique de cette année, en lien avec une préoccupation plus générale, et notamment dans notre Église : l’écologie (cf. Rouen) en vue de la sauvegarde de la Création. Il est clair que l’argent devenu idole, Mamon selon le nom de cette idole, l’argent aimé, est en train de corrompre et de dévorer le monde.

De quelle façon en ai-je ma part ? En étant transformé en un simple consommateur… Avec comme question, non pas : qu’est-ce que je peux apporter au monde ? mais : qu’est-ce que le monde peut m’apporter ? Quel profit ? Question par laquelle l’idole Mamon tient le monde.

Question intenable en Église ; on l’a vu dans l’enseignement de Jésus la semaine dernière : « nul ne peut servir Dieu et Mamon ». C’est cette question, que pose l’idole, Mamon, l’argent comme puissance spirituelle, qui est en train de ravager le monde en transformant chacun en consommateur ou profiteur se demandant : qu’est-ce que je peux recevoir ? Que ce soient des biens matériels ou spirituels (Mamon est une idole, une réalité spirituelle)… « Pour toi, homme de Dieu, femme de Dieu, fuis ces choses »…

La question à se poser pour être utile au monde en commençant par l’être à l’Église – cette espèce de laboratoire pour le monde espéré, est la question inverse : qu’est-ce que je peux apporter ? « Recherche », dit notre texte… (non pas les biens à consommer pour ton plus grand profit, des services matériels ou spirituels, mais) « la justice, la piété, la foi, l’amour, la persévérance, la douceur ».

*

Quant à notre thème « projet d’Église », on a déjà une indication sur ce que l’Église ne doit pas être : ne pas être une Église ou tous ne veulent être que consommateurs, être servis plutôt que servir !

L’épître poursuit, en donnant des indications sur ce que l’Église est appelée à être, ce qu’est appelé à être l’homme, la femme de foi. À savoir être sur ce qui fonde l’Église : la foi (v. 12), la foi en celui qui fonde la foi. – v. 13 : la foi du Christ. Foi ancrée dans l’éternité, par laquelle l’Église, dans le monde, n’est pas pour autant du monde ; mais est ancrée par la foi du Christ dans l’éternité – v. 16 : « À lui gloire et puissance éternelle ». Foi qui fonde un combat qui se concrétise comme commandement (v. 14). « Combats le beau combat de la foi » (v. 12) et « garde le commandement » (v. 14).

De part et d’autre de ces deux pôles, foi confessée et commandement, se déploient « la justice, la piété, la foi, l’amour, la persévérance, la douceur ». Foi et amour (c’est là le commandement) au centre, et de part et d’autre, justice et piété, d’un côté, et persévérance et douceur de l’autre. Justice car le monde conçu par l’idole argent est injuste, et seule la piété adressée à la source de tout bien – « Dieu qui donne vie à toutes choses » –, plutôt qu’à l’idole-argent racine de tous les maux, peut ouvrir sur un autre monde, où la foi donne le prochain à aimer comme plus précieux que l’idole ; et cela dans un combat spirituel persévérant dans la douceur, qui seule peut vaincre la violence promue par l’idole détruisant le monde.

*

La promesse de nouveaux cieux et d’une nouvelle terre, annoncés pour un temps fixé (v. 15), récuse les théories climato-sceptiques, trop à la mode, comme relevant de l’idole Mamon – en tant qu’elles préfèrent à la responsabilité du témoignage de la foi les bénéfices consuméristes, qui consument en premier lieu la terre pour un profit qui ne relève de rien d’autre que de l’amour de l’argent qui a égaré plusieurs, dit l’épître.

Ceux qui succombent ainsi à l’idole (tout en accusant d’idolâtrie de la nature ceux qui pratiquent tout simplement la vigilance !), succombent de la sorte au mépris des enseignements bibliques sur notre responsabilité, tombant sous la mise en garde de 2 Pierre 3, 3-13 :
3 […] dans les derniers jours viendront des sceptiques moqueurs menés par leurs passions personnelles
4 qui diront : « Où en est la promesse de son avènement ? Car depuis que les pères sont morts, tout demeure dans le même état qu’au début de la création. »
5 En prétendant cela, ils oublient qu’il existait, il y a très longtemps, des cieux et une terre tirant origine de l’eau et gardant cohésion par l’eau, grâce à la Parole de Dieu.
6 Par les mêmes causes, le monde d’alors périt submergé par l’eau.
7 Quant aux cieux et à la terre actuels, la même Parole les tient en réserve pour le feu, les garde pour le jour […]
12 […] où les cieux enflammés se dissoudront et où les éléments embrasés se fondront !
13 Nous attendons selon sa promesse des cieux nouveaux et une terre nouvelle où la justice habite.
Cf. Ésaie 65, 17-25.

Pour toi, avertit l’épître à Timothée, « conquiers la vie éternelle à laquelle tu as été appelé » (v. 12), et qui demeure jusqu’au jour promis dans une lumière inaccessible – « Dieu habite une lumière inaccessible que nul homme n’a vu ni ne peut voir. » (1 Ti 6, 16) – lumière pourtant donnée comme Parole révélée dont nous sommes témoins, qui nous enjoint dès aujourd’hui à mener le combat spirituel ancré dans cette espérance – avec la prière du Seigneur : « que ton règne vienne »… « car c’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire dans tous les siècles ». Écho dans notre épître : « À lui gloire et puissance éternelle. Amen. »


