dimanche 8 septembre 2019

Renoncer & servir




Proverbes 8, 32-36 ; Psaume 90 ; Philémon 9-17 ; Luc 14, 25-33

Luc 14, 25-33
25 De grandes foules faisaient route avec Jésus ; il se retourna et leur dit :
26 « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple.
27 Celui qui ne porte pas sa croix et ne marche pas à ma suite ne peut pas être mon disciple.
28 « En effet, lequel d’entre vous, quand il veut bâtir une tour, ne commence par s’asseoir pour calculer la dépense et juger s’il a de quoi aller jusqu’au bout ?
29 Autrement, s’il pose les fondations sans pouvoir terminer, tous ceux qui le verront se mettront à se moquer de lui
30 et diront : “Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n’a pas pu terminer !”
31 « Ou quel roi, quand il part faire la guerre à un autre roi, ne commence par s’asseoir pour considérer s’il est capable, avec dix mille hommes, d’affronter celui qui marche contre lui avec vingt mille ?
32 Sinon, pendant que l’autre est encore loin, il envoie une ambassade et demande à faire la paix.
33 « De la même façon, quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple. »

*

✔ — Laure Miquel : On parle de plus en plus des « invisibles ». Ils sont parfois tout près de nous, visibles cherchant à se rendre invisibles pour être comme les autres. L’Autre m’interpelle ! Ne laisser personne au bord du chemin et être en alerte. Être vigilant. Comment ne pas passer à côté de celui qui m’interpelle ?

R. P. : Quel est cet autre qui m’interpelle à force — paradoxalement — de se rendre « invisible », à force pour moi de le percevoir comme invisible tant il dérange ? Le texte de Luc nous donne une indication : à l’inverse de ce qu’enseigne Jésus, ne préférons-nous pas tous naturellement ces non-invisibles que sont pour chacun « son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même sa propre vie » ? Et Jésus n’y va pas avec le dos de la cuillère. Au point que dans le grec, à la place de l’expression « ne pas préférer » de nos versions adoucies, on a carrément « haïr » : c'est le mot en grec, qui traduit l’équivalent hébreu et araméen — langues radicales. Alors certes, on peut dire qu’après coup, il faut introduire les nuances que permet le français entre haïr et préférer moins. Certes, on peut toujours. Mais Jésus n’a pas parlé en français et en nuances ; et le mot est bien là, radical.
Ce que Jésus demande n'est pas raisonnable, il faut le savoir ; telle est la mesure dans l'histoire de la tour dont on n’a pas les moyens suffisants pour la construire ou avec l'autre exemple qu'il donne : affronter avec dix mille hommes une armée de vingt mille. Ce n'est pas raisonnable. C’est une illustration de ce que demande Jésus lorsqu’il vient de parler de nous déplacer, jusqu’à nous déplacer de notre propre vie. C’est sans doute pour cela que nous sommes tentés, ça semble plus raisonnable, de rendre l’autre invisible, celui ou celle qui n’est pas de nos cercles, familiaux, ecclésiaux, communautaires, etc. ; et en miroir, le mener à se rendre invisible.
Mais si vous voulez me suivre, nous dit Jésus, il faut savoir au départ que vous avez choisi le risque de reconsidérer ce qui vous est spontanément cher. Si nous sommes dans cet état d'esprit, quelque chose est envisageable. L’autre émerge du brouillard de l’invisibilité…

L. M. : Aller à la rencontre. Se mettre en marche et s’engager.
« Mes frères, à quoi cela sert-il à quelqu’un de dire : "J’ai la Foi", s’il ne le prouve pas par ses actes ? Cette foi peut-elle le sauver ? »

R. P. : Le doigt mis par ce texte de l’épître de Jacques sur l'illusion de la prétention d'aimer de façon gratuite — comme effet d’une foi sans actes, on retrouve les mots qui précèdent notre texte de ce jour : « lorsque tu donnes un déjeuner ou un dîner, ne convie pas tes amis, ni tes frères, ni les gens de ta parenté, ni des voisins riches, de peur qu'ils ne te rendent ton invitation et qu'ainsi tu sois payé de retour. » (Luc 14, 12)… Jésus mettant en question jusqu’à la vérité de la bonne intention : jusqu’à quel point un acte « gratuit » est-il gratuit ? — as-tu les moyens de tes prétentions d'être à la hauteur des exigences qui fonderaient une communauté de bons, voire de bons croyants, aptes à donner ?

