dimanche 13 mars 2022

Les yeux fixés sur Jésus




Genèse 15.5-18 ; Psaume 27 ; Philippiens 3.17–4.1 ; Luc 9.28-36

Luc 9, 28-36
28 Jésus prit avec lui Pierre, Jean et Jacques et monta sur la montagne pour prier.
29 Pendant qu’il priait, l’aspect de son visage changea et son vêtement devint d’une blancheur éclatante.
30 Et voici que deux hommes s’entretenaient avec lui ; c’étaient Moïse et Élie ;
31 apparus en gloire, ils parlaient de son départ qui allait s’accomplir à Jérusalem.
32 Pierre et ses compagnons étaient écrasés de sommeil ; mais, s’étant réveillés, ils virent la gloire de Jésus et les deux hommes qui se tenaient avec lui.
33 Or, comme ceux-ci se séparaient de Jésus, Pierre lui dit : “Maître, il est bon que nous soyons ici; dressons trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, une pour Élie.” Il ne savait pas ce qu’il disait.
34 Comme il parlait ainsi, survint une nuée qui les recouvrait. La crainte les saisit au moment où ils y pénétraient.
35 Et il y eut une voix venant de la nuée; elle disait : “Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai élu, écoutez-le !”
36 Au moment où la voix retentit, il n’y eut plus que Jésus seul. Les disciples gardèrent le silence et ils ne racontèrent à personne, en ce temps-là, rien de ce qu’ils avaient vu.

*

Plus tard, au jour de la résurrection, les disciples raconteront, entrant dans la lignée des témoins dont parle l’Épître aux Hébreux, exhortant ceux qui ont cru par leur parole et leur témoignage (ch. 11, v. 1-2a) : « puisque nous sommes environnés d’une si grande nuée de témoins, rejetons tout fardeau et le péché qui nous enveloppe si facilement, et courons avec persévérance l’épreuve qui nous est proposée, les yeux fixés sur Jésus. »

Mais qu’est-ce à dire, depuis l’Ascension et la fin des apparitions du Ressuscité, que reste-t-il pour nous à voir, où fixer les yeux ?

« Tu sais qu’il est difficile pour nous de voir plus loin que cette tombe. Remets-nous en mémoire les paroles d’espérance des prophètes, des apôtres et des témoins de la résurrection », prie notre liturgie de deuil.

Que reste-t-il pour nous de ce qu’ont vu les disciples, témoins de la résurrection, pour que l’Épître aux Hébreux puisse nous exhorter à garder « les yeux fixés sur Jésus » ? Pour qui a vu Jésus en ce monde, comme Siméon, recevant en Jésus enfant le salut attendu, « enfin mes yeux ont vu resplendir le salut que j’attendais sans cesse » (Luc 2). Pour lui, soit ! Encore qu’il fallait bien la lumière de l’Esprit saint pour reconnaître le Fils éternel de Dieu en un enfant semblable aux autres, et plus tard, pour les autres hommes et femmes qui l’ont côtoyé, en un homme semblable aux autres. Mais que dire nous concernant, nous qui n’avons pas frayé avec Jésus sur les routes de Galilée ou de Judée ?…

Et même pour ceux qui ont eu ce privilège, se pose la question de la foi, de cette œuvre de l’Esprit saint qui leur fait percevoir la présence de Dieu en cet homme. « Nul n’a jamais vu Dieu », souligne l’Évangile de Jean, qui précise : « Dieu Fils unique seul l’a fait connaître. » Alors, « les yeux fixés sur Jésus », qu’est-ce à dire ?

Ou alors, serait-ce que contrairement à l’époque du Décalogue, on verrait désormais ? — et l’auteur de l’Épître aux Hébreux écrit après l’Ascension. Avoir « fait connaître Dieu » l’aurait-il rendu visible ? Dieu dévoilé dans sa Gloire : est-ce ce que signifie la rencontre de Jésus ressuscité au dimanche de Pâques, ou au jour de la Transfiguration ? Puisqu’ici il n’est plus question de connaître selon la chair, pour le dire avec Paul.

Dieu serait-il devenu donc devenu comme visible, ou imaginable ? Pour que l’on ait, de la sorte « les yeux fixés sur Jésus ». En effet, puisque, comme chrétiens, nous confessons avoir connu Dieu dans l’humanité du Christ, la gloire céleste du Fils de Dieu serait-elle donc devenue visible dans l’humanité visible du Christ ? Mais ne serait-ce alors pas là la satisfaction d’une tentation récurrente ? Voir Dieu. Déjà dans l’Exode, à Moïse : « fais-nous des dieux qui marchent devant nous » !

