dimanche 26 août 2018

"À qui irions-nous ? Tu as des paroles de vie éternelle"




Josué 24, 1-18 ; Psaume 34, 16-23 ; Éphésiens 5, 21-32 ; Jean 6, 60-69

Josué 24, 15-18
15 […] Si vous ne trouvez pas bon de servir le Seigneur, choisissez aujourd’hui qui vous voulez servir, ou les dieux que servaient vos pères au-delà du fleuve, ou les dieux des Amoréens dans le pays desquels vous habitez. Moi et ma maison, nous servirons le Seigneur.
16 Le peuple répondit, et dit : Loin de nous la pensée d’abandonner le Seigneur, et de servir d’autres dieux !
17 Car le Seigneur est notre Dieu ; c’est lui qui nous a fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude, nous et nos pères ; c’est lui qui a opéré sous nos yeux ces grands prodiges, et qui nous a gardés pendant toute la route que nous avons suivie et parmi tous les peuples au milieu desquels nous avons passé.
18 Il a chassé devant nous tous les peuples, et les Amoréens qui habitaient ce pays. Nous aussi, nous servirons le Seigneur, car il est notre Dieu.

Jean 6, 60-69
60 Après l'avoir entendu, beaucoup de ses disciples commencèrent à dire : « Cette parole est dure ! Qui peut l'écouter ? »
61 Mais, sachant en lui-même que ses disciples murmuraient à ce sujet, Jésus leur dit : « C'est donc pour vous une cause de scandale ?
62 Et si vous voyiez le Fils de l'homme monter là où il était auparavant… ?
63 C'est l'Esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie.
64 Mais il en est parmi vous qui ne croient pas. » En fait, Jésus savait dès le début quels étaient ceux qui ne croyaient pas et qui était celui qui allait le livrer.
65 Il ajouta : « C'est bien pourquoi je vous ai dit : “Personne ne peut venir à moi si cela ne lui est donné par le Père.” »
66 Dès lors, beaucoup de ses disciples s'en retournèrent et cessèrent de faire route avec lui.
67 Alors Jésus dit aux Douze : « Et vous, ne voulez-vous pas partir ? »
68 Simon-Pierre lui répondit : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as des paroles de vie éternelle.
69 Et nous, nous avons cru et nous avons connu que tu es le Saint de Dieu. »

*

Nous arrivons avec ce texte à la dernière partie de l'enseignement de Jésus qui suit la multiplication des pains dans l'Évangile de Jean. L'enseignement de Jésus suite au signe de la multiplication des pains a mené les disciples et les auditeurs à ce point crucial, à une sorte de point de rupture, avec les mots : (v.60) "cette parole est dure, qui peut l'écouter ?"… (et v.66) "Dès lors plusieurs de ses disciples se retirèrent en arrière et cessèrent d'aller avec lui".

On a vu Jésus partir d'une réalité que l'on peut dire sociale : des gens ont faim, Jésus provoque les disciples à leur donner à manger. Et on voyait la foule, qui s'arrêterait volontiers à ce stade du problème, proposant à Jésus de le faire roi — quel bon roi que celui qui multiplie les pains ! Et qu'importe si Jésus, se refusant à cette perspective, se retire, puis s'en va de l'autre côté du lac. Les foules qu'il a nourries ne lâcheront pas si facilement ; et le retrouvent le lendemain. C'est alors que Jésus entamait un dialogue avec ceux qui le cherchent, par lequel il en vient à dévoiler, derrière leur faim concrète — qu'il n'a pas niée, il les a nourris ! — une faim d'éternité, comme il y avait une véritable nostalgie d'éternité derrière la nostalgie d'Égypte du peuple de l’Exode au désert — que dans un défi, l'on vient d'évoquer devant Jésus pour le comparer à Moïse.

