dimanche 22 septembre 2019

Dieu et Mamon




Amos 8, 4-7 ; Psaume 113 ; 1 Timothée 2, 1-8 ; Luc 16: 1-13

Luc 16, 1-13
1 Jésus dit à ses disciples :
"Un homme riche avait un gérant qui fut accusé devant lui de dilapider ses biens.
2 Il le fit appeler et lui dit : Qu'est-ce que j'entends dire de toi ? Rends les comptes de ta gestion, car désormais tu ne pourras plus gérer mes affaires.
3 Le gérant se dit alors en lui-même : Que vais-je faire, puisque mon maître me retire la gérance ? Bêcher ? Je n'en ai pas la force. Mendier ? J'en ai honte.
4 Je sais ce que je vais faire pour qu'une fois écarté de la gérance, il y ait des gens qui m'accueillent chez eux.
5 Il fit venir alors un par un les débiteurs de son maître et il dit au premier : Combien dois-tu à mon maître ?
6 Celui-ci répondit : Cent jarres d'huile. Le gérant lui dit : Voici ton reçu, vite, assieds-toi et écris cinquante.
7 Il dit ensuite à un autre : Et toi, combien dois-tu ? Celui-ci répondit : Cent sacs de blé. Le gérant lui dit : Voici ton reçu et écris quatre-vingts.
8 Et le maître fit l'éloge du gérant trompeur, parce qu'il avait agi avec habileté. En effet, ceux qui appartiennent à ce monde sont plus habiles vis-à-vis de leurs semblables que ceux qui appartiennent à la lumière.
9 "Eh bien ! moi, je vous dis : faites-vous des amis avec le Mamon trompeur pour qu'une fois celui-ci disparu, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles.
10 "Celui qui est digne de confiance pour une toute petite affaire est digne de confiance aussi pour une grande ; et celui qui est trompeur pour une toute petite affaire est trompeur aussi pour une grande.
11 Si donc vous n'avez pas été dignes de confiance pour le Mamon trompeur, qui vous confiera le bien véritable ?
12 Et si vous n'avez pas été dignes de confiance pour ce qui vous est étranger, qui vous donnera ce qui est à vous ?
13 "Aucun domestique ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon."

*

Voilà une parabole difficile à comprendre, non ? Gruger son maître une dernière fois avant de se faire virer, après l'avoir grugé au point de se faire virer ! Et voilà que le maître félicite son mauvais gérant : « bravo, tu as été malin de dilapider mes biens une dernière fois » ! C'est à n'y rien comprendre ! Un monde de corruption, un gérant corrompu, des pratiques qui semblent ne pas déranger Jésus !… Puisque c'est tout de même lui qui présente en cette parabole comme un conseil ce curieux avis du maître félicitant son gérant…

*

Reprenons donc la parabole : remarquons d'abord une différence entre les deux façons de mal gérer l'argent du maître. L'économe (c'est le mot, qui a donné économie, qui est dans le texte), a tout d'abord, avant de se faire prendre et d'être renvoyé, dilapidé l'argent de son maître, qui n'est pas sien. C'est la cause de son renvoi. Puis dès lors qu'il sait qu'il va se retrouver au chômage, il dilapide, à nouveau, l'argent de son maître, mais cette fois, c'est au bénéfice des débiteurs de son maître, s'en faisant dès lors des « amis ». Il se prépare un avenir auprès d'eux.

Différence importante qui nous dit, la suite l'indique, le peu de valeur de l'argent pour Jésus : pas de problème à le dilapider… en l'occurrence pour autrui.

Peu de valeur de l'argent en soi : cela apparaît dans le choix du terme, qui n'est pas perceptible dans plusieurs de nos traductions. Le mot choisi par Jésus est Mamon, c'est-à-dire l'argent comme idole, avec comme racine du mot Mamon : ce qui dure. L'idée est que l'argent nous garantirait l'avenir, qu'il durerait. Et là il est déjà une idole, diabolique. Il a pris la place de Dieu. Dieu seul est éternel. C'est pourquoi l’Épître de Jacques dit que l'or rouille. Tout le monde sait que ce n'est pas le cas, au plan matériel. Quant à sa réalité spirituelle, si, il rouille : seul Dieu est éternel. Vouloir se garantir un avenir par l’argent est un leurre (c'est devenu particulièrement évident à l'heure des fluctuations boursières et de l'argent virtuel). C'est pourquoi on ne peut servir Dieu et Mamon. Un seul est éternel. S'imaginer que l'or ne rouille pas, au regard de l'éternité, est une idolâtrie, diabolique : Mamon est une figure du diable : argent trompeur, en dit Jésus, trompeur comme le diable. Mamon de l'injustice, dans notre texte.