Cela ne correspond-il pas d’ailleurs à une tentation de Jésus lui-même : rendre Dieu visible en levant le voile de son humanité et en se montrant dans sa gloire céleste ? C’est bien le cœur de sa tentation au désert ! « Saute du haut du temple, montre-toi comme tu es, Fils éternel de Dieu ! » Or, Jésus a résisté : quant à sa gloire, son ministère se déroulera dans le secret, dans l’anonymat. La Transfiguration est alors le moment où trois disciples reçoivent le privilège de voir lever un instant ce secret de la gloire cachée de celui qui demeure dans l’éternité auprès du Père. Secret qui ne sera pleinement levé pour la foi des croyants qu’au dimanche de Pâques, et universellement lors de la Parousie.

Que nous dit la Transfiguration par ce dévoilement d’un instant ? Elle nous dit que l’humanité-même, à laquelle Jésus qui l’a revêtue n’a pas voulu renoncer, est au-delà de nos capacités de compréhension et a fortiori de vision. Il serait mal venu — sous prétexte que Jésus a assumé notre humanité, qu’il a refusé d’y renoncer ou d’en lever le voile — ; il serait mal venu de penser que du coup nous aurions prise sur lui ; que son humanité serait à la mesure de nos conceptions. Au contraire, nous dit la Transfiguration, l’humanité de Jésus est l’humanité du Fils de Dieu, l’humanité en laquelle Dieu nous rencontre, l’humanité même de Dieu ! Voilà qui est tout de même troublant, d’autant que cela bouleverse notre humanité propre, ainsi rachetée et élevée à sa dignité inouïe.

Cela contre la tentation de vouloir un Christ à notre mesure — à l’encontre de ce qu’en dévoile la Transfiguration. Un Christ que nous continuerions à voir en quelque sorte, de nos yeux… Contre ce qu’en dévoile la Transfiguration ! En effet, « nous ne connaissons plus selon la chair », nous avertit Paul selon sa foi au Ressuscité. C’est la même leçon que tire de la Transfiguration la seconde Épître de Pierre : « ce n’est pas en nous mettant à la traîne de fables sophistiquées que nous vous avons fait connaître la venue puissante de notre Seigneur Jésus Christ, mais pour l’avoir vu de nos yeux dans tout son éclat. Car il reçut de Dieu le Père honneur et gloire, quand la voix venue de la splendeur magnifique de Dieu lui dit : “Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir.” Et cette voix, nous-mêmes nous l’avons entendue venant du ciel quand nous étions avec lui sur la montagne sainte. » (2 Pierre 1, 16-18).

Cela n’empêchera pas de voir prospérer ce désir récurrent d’un Christ « selon la chair ». C’est ainsi que les Christ à notre image vont foisonner. Un Christ accessible non seulement à nos yeux, mais jusqu’à nos laboratoires de recherche historico-théologiques, presque à nos scalpels !

Ainsi foisonnent régulièrement des portraits et autres « biographies » de Jésus, dans des ouvrages promis au statut de best-sellers, preuve que leur souci est aussi largement celui du grand public. Or, que font-ils, ces « biographes » de Jésus ? Ils font comme tous les auteurs, mais ici par le détour par Jésus : ils parlent d’eux-mêmes. Et foisonnent les Christ, toujours au goût, à la mode du jour — justifiant l'aphorisme de Cioran : « Il est incroyable que la perspective d'avoir un biographe n'ait fait renoncer personne à avoir une vie » (Cioran, Syllogismes de l'amertume, Œuvres, p. 751).

Ou alors, autre mode, chez les non-croyants pour le coup, avec pour projet de mettre en question la foi au Christ, d'autres, parlant aussi d’eux-mêmes, se réjouissent de ce qu’il y ait aussi peu de traces dans les Évangiles d’un Jésus distinct du Christ de la foi — c’est un euphémisme : il n’y en a pas !… On n’a de récits que des Évangiles, textes de foi.

Voilà donc qu’un courant un temps prisé dans l’historiographie soviétique mettait carrément en doute l’existence de Jésus… Ces auteurs parlaient d’eux-mêmes et de leurs convictions, eux aussi, bien sûr. Mais les traces d’un personnage historique distinct des récits évangéliques ? — me direz-vous. Eh bien, on n’en a évidemment pas (sinon quelque mention floue dans deux ou trois textes antiques). Rien qui permette de faire un portrait ! C’est au point que des auteurs d’aujourd’hui renouent avec cette mode et son goût aux temps soviétiques, en rescapés de la méthode apparemment… pour nous expliquer qu’il n’y a de Jésus que mythique.

Quoique aujourd’hui, (à part dans ce courant à la mode) on ne se demande en général plus s’il a vraiment existé ; mais quand même on aimerait cependant en savoir un peu plus… « Nous ne connaissons plus selon la chair », répond Paul — c’est-à-dire : depuis sa résurrection.