RP, Poitiers, 29/09/19


dimanche 22 septembre 2019

Dieu et Mamon




Amos 8, 4-7 ; Psaume 113 ; 1 Timothée 2, 1-8 ; Luc 16: 1-13

Luc 16, 1-13
1 Jésus dit à ses disciples :
"Un homme riche avait un gérant qui fut accusé devant lui de dilapider ses biens.
2 Il le fit appeler et lui dit : Qu'est-ce que j'entends dire de toi ? Rends les comptes de ta gestion, car désormais tu ne pourras plus gérer mes affaires.
3 Le gérant se dit alors en lui-même : Que vais-je faire, puisque mon maître me retire la gérance ? Bêcher ? Je n'en ai pas la force. Mendier ? J'en ai honte.
4 Je sais ce que je vais faire pour qu'une fois écarté de la gérance, il y ait des gens qui m'accueillent chez eux.
5 Il fit venir alors un par un les débiteurs de son maître et il dit au premier : Combien dois-tu à mon maître ?
6 Celui-ci répondit : Cent jarres d'huile. Le gérant lui dit : Voici ton reçu, vite, assieds-toi et écris cinquante.
7 Il dit ensuite à un autre : Et toi, combien dois-tu ? Celui-ci répondit : Cent sacs de blé. Le gérant lui dit : Voici ton reçu et écris quatre-vingts.
8 Et le maître fit l'éloge du gérant trompeur, parce qu'il avait agi avec habileté. En effet, ceux qui appartiennent à ce monde sont plus habiles vis-à-vis de leurs semblables que ceux qui appartiennent à la lumière.
9 "Eh bien ! moi, je vous dis : faites-vous des amis avec le Mamon trompeur pour qu'une fois celui-ci disparu, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles.
10 "Celui qui est digne de confiance pour une toute petite affaire est digne de confiance aussi pour une grande ; et celui qui est trompeur pour une toute petite affaire est trompeur aussi pour une grande.
11 Si donc vous n'avez pas été dignes de confiance pour le Mamon trompeur, qui vous confiera le bien véritable ?
12 Et si vous n'avez pas été dignes de confiance pour ce qui vous est étranger, qui vous donnera ce qui est à vous ?
13 "Aucun domestique ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon."

*

Voilà une parabole difficile à comprendre, non ? Gruger son maître une dernière fois avant de se faire virer, après l'avoir grugé au point de se faire virer ! Et voilà que le maître félicite son mauvais gérant : « bravo, tu as été malin de dilapider mes biens une dernière fois » ! C'est à n'y rien comprendre ! Un monde de corruption, un gérant corrompu, des pratiques qui semblent ne pas déranger Jésus !… Puisque c'est tout de même lui qui présente en cette parabole comme un conseil ce curieux avis du maître félicitant son gérant…

*

Reprenons donc la parabole : remarquons d'abord une différence entre les deux façons de mal gérer l'argent du maître. L'économe (c'est le mot, qui a donné économie, qui est dans le texte), a tout d'abord, avant de se faire prendre et d'être renvoyé, dilapidé l'argent de son maître, qui n'est pas sien. C'est la cause de son renvoi. Puis dès lors qu'il sait qu'il va se retrouver au chômage, il dilapide, à nouveau, l'argent de son maître, mais cette fois, c'est au bénéfice des débiteurs de son maître, s'en faisant dès lors des « amis ». Il se prépare un avenir auprès d'eux.

Différence importante qui nous dit, la suite l'indique, le peu de valeur de l'argent pour Jésus : pas de problème à le dilapider… en l'occurrence pour autrui.

Peu de valeur de l'argent en soi : cela apparaît dans le choix du terme, qui n'est pas perceptible dans plusieurs de nos traductions. Le mot choisi par Jésus est Mamon, c'est-à-dire l'argent comme idole, avec comme racine du mot Mamon : ce qui dure. L'idée est que l'argent nous garantirait l'avenir, qu'il durerait. Et là il est déjà une idole, diabolique. Il a pris la place de Dieu. Dieu seul est éternel. C'est pourquoi l’Épître de Jacques dit que l'or rouille. Tout le monde sait que ce n'est pas le cas, au plan matériel. Quant à sa réalité spirituelle, si, il rouille : seul Dieu est éternel. Vouloir se garantir un avenir par l’argent est un leurre (c'est devenu particulièrement évident à l'heure des fluctuations boursières et de l'argent virtuel). C'est pourquoi on ne peut servir Dieu et Mamon. Un seul est éternel. S'imaginer que l'or ne rouille pas, au regard de l'éternité, est une idolâtrie, diabolique : Mamon est une figure du diable : argent trompeur, en dit Jésus, trompeur comme le diable. Mamon de l'injustice, dans notre texte.

Si l'on a compris cela, on est en mesure de sortir de l'idolâtrie, et de mettre l'argent à sa juste place : provisoire. C'est bien ce qu'a fait le gérant habile, et c'est de cela que le maître le félicite. Le gérant use de l'argent pour ce qu'il est : il ne sert à rien, au regard de l'éternité : il n'est qu'un moyen provisoire, et c'est bien comme cela que le gérant en a usé après avoir appris son prochain renvoi. Pour ce qu'il est : bien provisoire, trompeur, injuste. Le remettant ainsi à sa place, il s'est montré digne de confiance au regard des choses éternelles. En ce sens-là digne de confiance en des petites choses, de peu de valeur, il va se voir confier de grandes choses, éternelles elles, contrairement au Mamon trompeur, voué à rouiller comme l’or rouillera.

*

À ce point, on peut passer à un autre niveau. Laisser Mamon pour Dieu. L'immoralité apparente de la leçon nous a mis la puce à l'oreille : Jésus n'est pas en train de donner des leçons de morale d'entreprise. « L'homme riche », dans les paraboles, désigne à plusieurs reprises Dieu. Les intendants, les gérants, eux, sont les gens de religion, d'Église, ceux ayant un ministère quel qu'il soit ; bref, nous tous ici, qui avons entendu son appel.

Or qu'est-ce qu'un gérant de Dieu a à gérer ? Qu'est que le Maître lui a confié ? On le sait : sa grâce. Nous sommes gérants de la grâce. Le gérant dilapide ce que son maître lui a confié : la parole de sa grâce. Il est curieux que Jésus, voulant parler des pharisiens, scribes, ou exégètes, apôtres et pasteurs, ne donne d'image que celle d'un gérant qui dilapide les biens de son maître, qui plonge dans la caisse, s'y sert abondamment, et contracte envers son maître des dettes que comme gérant il ne pourra jamais payer, ce qui le conduira donc à son renvoi ; ignorant sans doute, d’ailleurs, que ce sont des dettes, pensant même que c'est normal de se servir ainsi ! C’est la grâce, quoi !

