Jérémie 31, 7-9 ; Psaume 126 ; Hébreux 5, 1-6 ; Marc 10, 46-52
Marc 10, 46-52
« Ta foi t’a sauvé » — réponse à une formulation claire du problème : « que veux-tu que je te fasse ? » a demandé Jésus à l’aveugle. Mais… que je voie, je suis aveugle ! a répondu Bar-Timée…
La même vérité, qui a rendu la vue à l’aveugle, ouvre toujours aujourd’hui les yeux qui se savent aveugles : la parole de Dieu est parole de vie, elle seule peut vivifier l’Église — en toutes ses confessions. Aujourd'hui résonne toujours cette certitude intime qui est celle de l’aveugle Bar-Timée quant à la source du recouvrement de la vue, certitude de la foi malgré tout, qui naît de la présence de Jésus : « aie pitié de moi ! »
Pour que cette conviction se concrétise, il reste à chacun et chacune de nous de se savoir aveugle, comme Bar-Timée, et de crier vers celui qui passe : « Fils de David, aie pitié de moi », même si comme Bar-Timée, tout veut nous faire taire. Du cœur des ténèbres, du cœur de la nuit, un cri : « Fils de David, Jésus, aie pitié de moi ».
« Confiance, lève-toi, il t’appelle », lui est-il dit. Ne connaissons-nous pas, comme Bar-Timée, notre problème ? « Que veux-tu que je te fasse ? » lui demande Jésus — nous demande Jésus. L’aveugle Bar-Timée connaît son problème : « mon maître, que je retrouve la vue. »
Aujourd'hui, les aveuglements ne manquent pas, les problèmes qui nous assaillent ne manquent pas ! Comme Église, comment ne pas penser aux crimes terribles, fruits d’aveuglements terribles, qui souillent et enténèbrent une autre Église, partie de la même Église universelle dont nous sommes participants aussi. Avec une question : si l’aveuglement de Bar-Timée ne le blesse que lui, la souillure actuelle a blessé atrocement ses victimes, risquant, constat terrible, de rendre dérisoire, concernant des supposés témoins du Christ, la réponse “ta foi t’a sauvé” !
Reste ce minimum : reconnaître être des aveugles, comme Églises et société, car l’Église catholique, la plus touchée, n'est pas seule aveugle, quant à voir ce qu’est l’être humain, fragile, aveugle aussi en matière de sexualité… Églises aveugles, société aveugle.
Amour souillé, alors que la Bien-aimée du Cantique des Cantiques chantait (ch. 2, v. 5) : “soutenez-moi avec des gâteaux de raisins, fortifiez-moi avec des pommes, car je suis malade d’amour.” Malade. Amour aujourd’hui atrocement trahi, comment être encore témoins de l’amour éternel ?
Malade. Malaise dans la civilisation et les Églises, qui éclate aujourd’hui par des scandales, principalement dans l’Église catholique, mais aussi ailleurs, à commencer par la famille ! Malaise criant en nos jours héritiers d’un changement civilisationnel initié sous nos yeux aveugles il y a quelques décennies. “Malaise dans la civilisation”, ou “dans la culture” — on a reconnu le titre d’un livre de Sigmund Freud, où il tire lui-même des conclusions de ses observations en matière de sexualité : c’est la frustration sexuelle, explique-t-il, imposée par la civilisation, qui, dans un apparent paradoxe, produit stabilité culturelle et développements économiques et techniques. Car Freud enseignait un vrai pessimisme en matière de sexualité, que l’on semble avoir oublié depuis…
Déjà un disciple de Freud, Wilhelm Reich, proposait, à peu près à l’inverse du “Malaise dans la civilisation”, de libérer la sexualité via une interprétation toute personnelle des découvertes du maître. Reich élaborait une théorie de “la fonction de l’orgasme”, selon le titre d’un de ses livres, débouchant sur “la révolution sexuelle” (autre titre de Reich), révolution qui compléterait bientôt heureusement toutes les autres et amènerait l’humanité au plus parfait bonheur.
