Genèse 2.18-24 ; Psaume 128 ; Hébreux 2.9-11 ; Marc 10.2-16
Genèse 2, 18-24
Marc 10, 2-9
Jésus réfère ici aux deux textes de la Genèse parlant du couple comme témoin de Dieu. Le v. 6 évoque Genèse 1, 27-28 : « Dieu créa l’humain à son image, il le créa à l’image de Dieu, homme et femme / mâle et femelle il les créa. Dieu les bénit en disant : Soyez féconds et multipliez-vous » — soulignant la fécondité, parallèle à celle de la nature et ses récoltes (cela dit puisque selon la tradition liturgique nous sommes au jour de la fête des récoltes). Puis Jésus cite explicitement, aux v. 7 et 8, le second texte, Genèse 2, 24, que nous avons lu, qui précise comment l'image de Dieu donnée dans la dualité homme/femme au premier texte se manifeste pour l'homme en la femme et pour la femme en l'homme. Cela au-delà des questions juridiques que Jésus ne remet pas en cause (i.e. la clause de Moïse organisant le divorce), mais il invite à considérer la dimension spirituelle de l'expression « une seule chair ».
Ce faisant, l'enseignement de Jésus est très proche de la leçon du Cantique des Cantiques, attribué traditionnellement, comme l'indique son intitulé, au roi Salomon. À y être attentif, on a tout lieu de penser que le Cantique est la façon dont le grand roi d'Israël a été conduit à réaliser qu'on n'achète pas l'amour : l'amour est plus puissant que tout le pouvoir et toutes les richesses de Salomon. Que l’homme, fût-il le grand roi Salomon, « ne sépare pas ce que Dieu a uni ». Et cela, c'est une jeune paysanne qui l'a conduit à le réaliser. Elle en aime un autre, qui devient pour elle l'image de Dieu, Dieu jamais clairement nommé dans le Cantique ; tandis qu'elle-même devient pour celui qui l'aime l'image du Dieu source de sa beauté. Quatre personnages donc, selon cette perspective : Salomon, la jeune femme, son bien-aimé et le Dieu invisible.
Lisons les tout premiers versets…
Cantique des Cantiques 1, 2-4
« Il m'embrassera des baisers de sa bouche… » C'est du bien-aimé, présenté plus loin comme un berger, qu'il est question, ici à la troisième personne (il m'embrassera). Puis immédiatement la manifestation de Celui dont on ne prononce pas le Nom — invoqué à la deuxième personne : « Car tes amours sont meilleures que le vin ! » Avec allusion au Nom — littéralement : « Pour le parfum d'excellence de tes huiles d'onction répandant ton Nom sur le "oui" des jeunes filles qui t'aiment, enlève-moi auprès de toi, courons. » Pour rejoindre son bien-aimé, une demande adressée à Dieu de l'enlever au « roi qui l'a emmenée dans ses appartements » (v. 4) Le prophète Samuel avait prévenu : « si vous avez un roi, il prendra vos filles » (1 Sam 8, 13).