Et c'est la tentation qui nous guette tous, tentation de la « grâce à bon marché », par laquelle on se justifie soi-même de tous ses actes, y trouvant toutes les bonnes excuses ; sans se débarrasser pour autant d'une mauvaise conscience et d'un sentiment de culpabilité ; tentation pourtant, et en même temps, de s'administrer toutes les indulgences possibles, plongeant dans les trésors de la miséricorde divine, de la bonté, de la grâce de Dieu. Ce qui revient à s'auto-justifier parce qu'on se croit d'une façon ou d'une autre suffisamment digne, plus juste que le reste du monde, parce que l'on fait ceci ou cela, que l'on croit ceci ou cela, qu'on appartient à telle communauté de croyants, qu'on a tel type de foi qui sauve. À cette tentation se conjoint ainsi une autre, celle d'oublier qu'on n'est que gérant et de penser qu'on est propriétaire des trésors de la grâce de Dieu. Les autres, pour qui on est gérants, restent ses débiteurs. Et voilà notre gérant, indulgent pour soi-même, pas pour les autres ! Jusqu'à à ce que…

« Le maître fit venir son gérant et lui dit : Qu'est-ce que j'entends dire de toi ? Rends compte de ta gestion, car tu ne pourras plus désormais administrer mes biens. » C'est que plus on s'auto-justifie, plus on trouve les autres injustes ; plus on se trouve digne de la grâce, plus on considère les autres comme indignes… Et moins on leur accorde la grâce.

Menacé de renvoi, le gérant de la parabole va alors faire preuve de l’ingéniosité et de la prudence que nous avons lues, en commettant ce qui est apparemment seulement une nouvelle injustice ! En fait, il se convertit au vrai sens de la grâce. Et c’est ce que Jésus donnera en exemple : faites-vous des amis de cette manière injuste aux yeux des hommes, qui consiste à baisser leurs dettes, mais qui est la justice généreuse. Le jugement appartient à Dieu, et à lui seul. Et on vous jugera à la mesure dont vous aurez jugé. Faites-vous, par votre miséricorde à l’égard d’autrui, de ses fautes, de son absence de foi, ou que sais-je d'autre, autant de compagnons de la grâce. Soyez habile comme enfants de lumière quant à la grâce, comme l'est ce fils de ce monde qu'est le gérant de illustration de Jésus.

Une fois encore, donc, le gérant de la parabole va dilapider les biens de son maître — mais cette fois, s'il puise encore dans les trésors de son maître — et donc dans le trésor de la grâce —, c'est pour d'autres débiteurs. Dans la sévérité de la mise en garde : « tu va être renvoyé », l'homme vient de découvrir qu'il était gérant de son maître, pour les autres. Alors, il ouvre la grâce, à commencer — remarquons-le — par les plus gros débiteurs, ceux qui ont envers le Maître les dettes les plus grandes. Cet homme a découvert que, quoiqu'il soit intendant, gérant, administrateur… de Dieu en fin de compte, il restait du côté des hommes. Et le maître loua le gérant injuste de ce qu'il avait agi prudemment, se ménageant par la grâce seule un avenir dans le Royaume de la grâce ouverte à tous les débiteurs, et qui s'est approché avec la présence de Jésus.


RP, Poitiers, 22/09/19


dimanche 15 septembre 2019

"Et le Seigneur renonça..."




Exode 32, 7-14 ; Psaume 51 ; 1 Timothée 1, 12-17 ; Luc 15, 1-32

Exode 32, 7-14
7 Le SEIGNEUR adressa la parole à Moïse : "Descends donc, car ton peuple s’est corrompu, ce peuple que tu as fait monter du pays d’Égypte.
8 Ils n’ont pas tardé à s’écarter du chemin que je leur avais prescrit ; ils se sont fait une statue de veau, ils se sont prosternés devant elle, ils lui ont sacrifié et ils ont dit : Voici tes dieux, Israël, ceux qui t’ont fait monter du pays d’Égypte."
9 Et le SEIGNEUR dit à Moïse : "Je vois ce peuple : eh bien ! c’est un peuple à la nuque raide !
10 Et maintenant, laisse-moi faire : que ma colère s’enflamme contre eux, je vais les supprimer et je ferai de toi une grande nation."
11 Mais Moïse apaisa la face du SEIGNEUR, son Dieu, en disant : "Pourquoi, SEIGNEUR, ta colère veut-elle s’enflammer contre ton peuple que tu as fait sortir du pays d’Égypte, à grande puissance et à main forte ?
12 Pourquoi les Égyptiens diraient-ils : C’est par méchanceté qu’il les a fait sortir ! pour les tuer dans les montagnes ! pour les supprimer de la surface de la terre ! Reviens de l’ardeur de ta colère et renonce à faire du mal à ton peuple.
13 Souviens-toi d’Abraham, d’Isaac et d’Israël, tes serviteurs, auxquels tu as juré par toi-même, auxquels tu as adressé cette parole : Je multiplierai votre descendance comme les étoiles du ciel, et tout ce pays que j’ai dit, je le donnerai à votre descendance, et ils le recevront comme patrimoine pour toujours."
14 Et le SEIGNEUR renonça au mal qu’il avait dit vouloir faire à son peuple.

*

Dieu aurait pu stopper l’histoire à plusieurs reprises, il aurait pu dire « ça suffit ! » selon le sens de son nom El Shaddaï : « Celui qui dit : "ça suffit !" »

L’histoire aurait bien pu se clore à plusieurs moments. On se demande même, si on s’y plonge avec un regard quelque peu réaliste, s’il n’aurait pas mieux valu ! Dieu même s’est posé cette question si l’on en croit le récit du déluge : « Dieu se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre ». Voilà qui n’est pas triste : Dieu se repent ! Dieu fait retour, en d’autres termes : techouvah en hébreu, conversion dans nos traductions, bref repentance, cette repentance qui — malgré les apparences — est si peu à la mode.