Optimisme un peu rapide quant aux pulsions, éventuellement destructrices, de tout un chacun. Pour savoir que le domaine sexuel n’est peut-être pas si sujet à optimisme que ça, il aurait suffi d’entendre sérieusement un Sade, qu’on lisait alors, mais sans autre regard que celui des enthousiasmes libérés. Sade nous conduit pourtant sans doute aux sources de la généalogie de cet optimisme : l’opposition à un certain Augustin dont Sade précisément, en son XVIIIe s. optimiste, est un des rares — avec les augustiniens jansénistes — à ne s’être pas débarrassé.
Augustin, futur saint Augustin, écrit, quelque 13 siècles avant Sade, et 15 siècles avant nous, en des termes si pessimistes en matière de sexualité, qu’il juge devoir… y renoncer : “Sans doute l’Apôtre ne m’interdisait point le mariage, dit-il, bien que dans son ardent désir de voir tous les hommes semblables à lui, il recommande un état plus parfait. Mais moi, trop faible encore, je choisissais la voie paresseuse, et c’était la seule raison de mes incertitudes en tout le reste […]” (Confessions VIII, I).
La suite est bien connue. Augustin raconte : “[…] voici que j’entends, qui s’élève de la maison voisine, une voix, voix de jeune garçon ou de jeune fille, je ne sais. Elle dit en chantant et répète à plusieurs reprises : ‘Prends et lis ! Prends et lis !’ […] Je revins donc en hâte à l’endroit où [j’avais] laissé, en me levant, le livre de l’Apôtre. Je le pris, l’ouvris, et lus en silence le premier chapitre où tombèrent mes yeux : ‘Ne vivez pas dans la ripaille et l’ivrognerie, ni dans les plaisirs impudiques du lit, ni dans les querelles et jalousies ; mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ, et ne pourvoyez pas à la concupiscence de la chair’. Je ne voulus pas en lire davantage, c’était inutile” (ibid. VIII, XII).
Augustin est dès lors converti, chrétien, ce qui pour lui, débouche sur le dépassement de toute vie sexuelle. Il poursuit ainsi son récit : “Aussitôt nous [son ami Alypius et lui] nous rendons auprès de ma mère, nous lui disons tout : elle se réjouit. […] Vous m’aviez si bien converti à vous que je ne songeais plus à chercher femme et que je renonçai à toutes les espérances du siècle” (ibid.).
On ne s’arrêtera pas à la question évidemment troublante de la joie de sa mère, sainte Monique, qui, on le sait, avait mis auparavant toute son énergie à séparer son fils de sa concubine, dont il avait tout de même eu un enfant, Adeodat. On se contentera de rappeler qu’il n’est pas excessif de dire que tout le rapport du christianisme occidental ultérieur à la sexualité est lié à ce carrefour. Augustin l’a dit lui-même, si le mariage n’est certes pas interdit, il s’assimile à la concupiscence des “plaisirs impudiques du lit” (ce sont ses mots), dont il pense, pour les avoir connus, qu’y succomber relève d’une sorte de paresse spirituelle (toujours ses mots). Le célibat, dans la chasteté, est nettement plus “parfait”, dit-il, au point que la conversion, ultimement, s’y assimile.
Hiérarchie à deux pôles donc, pour Augustin : le vécu de la sexualité, le mariage, relevant de la chair, au cœur duquel subsiste le péché, lié à la concupiscence qui accompagne l’union sexuelle et par laquelle se transmet le péché originel. Et le célibat dans la chasteté, état de perfection, que désire tout chrétien médiéval. L’enseignement d’Augustin veut que, toutefois, le péché inévitable dans l’union sexuelle soit couvert par ce résultat positif de ladite union : la procréation. En deçà du péché, inévitable, l’union sexuelle est le lieu d’une œuvre créatrice de Dieu, qui couvre donc le péché inévitable qui l’accompagne ; qui le couvre, pourvu que l’intention des parents s’unissant soit précisément la procréation. D’où la possibilité d’une dimension sacramentelle du mariage, en lien avec cette couverture du péché qui y demeure toutefois. La future sacramentalisation du futur mariage d'Église (XIIe s.), va, non pas éliminer la hiérarchie des deux états avec supériorité du célibat, mais atténuer l’abrupt de l’abîme qui les sépare.