Or, c’est cela que nous disent les récits de la Transfiguration, celui de Luc (ou Matthieu et Marc) ou celui de Pierre : ce Jésus que vous ne verrez plus (et pour nous, que nous n’avons pas vu) ; ce Jésus que les disciples ont côtoyé n’est autre que le Fils éternel de Dieu. « Écoutez-le ».

Écoutez-le aujourd’hui, précisera l’Épître de Pierre, dans les Écritures : « nous avons la parole des prophètes qui est la solidité même ». Mais, alors, à nouveau, que dire des « yeux fixés sur Jésus » de l’Épître aux Hébreux ? Que dire, sinon en venir à ce que Jésus lui-même dit faire ce qu’il voit faire à son Père : il l’a vu faire briller son soleil sur toutes et tous, faire pleuvoir sur toutes et tous, et donc, être généreux comme l’est le Père : « le Fils ne fait que ce qu'il voit faire au Père ; et tout ce que le Père fait, le Fils aussi le fait pareillement », dit Jean (5, 19).

*

Voilà qui nous ramène à la Loi et aux Prophètes. Ils ont désigné Jésus depuis le commencement. Voilà ce dont se souviennent Pierre et les Évangiles. La Loi et les Prophètes, à savoir Moïse et Élie dans le récit de la Transfiguration selon les Évangiles.

Au Sinaï, Moïse, qu’en est-il de ce qu’on voit ? — : une voix, des voix que le peuple voit : « vous avez vu les voix de Dieu », est-il dit au peuple au Sinaï. Et au mont Carmel, qu’a vu Élie ? Un souffle silencieux selon le texte ! Alors, en présence de Moïse et Élie, qu’ont-t-il retenu finalement, les trois disciples ? Ils parlent de blancheur éclatante. Soit pas grand chose de visualisable ou de descriptible. Comme dans le souffle d’un silence pour Élie ; ou comme au Sinaï, où s’est donnée à voir une Parole : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai élu, écoutez-le ! »« Écoutez-le » : voilà ce qu’est « avoir les yeux fixés sur Jésus » !

Pour fixer leur bonheur, comme si c’était possible, les disciples n’ont d’autre idée que de dresser des tentes ! Et pourquoi pas : on peut imaginer qu’ils pensent à des tabernacles — référence à l’Exode (voir Jean 1, 14 : « la Parole a “tabernaclé” parmi nous »). Mais la présence du Fils de Dieu ne se fixe pas, pas même dans un tabernacle. Il faudra redescendre de la Montagne. Où le texte fait apparaître que les disciples sont tout de même à côté de la plaque !

Et pour cause : ils sont de la terre — comme nous. Ils se trouvent en présence de celui qui manifestement vient du ciel, qui provient d’au-delà de l’Histoire et dont la Loi et les Prophètes ont parlé et parlent encore, celui auquel toute l’Histoire biblique, de Moïse, les commencements, à Élie, celui qui vient à la fin, ne cesse de renvoyer.

Celui qui leur apparaît aujourd’hui est au-delà de l’Histoire et le voilà en ces jours au milieu d’eux, dans leur histoire, de son commencement à sa fin. Il ne nous est pas donné pas d’autre Jésus que celui-là.

*

Ce Jésus-là n’est autre que le Ressuscité. C’est ce qu’ont compris les disciples, plus tard. C’est bien le Ressuscité qui leur est apparu ce jour-là, avant même la crucifixion, celui qui demeure dans le sein du Père dans toute l’Éternité, celui en qui vient le Royaume ; qu’ils ont donc contemplé dans la Gloire avant même leur mort — comme l’annonçait le texte (Luc 9, 27-28a) : « quelques-uns de ceux qui sont ici ne mourront point qu’ils n’aient vu le Royaume de Dieu.‭ Environ huit jours après qu’il eut dit ces paroles »… c’était la Transfiguration.

Et on a retenu la voix qui a retenti : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai élu, écoutez-le ! ». Écoutez ce que Dieu vous dit par lui. Déjà le Royaume est à l’intérieur de vous… Ne restez pas sur le Mont de la Transfiguration. Allez suivre le Ressuscité sur les routes où il vous précède. Jésus en est descendu. À nous de le suivre à présent : allez donc dans le monde… « les yeux fixés sur Jésus », à savoir : « écoutez-le », et donc pour nous : « écoutez ce qu’ont dit de lui ceux qu’il a envoyés vers nous ».

Alors nous sommes l’objet même de la prière de Jésus lui-même. Jean 17 : « c’est pour eux que je prie — les Apôtres. Et aussi pour celles et ceux qui auront cru par leur parole, la parole des Apôtres ». « Les yeux fixés sur Jésus » — : « celui-ci est mon Fils élu, écoutez-le » !


R.P., Poitiers 13.03.2022
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