Dans l'autre sens que pour le déluge, le texte de l’Exode que nous avons lu porte aussi ce thème du repentir de Dieu, qui dit souhaiter rien moins que faire disparaître le peuple après l’épisode du veau d’or et… il change d’avis en quelque sorte, après l’intercession de Moïse !

Ou, entre les deux, il aurait pu repartir dans d’autres sens, en mieux, en arrêtant ce qui ressemble bien à une impasse (je vais recommencer avec toi et tes seuls descendants, suggère-t-il à Moïse ! v. 10). On peut imaginer pas mal de choses. Mais en vain : il en a décidé autrement : continuer quand même — dans l'Exode via l’intercession de Moïse.

C’est au point, puisque cet enseignement renvoie à la Genèse, que ce pourrait être même là si l’on y réfléchit… le sens biblique de l’histoire du monde !

*

On peut illustrer cela aussi par l’annonce de son destin apparent au roi Ézéchias par le prophète Ésaïe (ch. 38, 1 sq) : « tu vas mourir, tu ne survivras pas » lui annonce le prophète. Parole de prophète, parole imparable, pourrait-on dire ! Ézéchias va sombrer dans le désespoir et mourir. Mais le texte continue : « Ézéchias tourna son visage contre le mur et pria le Seigneur. […] Ézéchias versa d’abondantes larmes. La parole du Seigneur fut adressée à Ésaïe : "Va et dis à Ézéchias : Ainsi parle le Seigneur, le Dieu de David ton père : J’ai entendu ta prière et j’ai vu tes larmes. Je vais ajouter quinze années au nombre de tes jours. »

Pas de détermination fixée pour le Dieu de la Bible. Oh, il connaît certainement passé, présent et avenir. Il déroule lui-même, prédestine même, de façon mystérieuse, passé, présent et avenir — rien n’est caché à ses yeux de créateur de toutes choses. Mais il connaît aussi la prière d’Ézéchias qui, comme celle de Moïse, comme la nôtre peut-être, va changer ce qui aurait pu apparaître comme inéluctable.

Là est peut-être le cœur mystérieux du déroulement de l’histoire. Pas de lendemain fixé comme tragique auquel on ne pourrait rien, pas plus aujourd'hui qu'hier. Comme la prière d’Ézéchias a changé le cours de sa vie — on appelle cela conversion, repentance, retour à Dieu — comme vous voulez —, comme celle de Moïse a détourné la menace sur l'avenir du peuple, il en est de même pour chacun d’entre nous.

Pour chacun d’entre nous, rien n’est jamais perdu, rien n’est jamais tel qu’on puisse en dire : c’est fixé ! Notre prière peut changer le cours de notre histoire, le cours de l’histoire, le cours de notre malheur, même.

Voilà qui fait écho à la menace sur notre monde hélas surexploité qui sourd en notre temps, et qui dessine peut-être un élément de notre part de responsabilité, comme croyants : emboîter le pas à Moïse en entendant la menace pour opérer un véritable retournement, une conversion, en faveur de l'humanité et des espèces menacées.

Notre conversion, notre retour à Dieu, peut changer le cours de tout désespoir. Rien n’est jamais clos, et ce qui s’ouvre réjouit dans l’éternité toute la création visible et invisible. C’est la bonne nouvelle, donnée à notre foi, que nous apporte Jésus ce matin…


Luc 15, 1-12
1 Les collecteurs d’impôts et les pécheurs s’approchaient tous de lui pour l’écouter.
2 Et les Pharisiens et les scribes murmuraient ; ils disaient : "Cet homme-là fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux !"

3 Alors il leur dit cette parabole :
4 "Lequel d’entre vous, s’il a cent brebis et qu’il en perde une, ne laisse pas les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert pour aller à la recherche de celle qui est perdue jusqu’à ce qu’il l’ait retrouvée ?
5 Et quand il l’a retrouvée, il la charge tout joyeux sur ses épaules,
6 et, de retour à la maison, il réunit ses amis et ses voisins, et leur dit : Réjouissez-vous avec moi, car je l’ai retrouvée, ma brebis qui était perdue !
7 Je vous le déclare, c’est ainsi qu’il y aura de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit, plus que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de conversion.

8 "Ou encore, quelle femme, si elle a dix pièces d’argent et qu’elle en perde une, n’allume pas une lampe, ne balaie la maison et ne cherche avec soin jusqu’à ce qu’elle l’ait retrouvée ?
9 Et quand elle l’a retrouvée, elle réunit ses amies et ses voisines, et leur dit : Réjouissez-vous avec moi, car je l’ai retrouvée, la pièce que j’avais perdue !
10 C’est ainsi, je vous le déclare, qu’il y a de la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit."

11 Il dit encore : "Un homme avait deux fils.
12 Le plus jeune dit à son père : Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir. Et le père leur partagea son avoir. […]

*

Trois paraboles : la brebis perdue, la pièce égarée, suivies du fils prodigue, pour expliquer le fait que Jésus fraye ostensiblement avec les pécheurs.

Les trois récits de Luc 15 ne parlent que de cela, et du fait qu’un seul acte de repentance, d’un seul pécheur, fait éclater de joie le ciel entier !

La tradition juive enseigne en parallèle que celui qui tue un homme est assimilable à celui qui détruit toute l’humanité (Talmud – Sanhédrin 4, 5). De même que celui qui sauve un homme est assimilable à celui qui sauve toute l’humanité. Cela en regard de ce que le psalmiste écrit : « Tu l’as diminué de peu par rapport à Dieu, toute la création est à ses pieds » (Psaume 8, 6). Et en regard de ce que, dès l’apparition de l’homme dans la Torah, il est dit qu’il a été crée à l’image de Dieu.

Les pharisiens murmurant en disant « cet homme-là fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux ! » n'ont donc évidemment rien contre la sollicitude de Jésus à l’égard des pécheurs, mais c'est le sens et la légitimité de son ministère qui ne sont pas un acquis. Et du coup sa présence insistante auprès des personnages douteux peut légitimement interroger.