On voit nettement cela chez Thomas d’Aquin (XIIIe s.), célèbre entre autres pour avoir réhabilité la nature. Du même coup, il réhabilite d’une certaine façon la sexualité, sans se départir totalement de l’enseignement normatif augustinien concernant sa dimension pécheresse. Le mariage est cependant naturel, au point que sous cet angle précis la relation sexuelle n’est pas péché, puisque le corps a été créé bon. “Les inclinations naturelles dans les choses viennent de Dieu […]”, dit-il. Il poursuit : “Or chez tous les animaux parfaits, se trouve cette inclination naturelle au commerce charnel ; celui-ci ne peut donc être de soi un mal” (Somme contre les Gentils, CXXVI).
Toutefois, si le commerce charnel n’est pas un mal, la hiérarchie augustinienne demeure. Je cite toujours : “[…] certains hommes, sans rejeter la continence perpétuelle, ont accordé au mariage une même valeur. C’est une hérésie (l’hérésie de Jovinien). La fausseté de cette erreur apparaît [en ce que] la continence rend l’homme plus apte à élever son âme jusqu’aux choses spirituelles et divines” (ibid., III, CXXXVII).
“[…] la jouissance [des plaisirs charnels], et particulièrement des plaisirs sexuels, ramène l’esprit à la chair […]” (ibid., III, CXXXVI). La hiérarchie demeure, mais se nuance, puisque le plaisir, étant le moteur par lequel Dieu met en œuvre cette fonction naturelle et voulue de lui — la procréation —, n’est pas foncièrement mauvais.
En résumé, chez Thomas d’Aquin, fidèle à Augustin, la malignité de la relation sexuelle se nuance de ce qu’elle ne concerne que la nature déchue. En soi la nature est bonne et la sexualité en relève tout de même. S’infiltreront plus tard dans ce soupçon de réhabilitation de la sexualité les prémices de l’optimisme moderne du fait, déjà avant Sade et Reich, de jésuites dont Pascal dénoncera l’abandon d’Augustin.
Quant aux Réformateurs protestants, eux aussi se réclament d’Augustin, mais ils débouchent sur l’inversion de la proposition antécédente. Auparavant le célibat était quasi-obligatoire, sauf l’exception de l’incapacité à se contenir. Dorénavant, le mariage est pleinement réhabilité, comme ordre de Dieu, sauf le don exceptionnel de se contenir.
Reste que l’affirmation augustinienne et médiévale sur la supériorité du célibat et de l'abstinence, fondant le pouvoir sans contre-pouvoir d’hommes qui, dans l’Église catholique ont adopté ce célibat longtemps proclamé supérieur — cette affirmation ancienne est progressivement venue se heurter contre l’injonction inverse, postulant la toute bonté du sexe, qui trouve ses prémisses depuis la fin du Moyen Âge, puis au XVIIIe s., et qui a culminé au XXe siècle, constatant, avec Freud, un véritable malaise dans la civilisation qui peine à assumer l’abîme de cette injonction contradictoire.
Le choc dont vient de nous assommer l’actualité, avec le désormais fameux rapport Sauvé, est terrible quant à l’abîme qu’il a dévoilé.
Un fait incontournable s’y révèle, qui est qu’une institution plus stricte, au moins théoriquement, quant à ses mœurs, et plus rigide quant à son pouvoir, est par cela-même d'autant plus aveuglée sur elle-même. À travers cela, l’actualité nous révèle un véritable aveuglement civilisationnel, qui frappe au cœur une des plus anciennes institutions de ladite civilisation, mais qui vaut aussi, ne nous leurrons pas, hors de ladite institution, pour les autres Églises, dont la nôtre, et la société dans son ensemble.
Aveuglement civilisationnel qui fait de nous tous des Bar-Timée, des aveugles, à qui il ne reste plus de recours que de crier à Jésus, comme Église universelle souillée, enténébrée, aveugle — sans préjuger de la réponse : “Fils de David, Jésus, aie pitié de moi !”
Marc 10, 46-52
46 Ils arrivent à Jéricho. Comme Jésus sortait de Jéricho avec ses disciples et une assez grande foule, l’aveugle Bartimée, fils de Timée, était assis au bord du chemin en train de mendier.