L. M.: Accueillir, témoigner de ce qui nous est permis de vivre et porter une parole 
Dans toute rencontre, nous sommes toujours deux étrangers, l’un en face de l’autre.

L’autre n’est pas celui que nous choisissons, mais celui qui vient à nous : c’est un être humain et ceci doit suffire pour que nous l’accueillions.
L’hospitalité se limite-t-elle à ceux que nous invitons ?

R. P. : Ce pourquoi le texte de Luc sur les invitations se poursuit ainsi : « invite des pauvres, des estropiés, des infirmes, des aveugles. Heureux seras-tu, parce qu'ils n'ont pas de quoi te payer de retour » (Luc 14, 13), sachant que chacun de nous est lui-même un débiteur insolvable, invité au festin d'un Royaume dont il n'est évidemment pas à même d'en mériter ou d'en rembourser quoique ce soit. Moi le premier suis un invité insolvable au festin céleste, au seul bénéfice de la grâce. Tous autant de « débiteurs » qui ne peuvent pas rembourser ! Inaptes à la réciproque. C'est ainsi que peut s'ouvrir un cercle qui va bien au-delà des supposés bons entre eux, un cercle qui s'élargit à ceux qui nous ressemblent comme débiteurs insolvables, bien obligés dès lors à faire de même que le maître de la parabole invitant « ceux qui n'ont pas de quoi payer de retour » ! — plutôt que les convives qui lui ressemblent, ses proches ou ceux qui lui sont proches par leur perfection morale, ceux honorent sa table de leur richesse ou de leur — réelle — honorabilité, et qui peut-être, l’inviteront en retour à leurs tables de choix — ; Jésus, lui, appelle à inviter ceux qui, comme nous devant le Père, ne pourront pas rembourser… et qui, en cela, nous ressemblent, ressemblent aux graciés insolvables que nous sommes tous.

L. M. : Témoigner de ce qui nous est permis de vivre et porter une parole. 
L’Église : la foi et le service ! Le service comme un témoignage.
«Allez-vous en sur les places et sur les parvis… et soyez mes témoins chaque jour.»
Quels témoins sommes-nous ? Quel véritable témoignage devons-nous porter ?

R. P. : En tout cas, on comprend vite que ce n’est pas juste de mots, non plus que de quelques euros, ni de nourriture, vêtements, abri, ou visite qu’il est question, sachant que : « j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ; nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi. » (Mt 25)
On passe d’un besoin élémentaire : un sandwich, à des zones autrement inquiétantes — visite à l’hôpital ou en prison, dont le moment de la séparation laissera un goût inévitable de reviens-y ! Bref, on ne pourra pas en rester là, on n’en ressortira pas indemne.

L. M. : Martin Luther King a écrit « La charité ne consiste pas à donner une pièce à un mendiant mais à lutter contre le système qui produit les mendiants. »
« Mes enfants, n’aimons pas seulement en paroles avec de beaux discours : faisons preuve d’un véritable amour qui se manifeste par des actes. » (1 Jean 3.16)
Ne sommes-nous pas tentés sous couvert de charité de nous contenter d’une bonne action ?