La réponse, en trois paraboles, est comme une reprise et un développement de notre texte de l'Exode, déclinant la mission de Jésus comme mission de celui qui vient dans le monde, pour intercéder à l'instar de Moïse, pour être lui-même la présence du Dieu qui exauce ; et pour les disciples déjà l’énonciation du schéma d’un credo. Celui qui vient de Dieu vers nous le fait pour accomplir la réconciliation. Et déjà le monde céleste se réjouit des fruits de sa mission : le dévoilement de la valeur infinie de chacun, indépendamment de la réalité de son éloignement d’avec la source de son être.

C’est ainsi qu’il y a de la joie dans le ciel pour un seul pécheur pardonné. Nouvelle extraordinaire qui dévoile la valeur infinie de chacun.

Si l’histoire, et l’histoire du monde est en question dans ces trois paraboles, si l’histoire du monde est celle de Dieu cherchant une seule brebis perdue, alors l’histoire n’est plus seulement le chapelet de catastrophes qui se donne au regard objectif, elle n’est plus surtout, le destin tragique qu’elle paraîtrait être dès lors.

L’histoire du monde ressemble alors assez à celle d’une course après une pièce perdue, une brebis perdue, un seul enfant égaré — puisque la brebis et la pièce annoncent simplement le désir de voir la conversion de l’enfant prodigue. Parce qu’en son cœur est la recherche par Dieu de la brebis perdue, l’histoire de Dieu et des hommes se charge d’ouvertures inattendues.

C’est ainsi que cette Révélation que nous donne Jésus enchaînant sur l’intercession de Moïse ne doit par nous surprendre : « il y a de la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit », « plus que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance ».


R.P., Poitiers, 15.09.19


dimanche 8 septembre 2019

Renoncer & servir




Proverbes 8, 32-36 ; Psaume 90 ; Philémon 9-17 ; Luc 14, 25-33

Luc 14, 25-33
25 De grandes foules faisaient route avec Jésus ; il se retourna et leur dit :
26 « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple.
27 Celui qui ne porte pas sa croix et ne marche pas à ma suite ne peut pas être mon disciple.
28 « En effet, lequel d’entre vous, quand il veut bâtir une tour, ne commence par s’asseoir pour calculer la dépense et juger s’il a de quoi aller jusqu’au bout ?
29 Autrement, s’il pose les fondations sans pouvoir terminer, tous ceux qui le verront se mettront à se moquer de lui
30 et diront : “Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n’a pas pu terminer !”
31 « Ou quel roi, quand il part faire la guerre à un autre roi, ne commence par s’asseoir pour considérer s’il est capable, avec dix mille hommes, d’affronter celui qui marche contre lui avec vingt mille ?
32 Sinon, pendant que l’autre est encore loin, il envoie une ambassade et demande à faire la paix.
33 « De la même façon, quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple. »

*

✔ — Laure Miquel : On parle de plus en plus des « invisibles ». Ils sont parfois tout près de nous, visibles cherchant à se rendre invisibles pour être comme les autres. L’Autre m’interpelle ! Ne laisser personne au bord du chemin et être en alerte. Être vigilant. Comment ne pas passer à côté de celui qui m’interpelle ?

R. P. : Quel est cet autre qui m’interpelle à force — paradoxalement — de se rendre « invisible », à force pour moi de le percevoir comme invisible tant il dérange ? Le texte de Luc nous donne une indication : à l’inverse de ce qu’enseigne Jésus, ne préférons-nous pas tous naturellement ces non-invisibles que sont pour chacun « son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même sa propre vie » ? Et Jésus n’y va pas avec le dos de la cuillère. Au point que dans le grec, à la place de l’expression « ne pas préférer » de nos versions adoucies, on a carrément « haïr » : c'est le mot en grec, qui traduit l’équivalent hébreu et araméen — langues radicales. Alors certes, on peut dire qu’après coup, il faut introduire les nuances que permet le français entre haïr et préférer moins. Certes, on peut toujours. Mais Jésus n’a pas parlé en français et en nuances ; et le mot est bien là, radical.
Ce que Jésus demande n'est pas raisonnable, il faut le savoir ; telle est la mesure dans l'histoire de la tour dont on n’a pas les moyens suffisants pour la construire ou avec l'autre exemple qu'il donne : affronter avec dix mille hommes une armée de vingt mille. Ce n'est pas raisonnable. C’est une illustration de ce que demande Jésus lorsqu’il vient de parler de nous déplacer, jusqu’à nous déplacer de notre propre vie. C’est sans doute pour cela que nous sommes tentés, ça semble plus raisonnable, de rendre l’autre invisible, celui ou celle qui n’est pas de nos cercles, familiaux, ecclésiaux, communautaires, etc. ; et en miroir, le mener à se rendre invisible.
Mais si vous voulez me suivre, nous dit Jésus, il faut savoir au départ que vous avez choisi le risque de reconsidérer ce qui vous est spontanément cher. Si nous sommes dans cet état d'esprit, quelque chose est envisageable. L’autre émerge du brouillard de l’invisibilité…

L. M. : Aller à la rencontre. Se mettre en marche et s’engager.
« Mes frères, à quoi cela sert-il à quelqu’un de dire : "J’ai la Foi", s’il ne le prouve pas par ses actes ? Cette foi peut-elle le sauver ? »

R. P. : Le doigt mis par ce texte de l’épître de Jacques sur l'illusion de la prétention d'aimer de façon gratuite — comme effet d’une foi sans actes, on retrouve les mots qui précèdent notre texte de ce jour : « lorsque tu donnes un déjeuner ou un dîner, ne convie pas tes amis, ni tes frères, ni les gens de ta parenté, ni des voisins riches, de peur qu'ils ne te rendent ton invitation et qu'ainsi tu sois payé de retour. » (Luc 14, 12)… Jésus mettant en question jusqu’à la vérité de la bonne intention : jusqu’à quel point un acte « gratuit » est-il gratuit ? — as-tu les moyens de tes prétentions d'être à la hauteur des exigences qui fonderaient une communauté de bons, voire de bons croyants, aptes à donner ?