47 Apprenant que c’était Jésus de Nazareth, il se mit à crier : « Fils de David, Jésus, aie pitié de moi ! »
48 Beaucoup le rabrouaient pour qu’il se taise, mais lui criait de plus belle : « Fils de David, aie pitié de moi ! »
49 Jésus s’arrêta et dit : « Appelez-le. » On appelle l’aveugle, on lui dit : « Confiance, lève-toi, il t’appelle. »
50 Rejetant son manteau, il se leva d’un bond et il vint vers Jésus.
51 S’adressant à lui, Jésus dit : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » L’aveugle lui répondit : « Rabbouni, que je retrouve la vue !
52 Et Jésus dit : Va, ta foi t’a sauvé. Aussitôt il retrouva la vue et il suivait Jésus sur le chemin.
*
« Ta foi t’a sauvé » — réponse à une formulation claire du problème : « que veux-tu que je te fasse ? » a demandé Jésus à l’aveugle. Mais… que je voie, je suis aveugle ! a répondu Bar-Timée…
La même vérité, qui a rendu la vue à l’aveugle, ouvre toujours aujourd’hui les yeux qui se savent aveugles : la parole de Dieu est parole de vie, elle seule peut vivifier l’Église — en toutes ses confessions. Aujourd'hui résonne toujours cette certitude intime qui est celle de l’aveugle Bar-Timée quant à la source du recouvrement de la vue, certitude de la foi malgré tout, qui naît de la présence de Jésus : « aie pitié de moi ! »
Pour que cette conviction se concrétise, il reste à chacun et chacune de nous de se savoir aveugle, comme Bar-Timée, et de crier vers celui qui passe : « Fils de David, aie pitié de moi », même si comme Bar-Timée, tout veut nous faire taire. Du cœur des ténèbres, du cœur de la nuit, un cri : « Fils de David, Jésus, aie pitié de moi ».
« Confiance, lève-toi, il t’appelle », lui est-il dit. Ne connaissons-nous pas, comme Bar-Timée, notre problème ? « Que veux-tu que je te fasse ? » lui demande Jésus — nous demande Jésus. L’aveugle Bar-Timée connaît son problème : « mon maître, que je retrouve la vue. »
Aujourd'hui, les aveuglements ne manquent pas, les problèmes qui nous assaillent ne manquent pas ! Comme Église, comment ne pas penser aux crimes terribles, fruits d’aveuglements terribles, qui souillent et enténèbrent une autre Église, partie de la même Église universelle dont nous sommes participants aussi. Avec une question : si l’aveuglement de Bar-Timée ne le blesse que lui, la souillure actuelle a blessé atrocement ses victimes, risquant, constat terrible, de rendre dérisoire, concernant des supposés témoins du Christ, la réponse “ta foi t’a sauvé” !
Reste ce minimum : reconnaître être des aveugles, comme Églises et société, car l’Église catholique, la plus touchée, n'est pas seule aveugle, quant à voir ce qu’est l’être humain, fragile, aveugle aussi en matière de sexualité… Églises aveugles, société aveugle.
Amour souillé, alors que la Bien-aimée du Cantique des Cantiques chantait (ch. 2, v. 5) : “soutenez-moi avec des gâteaux de raisins, fortifiez-moi avec des pommes, car je suis malade d’amour.” Malade. Amour aujourd’hui atrocement trahi, comment être encore témoins de l’amour éternel ?
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Malade. Malaise dans la civilisation et les Églises, qui éclate aujourd’hui par des scandales, principalement dans l’Église catholique, mais aussi ailleurs, à commencer par la famille ! Malaise criant en nos jours héritiers d’un changement civilisationnel initié sous nos yeux aveugles il y a quelques décennies. “Malaise dans la civilisation”, ou “dans la culture” — on a reconnu le titre d’un livre de Sigmund Freud, où il tire lui-même des conclusions de ses observations en matière de sexualité : c’est la frustration sexuelle, explique-t-il, imposée par la civilisation, qui, dans un apparent paradoxe, produit stabilité culturelle et développements économiques et techniques. Car Freud enseignait un vrai pessimisme en matière de sexualité, que l’on semble avoir oublié depuis…
Déjà un disciple de Freud, Wilhelm Reich, proposait, à peu près à l’inverse du “Malaise dans la civilisation”, de libérer la sexualité via une interprétation toute personnelle des découvertes du maître. Reich élaborait une théorie de “la fonction de l’orgasme”, selon le titre d’un de ses livres, débouchant sur “la révolution sexuelle” (autre titre de Reich), révolution qui compléterait bientôt heureusement toutes les autres et amènerait l’humanité au plus parfait bonheur.