C'est ce passage à un autre niveau du miracle, selon le mot "signe" qu'emploie l'Évangile de Jean pour "miracle" ; c'est ce passage à cet autre niveau, à la dimension d'éternité sur lequel, par différents angles, butent les interlocuteurs de Jésus, depuis leur insistance pour le pain concret jusqu'à leur rouspétance dubitative contre l'idée qu'il puisse y avoir recoupement entre le fils concret de ses parents, de Nazareth, et celui qui dit "être descendu du ciel". Et s'il doit y avoir un rapport entre les deux, s'il doit y avoir manifestation de l'éternité dans la chair, comment la raison ne serait-elle pas scandalisée ? Est-ce bien raisonnable ?

Et Jésus de pousser le bouchon : oui, c'est bien dans la chair concrète de cet homme de Galilée, concret, palpable, que se donne à participer l'éternité qui fonde le monde et précède ses faims, que lui peut combler : "Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour" (v.54). Sachant que "La chair ne sert de rien. C'est l'Esprit qui vivifie" (v.63).

*

Là se pressent une autre perspective, en odeur de scandale. L'Évangile a précisé qu'au temps de cette multiplication des pains, la "Pâque… était proche" (v.4). Les auditeurs peuvent difficilement s'y tromper. Celui qui se présente devant eux, parlant de sa chair comme nourriture, ne se présente-t-il pas comme agneau pascal ? Porte — de sa mort — qui s'ouvre sur un autre temps, sur un au-delà d'une captivité bien plus lourde que celle de l'Égypte, captivité irrémédiable, récurrente : celle de ce temps qui débouche sur la mort.

Qui ne le perçoit pas, qui s'en tient à l'aspect nourriture tout court du signe, que ce soit la manne ou le pain multiplié, celui-là est alors sèchement, durement provoqué, bousculé : "vos pères ont mangé la manne dans le désert et ils sont morts. Celui qui mange ce pain vivra éternellement" (v.58). "Ma chair pour la vie du monde".

C'est alors que plusieurs de ses disciples se disent : "cette parole est dure, qui peut l'écouter ?" (v.60). "Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui" (v.56). Par sa mort, son sang, vivre de sa mort. C'est ce qui se dit dans ce repas. Ici s'interpose le scandale : celui de la Pâque qui s’annonce, où le Fils de l'Homme passe de ce temps-ci à l'éternité "où il était auparavant" : "cela vous scandalise ? Et si vous voyiez le Fils de l'Homme monter où il était auparavant ?" (v.61-62). Allusion à la crucifixion, puisque pour l'Évangile de Jean, la crucifixion est appelée "élévation" (cf. 12:33).

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Il s'agit de savoir, pour ceux qui vont sceller le pacte, servir le Seigneur et suivre le Christ, qu'ils s'engagent de toute façon sur un champ de bataille, une bataille où Jésus est mort. "Et il savait dès le commencement qui étaient ceux qui ne croyaient pas et qui était celui qui le livrerait" (v.64), précise l'Évangile. Ce sont de ses disciples qui montrent leur courte vue et se retirent en arrière, selon l'Évangile (v.66). Le pacte en question n'est pas dans le passage entre deux moments du temps, mais dans le passage entre le temps et l'éternité, la Pâque éternelle. C'est un passage mystérieux qu'il n'est pas en notre force de franchir : "nul ne peut venir à moi, si cela ne lui est donné par le Père" (v.65).

Et voici le signe de ce franchissement : il est dans la perception de la vraie nostalgie derrière nos nostalgies d'Égypte, et dans le vrai rassasiement derrière nos pains multipliés : "Seigneur à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle" (v.68).