R. P. : En effet quand on en est là, on n’a pas résolu la question sociale. Mes euros, mon sandwich et mes heures de visites n’ont rien résolu au fond — et quand on sait que le signe énorme, le témoignage qui est dans le « c’est à moi que vous l’avez fait » est l’établissement en dignité infinie, l’établissement du prochain au statut de fils ou fille de Dieu (« c’est à moi que vous l’avez fait » — et la tradition juive a une histoire parallèle concernant les femmes, à accueillir toutes comme la mère possible du Messie)… Quand on sait que c’est de cette dignité-là qu’il est question, non seulement, mon sandwich et mes heures de visite n’ont évidemment rien résolu (ce qui ne les rend pas facultatifs) mais ils ont, plutôt, creusé une vaste question !
Où il apparaît que la libération de l’Évangile, pour autrui et pour moi, n’est pas dans mes soins et ma sollicitude, sous peine de faire de ce texte un fardeau, avec sa seconde partie : « c’est à moi que vous ne l’avez pas fait » ! Or c’est bien ici que nous sommes conduits. Et si on en est là, alors nous sommes aussi conduits à la grâce.
Car avec son exigence de dignité, d’élévation au statut d’enfant de Dieu de quiconque en qui se cache le Christ, s’est creusé un abîme, et s’est posée l’espérance d’un autre monde ! Avec le fondement de l’amour du prochain, sont posées les exigences qui fonderont une Cité nouvelle et bouleverseront les espaces où sera accueilli l’Évangile, aux racines de notre bien imparfaite société. C’est parce que l’exigence de dignité rend évidemment insuffisants nos dons et nos visites, qu’ici vont naître — il ne faut pas l’oublier — ce qui deviendra nos hôpitaux, notre sécurité sociale, mais aussi nos écoles laïques, gratuites et obligatoires, etc. Où on doit admettre que l’on est de nos jours, comme société, en pleine déficience… C’est bien, en effet, ce qu’énonçait et dénonçait déjà Martin Luther King.

L. M. : Ces souffrances et ces injustices qui nous révoltent mettent en marche la Fraternité.
Paul Ricœur écrivait au sujet du meurtre d’Abel par son frère Caïn « La fraternité n’est pas donnée, elle est toujours à construire ».
En effet, elle n’est pas acquise. C’est un travail de tous les jours mené dans nos associations avec tous ceux qui nous entourent.
Risquer la fraternité c’est aller voir de près, avec le sens aigu de l’expertise et de la compétence, aller voir ce qui peut faire obstacle à toute relation et notamment à la relation d’aide.
Construire et faire grandir la fraternité ?

R. P. : Fraternité comme chair des deux autres mots de la devise, liberté et égalité… Fraternité comme établissement en dignité.
Or toute réflexion sérieuse sur la question de la dignité pose celle de la dette — la dette des débiteurs insolvables que nous sommes tous.
La dette qui nous conduit à sortir de la naïveté qui verrait Jésus prôner on ne sait quelle générosité gratuite qui serait censée nous libérer de la logique de la dette. Illusion redoutable, justement mise en cause par les études anthropologiques et sociologiques sur la dette comme, par exemple, celles (de Marcel Mauss) menées sur l'institution du potlach en Amérique du Nord, où le don supposé gratuit s'avère viser à dominer le prochain en le rendant insolvable : derrière le don supposé gratuit se cache ce qui empêche l'autre de traduire sa gratitude en réintégrant sa dignité. Au-delà de ces études sur la dette, on sait que l'aide aux pays pauvres endettés, ruinés, aide comme don supposé gratuit, ne fait que renforcer leur dépendance et les priver de leur dignité !
Dignité, c’est bien le terme du service qui restaure la fraternité. Dignité de frère, de sœur, au terme de la promesse : « ils me feront un temple, et je demeurerai au milieu d’eux » (Ex 25, 8). « Vous êtes le temple de l’Esprit saint » (1 Co 3, 16)…
C’est plus des questions que nous avons posées, que des réponses à ces questions que nous aurions données. Cela parce que s’il y a des réponses, c’est celles qui sont à vivre…


Laure Miquel, secrétaire régionale de la FEP-Ouest / Roland Poupin
Poitiers - 8 septembre 2019, dimanche de l’entraide


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