Optimisme un peu rapide quant aux pulsions, éventuellement destructrices, de tout un chacun. Pour savoir que le domaine sexuel n’est peut-être pas si sujet à optimisme que ça, il aurait suffi d’entendre sérieusement un Sade, qu’on lisait alors, mais sans autre regard que celui des enthousiasmes libérés. Sade nous conduit pourtant sans doute aux sources de la généalogie de cet optimisme : l’opposition à un certain Augustin dont Sade précisément, en son XVIIIe s. optimiste, est un des rares — avec les augustiniens jansénistes — à ne s’être pas débarrassé.
Augustin, futur saint Augustin, écrit, quelque 13 siècles avant Sade, et 15 siècles avant nous, en des termes si pessimistes en matière de sexualité, qu’il juge devoir… y renoncer : “Sans doute l’Apôtre ne m’interdisait point le mariage, dit-il, bien que dans son ardent désir de voir tous les hommes semblables à lui, il recommande un état plus parfait. Mais moi, trop faible encore, je choisissais la voie paresseuse, et c’était la seule raison de mes incertitudes en tout le reste […]” (Confessions VIII, I).
La suite est bien connue. Augustin raconte : “[…] voici que j’entends, qui s’élève de la maison voisine, une voix, voix de jeune garçon ou de jeune fille, je ne sais. Elle dit en chantant et répète à plusieurs reprises : ‘Prends et lis ! Prends et lis !’ […] Je revins donc en hâte à l’endroit où [j’avais] laissé, en me levant, le livre de l’Apôtre. Je le pris, l’ouvris, et lus en silence le premier chapitre où tombèrent mes yeux : ‘Ne vivez pas dans la ripaille et l’ivrognerie, ni dans les plaisirs impudiques du lit, ni dans les querelles et jalousies ; mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ, et ne pourvoyez pas à la concupiscence de la chair’. Je ne voulus pas en lire davantage, c’était inutile” (ibid. VIII, XII).
Augustin est dès lors converti, chrétien, ce qui pour lui, débouche sur le dépassement de toute vie sexuelle. Il poursuit ainsi son récit : “Aussitôt nous [son ami Alypius et lui] nous rendons auprès de ma mère, nous lui disons tout : elle se réjouit. […] Vous m’aviez si bien converti à vous que je ne songeais plus à chercher femme et que je renonçai à toutes les espérances du siècle” (ibid.).
On ne s’arrêtera pas à la question évidemment troublante de la joie de sa mère, sainte Monique, qui, on le sait, avait mis auparavant toute son énergie à séparer son fils de sa concubine, dont il avait tout de même eu un enfant, Adeodat. On se contentera de rappeler qu’il n’est pas excessif de dire que tout le rapport du christianisme occidental ultérieur à la sexualité est lié à ce carrefour. Augustin l’a dit lui-même, si le mariage n’est certes pas interdit, il s’assimile à la concupiscence des “plaisirs impudiques du lit” (ce sont ses mots), dont il pense, pour les avoir connus, qu’y succomber relève d’une sorte de paresse spirituelle (toujours ses mots). Le célibat, dans la chasteté, est nettement plus “parfait”, dit-il, au point que la conversion, ultimement, s’y assimile.
Hiérarchie à deux pôles donc, pour Augustin : le vécu de la sexualité, le mariage, relevant de la chair, au cœur duquel subsiste le péché, lié à la concupiscence qui accompagne l’union sexuelle et par laquelle se transmet le péché originel. Et le célibat dans la chasteté, état de perfection, que désire tout chrétien médiéval. L’enseignement d’Augustin veut que, toutefois, le péché inévitable dans l’union sexuelle soit couvert par ce résultat positif de ladite union : la procréation. En deçà du péché, inévitable, l’union sexuelle est le lieu d’une œuvre créatrice de Dieu, qui couvre donc le péché inévitable qui l’accompagne ; qui le couvre, pourvu que l’intention des parents s’unissant soit précisément la procréation. D’où la possibilité d’une dimension sacramentelle du mariage, en lien avec cette couverture du péché qui y demeure toutefois. La future sacramentalisation du futur mariage d'Église (XIIe s.), va, non pas éliminer la hiérarchie des deux états avec supériorité du célibat, mais atténuer l’abrupt de l’abîme qui les sépare.