L. M.: Accueillir, témoigner de ce qui nous est permis de vivre et porter une parole 
Dans toute rencontre, nous sommes toujours deux étrangers, l’un en face de l’autre.

L’autre n’est pas celui que nous choisissons, mais celui qui vient à nous : c’est un être humain et ceci doit suffire pour que nous l’accueillions.
L’hospitalité se limite-t-elle à ceux que nous invitons ?

R. P. : Ce pourquoi le texte de Luc sur les invitations se poursuit ainsi : « invite des pauvres, des estropiés, des infirmes, des aveugles. Heureux seras-tu, parce qu'ils n'ont pas de quoi te payer de retour » (Luc 14, 13), sachant que chacun de nous est lui-même un débiteur insolvable, invité au festin d'un Royaume dont il n'est évidemment pas à même d'en mériter ou d'en rembourser quoique ce soit. Moi le premier suis un invité insolvable au festin céleste, au seul bénéfice de la grâce. Tous autant de « débiteurs » qui ne peuvent pas rembourser ! Inaptes à la réciproque. C'est ainsi que peut s'ouvrir un cercle qui va bien au-delà des supposés bons entre eux, un cercle qui s'élargit à ceux qui nous ressemblent comme débiteurs insolvables, bien obligés dès lors à faire de même que le maître de la parabole invitant « ceux qui n'ont pas de quoi payer de retour » ! — plutôt que les convives qui lui ressemblent, ses proches ou ceux qui lui sont proches par leur perfection morale, ceux honorent sa table de leur richesse ou de leur — réelle — honorabilité, et qui peut-être, l’inviteront en retour à leurs tables de choix — ; Jésus, lui, appelle à inviter ceux qui, comme nous devant le Père, ne pourront pas rembourser… et qui, en cela, nous ressemblent, ressemblent aux graciés insolvables que nous sommes tous.

L. M. : Témoigner de ce qui nous est permis de vivre et porter une parole. 
L’Église : la foi et le service ! Le service comme un témoignage.
«Allez-vous en sur les places et sur les parvis… et soyez mes témoins chaque jour.»
Quels témoins sommes-nous ? Quel véritable témoignage devons-nous porter ?

R. P. : En tout cas, on comprend vite que ce n’est pas juste de mots, non plus que de quelques euros, ni de nourriture, vêtements, abri, ou visite qu’il est question, sachant que : « j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ; nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi. » (Mt 25)
On passe d’un besoin élémentaire : un sandwich, à des zones autrement inquiétantes — visite à l’hôpital ou en prison, dont le moment de la séparation laissera un goût inévitable de reviens-y ! Bref, on ne pourra pas en rester là, on n’en ressortira pas indemne.

L. M. : Martin Luther King a écrit « La charité ne consiste pas à donner une pièce à un mendiant mais à lutter contre le système qui produit les mendiants. »
« Mes enfants, n’aimons pas seulement en paroles avec de beaux discours : faisons preuve d’un véritable amour qui se manifeste par des actes. » (1 Jean 3.16)
Ne sommes-nous pas tentés sous couvert de charité de nous contenter d’une bonne action ?

R. P. : En effet quand on en est là, on n’a pas résolu la question sociale. Mes euros, mon sandwich et mes heures de visites n’ont rien résolu au fond — et quand on sait que le signe énorme, le témoignage qui est dans le « c’est à moi que vous l’avez fait » est l’établissement en dignité infinie, l’établissement du prochain au statut de fils ou fille de Dieu (« c’est à moi que vous l’avez fait » — et la tradition juive a une histoire parallèle concernant les femmes, à accueillir toutes comme la mère possible du Messie)… Quand on sait que c’est de cette dignité-là qu’il est question, non seulement, mon sandwich et mes heures de visite n’ont évidemment rien résolu (ce qui ne les rend pas facultatifs) mais ils ont, plutôt, creusé une vaste question !
Où il apparaît que la libération de l’Évangile, pour autrui et pour moi, n’est pas dans mes soins et ma sollicitude, sous peine de faire de ce texte un fardeau, avec sa seconde partie : « c’est à moi que vous ne l’avez pas fait » ! Or c’est bien ici que nous sommes conduits. Et si on en est là, alors nous sommes aussi conduits à la grâce.
Car avec son exigence de dignité, d’élévation au statut d’enfant de Dieu de quiconque en qui se cache le Christ, s’est creusé un abîme, et s’est posée l’espérance d’un autre monde ! Avec le fondement de l’amour du prochain, sont posées les exigences qui fonderont une Cité nouvelle et bouleverseront les espaces où sera accueilli l’Évangile, aux racines de notre bien imparfaite société. C’est parce que l’exigence de dignité rend évidemment insuffisants nos dons et nos visites, qu’ici vont naître — il ne faut pas l’oublier — ce qui deviendra nos hôpitaux, notre sécurité sociale, mais aussi nos écoles laïques, gratuites et obligatoires, etc. Où on doit admettre que l’on est de nos jours, comme société, en pleine déficience… C’est bien, en effet, ce qu’énonçait et dénonçait déjà Martin Luther King.

L. M. : Ces souffrances et ces injustices qui nous révoltent mettent en marche la Fraternité.
Paul Ricœur écrivait au sujet du meurtre d’Abel par son frère Caïn « La fraternité n’est pas donnée, elle est toujours à construire ».
En effet, elle n’est pas acquise. C’est un travail de tous les jours mené dans nos associations avec tous ceux qui nous entourent.
Risquer la fraternité c’est aller voir de près, avec le sens aigu de l’expertise et de la compétence, aller voir ce qui peut faire obstacle à toute relation et notamment à la relation d’aide.
Construire et faire grandir la fraternité ?