R.P., Poitiers, 26.08.18


dimanche 19 août 2018

Le pain du ciel




Psaume 34, 10-15 ; Proverbes 9, 1-6 ; Éphésiens 5, 15-20 ; Jean 6, 51-58

Jean 6, 51-58
51 "Je suis le pain vivant qui descend du ciel. Celui qui mangera de ce pain vivra pour l’éternité. Et le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie."
52 Sur quoi, [ils] se mirent à discuter violemment entre eux : "Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ?"
53 Jésus leur dit alors : "En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas en vous la vie.
54 Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour.
55 Car ma chair est vraie nourriture, et mon sang vraie boisson.
56 Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui.
57 Et comme le Père qui est vivant m’a envoyé et que je vis par le Père, ainsi celui qui me mangera vivra par moi.
58 Tel est le pain qui est descendu du ciel : il est bien différent de celui que vos pères ont mangé ; ils sont morts, eux, mais celui qui mangera du pain que voici vivra pour l’éternité."

*

On a de tout temps buté sur ce texte aux allures… "cannibales". Provocation de Jésus ? Peut-être. Mais tout de même !

Au fond que veut-il dire ? Son propos s’inscrit bien sûr dans celui de tout le discours de ce chapitre ; c’en est le point culminant. Le propos de tout le discours est le suivant : nourrissons-nous notre vrai désir ? — le connaissons-nous, même : — le désir de Dieu ?

C’est la question que nous pose ce texte… En termes apparemment outranciers, certes. En fait en termes qui rendent la question incontournable.

Les gens avaient faim. De pain, apparemment. Jésus leur a donné du pain. Et ils ont à nouveau faim. Et lorsque Jésus veut les entraîner à la question de la vraie nourriture, ils ont bien compris, pensent-ils. Ils ont suivi leur catéchisme. Ah oui, le pain du ciel, quoi ! On connaît : c’est l’histoire de manne et de Moïse dans le désert. Car pour le judaïsme, il est traditionnel que la manne désigne la nourriture de la Parole de Dieu.

Accord apparent entre Jésus et eux, jusqu’à ce que les choses se gâtent. Provocation ? Jésus ne lésine pas : apparemment, il se donne même tort, semblant mettre, pour qui veut s’imaginer qu’il invite au cannibalisme, jusqu’au Lévitique contre lui (17, 10) : tu ne mangeras pas le sang. Tout pour être scandalisé. Ce n'est pas la seule fois où l'on voit Jésus provoquer ainsi. Là ça semble atteindre un comble. Pourquoi ? Parce que ses interlocuteurs, nous, à force de croire savoir — oui on connait ça, le pain du ciel — finissons par ne plus entendre !

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Voilà donc les auditeurs de Jésus entre le pain abondant de la veille, dont ils veulent bien se rassasier à nouveau, et le pain spirituel qui les renvoie via leur enseignement catéchétique au passé religieux, au temps du désert, au temps glorieux de la religion des ancêtres.

Mais… si c’était aujourd’hui qu’ils avaient faim ? Une faim qu’ils ignorent, une faim qu’ils n’ont pas conçue. Et qui pourtant tenaille. Telle est la question de ce texte, la question qu’il nous pose aujourd’hui à nous aussi.

Et comme nous aussi, nous aimerions bien n’avoir plus le souci du pain du lendemain ; plus le souci financier du lendemain — de même, nous aussi nous savons qu’il y a une vraie nourriture spirituelle qui a fondé l’Église.

*

Oui, tout cela, on est au courant, ont-ils dit. "Au désert, nos pères ont mangé la manne, ainsi qu’il est écrit : Il leur a donné à manger un pain qui vient du ciel."

C’était antan… Un passé glorieux !… Mais qu’est ce que les yeux qui ne sont pas ceux de la foi ont vu d’autre que du passé ? Notre Dieu produit-il autre chose que du passé ? Hier, avec les concombres d’Égypte, hier encore, la veille, avec la multiplication des pains, nous ne sommes pas morts de faim. Hier aussi, nos pères ont été héroïques, ont eu une foi à renverser des montagnes.