Si l'on a compris cela, on est en mesure de sortir de l'idolâtrie, et de mettre l'argent à sa juste place : provisoire. C'est bien ce qu'a fait le gérant habile, et c'est de cela que le maître le félicite. Le gérant use de l'argent pour ce qu'il est : il ne sert à rien, au regard de l'éternité : il n'est qu'un moyen provisoire, et c'est bien comme cela que le gérant en a usé après avoir appris son prochain renvoi. Pour ce qu'il est : bien provisoire, trompeur, injuste. Le remettant ainsi à sa place, il s'est montré digne de confiance au regard des choses éternelles. En ce sens-là digne de confiance en des petites choses, de peu de valeur, il va se voir confier de grandes choses, éternelles elles, contrairement au Mamon trompeur, voué à rouiller comme l’or rouillera.

*

À ce point, on peut passer à un autre niveau. Laisser Mamon pour Dieu. L'immoralité apparente de la leçon nous a mis la puce à l'oreille : Jésus n'est pas en train de donner des leçons de morale d'entreprise. « L'homme riche », dans les paraboles, désigne à plusieurs reprises Dieu. Les intendants, les gérants, eux, sont les gens de religion, d'Église, ceux ayant un ministère quel qu'il soit ; bref, nous tous ici, qui avons entendu son appel.

Or qu'est-ce qu'un gérant de Dieu a à gérer ? Qu'est que le Maître lui a confié ? On le sait : sa grâce. Nous sommes gérants de la grâce. Le gérant dilapide ce que son maître lui a confié : la parole de sa grâce. Il est curieux que Jésus, voulant parler des pharisiens, scribes, ou exégètes, apôtres et pasteurs, ne donne d'image que celle d'un gérant qui dilapide les biens de son maître, qui plonge dans la caisse, s'y sert abondamment, et contracte envers son maître des dettes que comme gérant il ne pourra jamais payer, ce qui le conduira donc à son renvoi ; ignorant sans doute, d’ailleurs, que ce sont des dettes, pensant même que c'est normal de se servir ainsi ! C’est la grâce, quoi !

Et c'est la tentation qui nous guette tous, tentation de la « grâce à bon marché », par laquelle on se justifie soi-même de tous ses actes, y trouvant toutes les bonnes excuses ; sans se débarrasser pour autant d'une mauvaise conscience et d'un sentiment de culpabilité ; tentation pourtant, et en même temps, de s'administrer toutes les indulgences possibles, plongeant dans les trésors de la miséricorde divine, de la bonté, de la grâce de Dieu. Ce qui revient à s'auto-justifier parce qu'on se croit d'une façon ou d'une autre suffisamment digne, plus juste que le reste du monde, parce que l'on fait ceci ou cela, que l'on croit ceci ou cela, qu'on appartient à telle communauté de croyants, qu'on a tel type de foi qui sauve. À cette tentation se conjoint ainsi une autre, celle d'oublier qu'on n'est que gérant et de penser qu'on est propriétaire des trésors de la grâce de Dieu. Les autres, pour qui on est gérants, restent ses débiteurs. Et voilà notre gérant, indulgent pour soi-même, pas pour les autres ! Jusqu'à à ce que…

« Le maître fit venir son gérant et lui dit : Qu'est-ce que j'entends dire de toi ? Rends compte de ta gestion, car tu ne pourras plus désormais administrer mes biens. » C'est que plus on s'auto-justifie, plus on trouve les autres injustes ; plus on se trouve digne de la grâce, plus on considère les autres comme indignes… Et moins on leur accorde la grâce.

Menacé de renvoi, le gérant de la parabole va alors faire preuve de l’ingéniosité et de la prudence que nous avons lues, en commettant ce qui est apparemment seulement une nouvelle injustice ! En fait, il se convertit au vrai sens de la grâce. Et c’est ce que Jésus donnera en exemple : faites-vous des amis de cette manière injuste aux yeux des hommes, qui consiste à baisser leurs dettes, mais qui est la justice généreuse. Le jugement appartient à Dieu, et à lui seul. Et on vous jugera à la mesure dont vous aurez jugé. Faites-vous, par votre miséricorde à l’égard d’autrui, de ses fautes, de son absence de foi, ou que sais-je d'autre, autant de compagnons de la grâce. Soyez habile comme enfants de lumière quant à la grâce, comme l'est ce fils de ce monde qu'est le gérant de illustration de Jésus.

Une fois encore, donc, le gérant de la parabole va dilapider les biens de son maître — mais cette fois, s'il puise encore dans les trésors de son maître — et donc dans le trésor de la grâce —, c'est pour d'autres débiteurs. Dans la sévérité de la mise en garde : « tu va être renvoyé », l'homme vient de découvrir qu'il était gérant de son maître, pour les autres. Alors, il ouvre la grâce, à commencer — remarquons-le — par les plus gros débiteurs, ceux qui ont envers le Maître les dettes les plus grandes. Cet homme a découvert que, quoiqu'il soit intendant, gérant, administrateur… de Dieu en fin de compte, il restait du côté des hommes. Et le maître loua le gérant injuste de ce qu'il avait agi prudemment, se ménageant par la grâce seule un avenir dans le Royaume de la grâce ouverte à tous les débiteurs, et qui s'est approché avec la présence de Jésus.


RP, Poitiers, 22/09/19


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