R. P. : Fraternité comme chair des deux autres mots de la devise, liberté et égalité… Fraternité comme établissement en dignité.
Or toute réflexion sérieuse sur la question de la dignité pose celle de la dette — la dette des débiteurs insolvables que nous sommes tous.
La dette qui nous conduit à sortir de la naïveté qui verrait Jésus prôner on ne sait quelle générosité gratuite qui serait censée nous libérer de la logique de la dette. Illusion redoutable, justement mise en cause par les études anthropologiques et sociologiques sur la dette comme, par exemple, celles (de Marcel Mauss) menées sur l'institution du potlach en Amérique du Nord, où le don supposé gratuit s'avère viser à dominer le prochain en le rendant insolvable : derrière le don supposé gratuit se cache ce qui empêche l'autre de traduire sa gratitude en réintégrant sa dignité. Au-delà de ces études sur la dette, on sait que l'aide aux pays pauvres endettés, ruinés, aide comme don supposé gratuit, ne fait que renforcer leur dépendance et les priver de leur dignité !
Dignité, c’est bien le terme du service qui restaure la fraternité. Dignité de frère, de sœur, au terme de la promesse : « ils me feront un temple, et je demeurerai au milieu d’eux » (Ex 25, 8). « Vous êtes le temple de l’Esprit saint » (1 Co 3, 16)…
C’est plus des questions que nous avons posées, que des réponses à ces questions que nous aurions données. Cela parce que s’il y a des réponses, c’est celles qui sont à vivre…


Laure Miquel, secrétaire régionale de la FEP-Ouest / Roland Poupin
Poitiers - 8 septembre 2019, dimanche de l’entraide


dimanche 1 septembre 2019

La place de l'invité insolvable





Proverbes 4, 1-9 ; Psaume 68 ; Hébreux 12, 18-24 ; Luc 14, 1-14

Luc 14, 1-14
1 Un jour de shabbath, il était venu manger chez l'un des chefs des pharisiens, et ceux-ci l'observaient.
2 Un hydropique était devant lui.
3 Jésus demanda aux spécialistes de la loi et aux pharisiens : Est-il permis ou non d'opérer une guérison pendant le shabbath ?
4 Ils gardèrent le silence. Alors il prit le malade, le guérit et le renvoya.
5 Puis il leur dit : Lequel de vous, si son fils ou son bœuf tombe dans un puits, ne l'en retirera pas aussitôt, le jour du shabbath ?
6 Et ils ne furent pas capables de répondre à cela.
7 Il adressa une parabole aux invités parce qu'il remarquait comment ceux-ci choisissaient les premières places ; il leur disait :
8 Lorsque tu es invité par quelqu'un à des noces, ne va pas t'installer à la première place, de peur qu'une personne plus considérée que toi n'ait été invitée,
9 et que celui qui vous a invités l'un et l'autre ne vienne te dire : « Cède-lui la place. » Tu aurais alors la honte d'aller t'installer à la dernière place.
10 Mais, lorsque tu es invité, va te mettre à la dernière place, afin qu'au moment où viendra celui qui t'a invité, il te dise : « Mon ami, monte plus haut ! » Alors ce sera pour toi un honneur devant tous ceux qui seront à table avec toi.
11 En effet, quiconque s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera élevé.
12 Il disait aussi à celui qui l'avait invité : Lorsque tu donnes un déjeuner ou un dîner, ne convie pas tes amis, ni tes frères, ni les gens de ta parenté, ni des voisins riches, de peur qu'ils ne te rendent ton invitation et qu'ainsi tu sois payé de retour.
13 Mais lorsque tu donnes un banquet, invite des pauvres, des estropiés, des infirmes, des aveugles.
14 Heureux seras-tu, parce qu'ils n'ont pas de quoi te payer de retour ! En effet, tu seras payé de retour à la résurrection des justes.

*

« Invite des pauvres, des estropiés, des infirmes, des aveugles. Heureux seras-tu, parce qu'ils n'ont pas de quoi te payer de retour » (v. 13-14). Voilà que Jésus invite à nouveau ses auditeurs à se faire des débiteurs insolvables, comme dans la parabole du bon Samaritain qui se termine avec son fameux « va et, toi aussi, fais de même », à savoir fais-toi des débiteurs — insolvables qui plus est ! Aujourd'hui, les choses se précisent : « de peur qu'ils ne te rendent ton invitation et qu'ainsi tu sois payé de retour » (v. 12). Voilà qui déroge à tout ce que l'on croit savoir de la bienséance et du partage du don.

Voilà un texte qui, allant un peu plus loin que l'exhortation finale de la parabole du bon Samaritain, nous donne ainsi une illustration et une explication de la façon dont les derniers pourraient être les premiers et les premiers les derniers. Ça commence par le récit de la guérison d'un hydropique — un homme enflé, comme d'eau (de sérum) — guérison que Jésus effectue un jour de shabbath. Façon de provocation, en regard de considérations religieuses classiques. Entrée en matière dont il faut tenir compte pour comprendre ce que développe Jésus dans la parabole qui suit cet incident, quant à être abaissé ou élevé.

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On sait que l'observance du shabbath n'est pas facultative. L’Alliance a deux parties : Dieu et le peuple. Quant à Dieu, il a fait une promesse à Abraham pour sa descendance. Quant au peuple il s'agit de remplir sa part, c'est-à-dire observer les préceptes, mais au risque, qui nous concerne jusqu'aujourd'hui nous aussi, d’en faire ainsi une sorte de manuel d'autosatisfaction religieuse. C'est à cela que Jésus s'en prend, à sa façon radicale, par cette guérison incongrue annoncée par une question provocante.

Jésus guérit un homme atteint d'une maladie qui l'affecte depuis longtemps — c'est-à-dire que Jésus aurait pu le guérir le lendemain du shabbath : les cabinets médicaux sont fermés le week-end, sauf urgence. Et voilà que Jésus répond à ses adversaires qu'il y a là urgence.

Car en cas de réelle urgence, les pharisiens admettent sans la moindre difficulté la légitimité des interventions au jour du shabbath, comme les médecins le week-end — d'où le silence qui suit la question de Jésus. Dans un cas d’urgence, celui d'une question immédiate de vie ou de mort, il n'y aurait ni discussion ni contestation. Pas plus pour un être humain que pour un bœuf tombé dans un puits. Car il ne faut pas s'imaginer, à partir de la remarque de Jésus sur le bœuf tombé dans un puits — exemple que Jésus rajoute à un fils, premier exemple trop évident — ; il ne faut pas s'imaginer qu'un pharisien quel qu'il soit aurait préféré la vie de son bœuf à une vie humaine en danger ! Les choses étaient prévues, le Talmud en garde souvenir, pas de difficulté dans ce cas. Mais voilà, ici, on a affaire à une personne qui pouvait attendre un jour de plus. De quoi choquer : Jésus, méprise-t-il le shabbath ?