Oui notre Dieu a produit un passé glorieux. Des Moïse, des Élie. Des prophètes, des Apôtres, des martyrs, des camisards, des résistants,… quand tout semblait perdu. Oui notre Dieu est un puissant producteur de passé. Un passé qui nous porte jusqu’à aujourd’hui.

Moïse a donné le pain du ciel. Et hier encore, avec cette multiplication des pains, on n’est pas morts de faim… Mais aujourd’hui ? Mais nous ?

*

Nous ? Notre foi n’a t-elle pas vu que notre vraie soif, Jésus peut l’assouvir ? "À qui irions-nous ?… tu as les paroles de la vie éternelle…" dira pour nous Pierre à la suite de ces paroles de Jésus (v. 68).

Hors cela, on reste dans sa faim : les pauvres, vous les aurez toujours avec vous, dira Jésus ; les pauvres vous les serez toujours, à moins que vous ne deveniez pauvres en esprit, connaissant votre vraie faim, votre vrai désir, et celui-là seul qui peut combler votre vraie faim, éternelle, au-delà de nos vies passagères.

Pour cela Jésus ira jusqu’à donner sa vie passagère… Donner sa chair à manger — en ses mots provocateurs. Il donne sa chair pour la vie du monde. C’est-à-dire il se dépouille de sa vie… Et il nous appelle à recevoir ce dépouillement — "manger sa chair".

Là, Jésus a tracé un parallèle entre le pain dont il nourrit la foule et sa propre mort. Manger le pain qu’il partage revient ainsi à confesser concrètement que l’on vit de sa mort, du don de sa vie. Le partage de la Cène est bien évidemment en perspective — ceci est mon corps donné pour vous — dira-t-il du pain partagé. Le discours de Jean 6 nous permet ainsi de comprendre en quoi ce pain, le pain de la Cène, est son corps, le corps du Christ : il ne s’agit évidement pas de l’élément chimique qu’est le pain. Il ne s’agit pas de la matière, mais de la parole qui y est signifiée, donnée à notre foi.

De quoi s’agit-il ? De recevoir de son dépouillement, jusqu’au dépouillement de sa vie, la parole, la promesse de notre propre dépouillement.

En d’autres termes : recevoir sa mort, et donc abandonner l’illusion que le provisoire de la vie-même pourrait durer, pour découvrir, dans l’abandon de cette illusion, dans l’abandon de sa propre vie passagère, la vie de résurrection.

*

Mourir au désir de faire du transitoire du définitif, mourir déjà à ce qui mourra ; bref : perdre sa vie… pour la vivre en vérité dans un aujourd'hui de résurrection. D’où la présence du Christ à la Cène est aussi présence du Ressuscité : le Christ est présent comme don partagé, au milieu de nous, pas comme pâte ingérée ! Pain et vin signifient don de sa vie, communion les uns avec les autres dans sa mort et sa vie de résurrection. Car alors prend place la parole, la promesse de la Résurrection. "Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour."

"C’est l’Esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie", expliquera-t-il à ce sujet.

La résurrection prend alors place comme résolution de nos désirs de pains multipliés ; désir illusoire de vie comblée de façon indéfinie. Elle prend place comme récapitulation dans le Christ de ce que nous sommes vraiment, l’ignorerions-nous. Dans la résurrection du Christ, notre résurrection au dernier jour prend place dès aujourd’hui comme présentation de nos êtres vrais devant Dieu. Comme résolution et exaucement de nos désirs, et non pas de pains multipliés qui au fond ne rassasient pas. Elle est résolution et récapitulation de la vérité de nos vies.

C’est là la vérité profonde de la parole ou Jésus mène ses interlocuteurs, où Jésus nous mène : "comme le Père qui est vivant m’a envoyé et que je vis par le Père, ainsi celui qui me mangera vivra par moi". "Celui qui mangera de ce pain vivra pour l’éternité".

C’est la parole par laquelle Jésus répond en vérité aujourd’hui à toutes nos demandes.


RP, Poitiers, 19.08.18