*
On voit nettement cela chez Thomas d’Aquin (XIIIe s.), célèbre entre autres pour avoir réhabilité la nature. Du même coup, il réhabilite d’une certaine façon la sexualité, sans se départir totalement de l’enseignement normatif augustinien concernant sa dimension pécheresse. Le mariage est cependant naturel, au point que sous cet angle précis la relation sexuelle n’est pas péché, puisque le corps a été créé bon. “Les inclinations naturelles dans les choses viennent de Dieu […]”, dit-il. Il poursuit : “Or chez tous les animaux parfaits, se trouve cette inclination naturelle au commerce charnel ; celui-ci ne peut donc être de soi un mal” (Somme contre les Gentils, CXXVI).
Toutefois, si le commerce charnel n’est pas un mal, la hiérarchie augustinienne demeure. Je cite toujours : “[…] certains hommes, sans rejeter la continence perpétuelle, ont accordé au mariage une même valeur. C’est une hérésie (l’hérésie de Jovinien). La fausseté de cette erreur apparaît [en ce que] la continence rend l’homme plus apte à élever son âme jusqu’aux choses spirituelles et divines” (ibid., III, CXXXVII).
“[…] la jouissance [des plaisirs charnels], et particulièrement des plaisirs sexuels, ramène l’esprit à la chair […]” (ibid., III, CXXXVI). La hiérarchie demeure, mais se nuance, puisque le plaisir, étant le moteur par lequel Dieu met en œuvre cette fonction naturelle et voulue de lui — la procréation —, n’est pas foncièrement mauvais.
En résumé, chez Thomas d’Aquin, fidèle à Augustin, la malignité de la relation sexuelle se nuance de ce qu’elle ne concerne que la nature déchue. En soi la nature est bonne et la sexualité en relève tout de même. S’infiltreront plus tard dans ce soupçon de réhabilitation de la sexualité les prémices de l’optimisme moderne du fait, déjà avant Sade et Reich, de jésuites dont Pascal dénoncera l’abandon d’Augustin.
*
Quant aux Réformateurs protestants, eux aussi se réclament d’Augustin, mais ils débouchent sur l’inversion de la proposition antécédente. Auparavant le célibat était quasi-obligatoire, sauf l’exception de l’incapacité à se contenir. Dorénavant, le mariage est pleinement réhabilité, comme ordre de Dieu, sauf le don exceptionnel de se contenir.
*
Reste que l’affirmation augustinienne et médiévale sur la supériorité du célibat et de l'abstinence, fondant le pouvoir sans contre-pouvoir d’hommes qui, dans l’Église catholique ont adopté ce célibat longtemps proclamé supérieur — cette affirmation ancienne est progressivement venue se heurter contre l’injonction inverse, postulant la toute bonté du sexe, qui trouve ses prémisses depuis la fin du Moyen Âge, puis au XVIIIe s., et qui a culminé au XXe siècle, constatant, avec Freud, un véritable malaise dans la civilisation qui peine à assumer l’abîme de cette injonction contradictoire.
Le choc dont vient de nous assommer l’actualité, avec le désormais fameux rapport Sauvé, est terrible quant à l’abîme qu’il a dévoilé.
Un fait incontournable s’y révèle, qui est qu’une institution plus stricte, au moins théoriquement, quant à ses mœurs, et plus rigide quant à son pouvoir, est par cela-même d'autant plus aveuglée sur elle-même. À travers cela, l’actualité nous révèle un véritable aveuglement civilisationnel, qui frappe au cœur une des plus anciennes institutions de ladite civilisation, mais qui vaut aussi, ne nous leurrons pas, hors de ladite institution, pour les autres Églises, dont la nôtre, et la société dans son ensemble.
Aveuglement civilisationnel qui fait de nous tous des Bar-Timée, des aveugles, à qui il ne reste plus de recours que de crier à Jésus, comme Église universelle souillée, enténébrée, aveugle — sans préjuger de la réponse : “Fils de David, Jésus, aie pitié de moi !”
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