Jésus ne méprise pas le shabbath ; mais il considère le cas de ce malade comme urgent ! Mais, c'est là qu'est le débat, peut-être d'une autre urgence que celle de la maladie — même si l'on convient qu'un jour de souffrance est une éternité pour celui qui en est affligé.

L'urgence en question est celle du Jour d'éternité précisément, celle du Royaume de Dieu. Le shabbath en est le signe, signe de gratuité, signe de grâce, signe et présence du Royaume de Dieu, ce jour où Dieu s'est retiré, et où tous sont invités à être délivrés et à entrer dans le repos — et pas seulement à observer scrupuleusement le rituel qui symbolise cette délivrance et la gratuité du shabbath de Dieu. Sans quoi on risque de n'être qu'enflé de bonne conscience, comme l'hydropique — beau symbole — était enflé. À guérir d'urgence !

Voilà qui permet d'éclairer la parabole qui suit : en quoi consiste cette façon d'être enflé de bonne conscience, à se croire premier, en s'arrogeant les places d'honneur ? — et pourquoi le Maître du repas du Royaume pourrait juger qu'il s'agit de ranger les convives autrement.

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On peut saisir ainsi que se mettre à la première place consiste, en usant de critères soi-disant religieux — ou autres —, à établir des catégories prioritaires, et s'y placer soi-même, sur la base d'une bonne conscience qui revient à être… enflé. Maladie à guérir d'urgence !

Enflé, éventuellement — ô comble — et c'est le risque que Jésus décèle chez ses interlocuteurs, à la mesure de ce recueil de « principes pour être en règle avec Dieu » que l'on a fait de la Bible — et que la Bible n'est pas. Et voilà qu'on se fait fort de constater qu'on accomplit la plupart des rites qu'elle prescrit — ce qui est certes bel et bon — à commencer par un des plus importants — il est tout de même dans les dix commandements — le shabbath, ce signe de la gratuité de la grâce de Dieu. Or la Bible n'est pas un manuel de savoir-vivre religieux : son but n'est pas de nous faire penser que nous sommes en règle avec Dieu. Car quiconque se pense en règle avec Dieu, se mettra d'une façon ou d'une autre dans les meilleurs fauteuils, comme les convives de la parabole, carrément dans les premiers.

Voilà qui est à guérir d'urgence !… Avant que Dieu ne bouleverse un ordre indu : « quiconque s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera élevé ».

Alors Jésus appelle celui qui l'invitait, à inviter — plutôt que les convives qui lui ressemblent, ses proches ou ceux qui lui sont proches par leur perfection morale, ceux honorent sa table de leur richesse ou de leur — réelle — honorabilité, et qui peut-être, l’inviteront en retour à leurs tables de choix — ; Jésus l'appelle à inviter ceux que l'on a l'habitude de mépriser. Avec en outre le motif qu'ils ne pourront pas rembourser, qu'ils ne pourront pas rendre rendre l'invitation… N'ayant donc pas de quoi être enflés !

Le piège de l’orgueil, puisque c'est de cela qu'il s’agit, la prétention d'être irréprochable, à s'arroger la bonne place, se dévoile ici dans toute sa splendeur : prétention d'être d'une pureté telle qu'on pourrait la déployer, agissant entre bons par pure gratuité ! Agir par pure gratuité serait certes bel et bon si nous étions d'une telle perfection, celle d'être entre bons qui se rendent leur bonté, perfection surhumaine, perfection inhumaine.

Où l'on retrouve à son comble l'illusion d'être en règle : dans la prétention d'aimer de façon gratuite. Jésus barre cette issue illusoire par un défi : « invite donc ceux qui ne pourront pas de te rendre ». Des « débiteurs » qui ne peuvent pas rembourser ! Inaptes à la réciproque. Jésus met ici en question jusqu’à la vérité de la bonne intention : jusqu’à quel point un acte « gratuit » est-il gratuit ? C'est une véritable « dette de gratuité » qui est ainsi dévoilée via cette mise en honneur de ceux qui ne peuvent pas rembourser : tu n'as pas les moyens de tes prétentions d'être à la hauteur des exigences qui fonderaient une communauté de bons, en règle, aptes à donner. Toi le premier es un invité au festin céleste, au seul bénéfice de la grâce gratuite — don de résurrection, comme cela apparaîtra « à la résurrection des justes ».

Où chacun de nous devient le débiteur insolvable, invité au festin d'un Royaume dont il n'est évidemment pas à même d'en mériter ou d'en rembourser quoique ce soit. C'est ainsi que s'ouvre un cercle qui va bien au-delà des supposés bons entre eux, mais qui s'élargit à ceux qui nous ressemblent comme débiteurs insolvables, bien obligés dès lors à faire de même que le maître invitant !

*

Ainsi, il est un autre regard de Dieu, celui du Christ qui honore le méprisé, que nous sommes tous à bien y regarder, un regard qui mène quiconque a perçu qu'il se pose sur lui à savoir qu'il ne saurait y avoir d'homme soi-disant apte à aimer, en règle avec Dieu, que par inconscience. Ce regard dévoile à qui a perçu que Dieu le pose sur lui que c'est là le regard qui seul fait vivre. C'est ce regard du Christ qui suscite l'attitude que Dieu agrée, et qui consiste à s'attendre à lui seul, et à ne pas se fier à toutes nos prétendues mises en règle, jusqu'à s'imaginer comme Dieu, aptes au don gratuit. C'est par la foi seule, qu'il s'agit de vivre devant Dieu, Dieu qui a seul le pouvoir de faire naître en nous, et à l'égard de nos prochains, les comportements qu'il attend de nous.


RP, Châtellerault, 01/09/19