En voilà une, qui a plu à Salomon, qui reçoit même son nom (7, 1) : Shulamite (féminin de Salomon), et qui a un bien-aimé, qui n'est pas Salomon, et qui même, au fond, est pour elle la présence du Nom divin. Lui qu'elle espère. Et Salomon, à qui est attribué le poème, le comprend. Au dernier chapitre du poème, évoquant le bien-aimé :
Cantique des Cantiques 8, 6-7
Belle leçon donnée à Salomon, et par lui à tous, dans un moment éloquent pour tous ceux qui sont comme lui. Libre devant Dieu, la jeune femme manifeste dans son inaccessibilité l'image du Dieu dont elle reçoit la beauté. C'est aux v. 5-6 du ch. 1, hélas traduit depuis des siècles d'une façon qui en fait disparaître le sens…
Littéralement :
Cantique des Cantiques 1, 5-6a
Allons un peu plus loin dans la découverte de Salomon, de la limite de son pouvoir. Il a beau, selon le Cantique, ch. 6, v. 8, avoir 60 femmes et 80 concubines (le 1er livre des Rois, ch. 11 v. 3, arrondit à 1000 : 700 femmes et 300 concubines), il n'a aucun pouvoir sur l'amour. Ni richesse, ni splendeur, ni prestige — finalement aucune raison, ne peut acheter l'amour. Avec l'amour on touche l'image du Dieu inaccessible, en ce que l'homme et la femme ont d'inaccessible l'un pour l'autre — rejoignant, au bout du compte, ce qu'en dit Jésus dans le texte de l’Évangile que nous avons lu… Voyons comment…
Eros
Le poète persan Farid al-din Attar (XIIe-XIIIe s.) écrit (dans La Conférence des oiseaux : « La deuxième vallée de l'amour : Ischc ») : « Quand l'amour arrive, la raison s'enfuit aussitôt. Elle ne peut cohabiter avec la folie de l'amour. L'amour n'a rien à faire avec la raison ».
Cet amour comme folie, disqualifiant tout comportement raisonnable, tout pouvoir, tout prestige royal, toute richesse, s’appelle en grec Eros. Notion superbe — la philosophe Diotime de Mantinée dialoguant avec Socrate dit d'Eros qu’il est un grand daïmon, face auquel on est désarmé.
L’écrivain contemporain franco-marocain Tahar Ben Jelloun dit les choses en ces termes : « La passion est un excès de vie, un excès de lumière, impossible à étaler dans un quotidien » (Tahar Ben Jelloun, Entretien avec Catherine Argand, Magazine Lire, mars 1999).
Salomon, pour sa part, découvre l'impossibilité de maîtriser la passion, l'Eros, au terme de sa volonté échouée de la compenser par sa richesse. Couvrir la jeune femme de bijoux et des déclarations enflammées du Cantique ne peut rivaliser avec le lit de verdure de celui qu'elle nomme le bien-aimé de son âme (Ct 1, 7), et les poutres que sont cèdres et cyprès (Ct 1, 16-17) soutenant la voûte céleste valent mieux que les palais royaux. « Quand un homme offrirait tous ses biens contre l’amour, il ne s’attirerait que le mépris », constate le Cantique (Ct 8, 7b).
Quand « Toute l'eau des océans ne suffirait pas à éteindre le feu de l'amour. Et toute l'eau des fleuves serait incapable de le noyer » (Ct 8, 7a).
Déferlement d’éternité… dit en des mots de poète, dans le Cantique… « Au fond, c'est ça l'amour » — confirme le philosophe Alain Badiou (Éloge de l'Amour, Champs, p. 53-54) — : « une déclaration d'éternité, qui [pourtant] poursuit-il, doit se réaliser ou se déployer comme elle peut dans le temps. » Ce qui lui permet d’affirmer : « Oui, le bonheur amoureux est la preuve que le temps peut accueillir l'éternité. » Alors, « Mets-moi comme un sceau sur ton cœur », dit le Cantique…
Car… question : « se déployer comme elle peut dans le temps » — oui, mais comment ?
Jusqu'à ce déploiement dans le temps — avant un déploiement dans le temps, le Cantique se termine par ces mots de la jeune femme (Ct 8, 14) : « fuis, mon bien-aimé… », « fuis… » en signe de Celui qu'on ne peut capturer, comme la jeune femme elle-même ne peut être capturée, car « c'est le soleil qui m'a regardée » (Ct 1, 6), signe du Nom qu'on ne peut nommer, dont on ne connait que les parfums, dans les montagnes des aromates (Ct 8, 14), écho aux parfums d'onction qui répandent son Nom (Ct 1, 3), tournement vers montagnes vers où lever les yeux (Ps 121).
Agapè
Quant au quotidien, au temps dans lequel le déferlement d'éternité de l'amour se déploie, un saut est nécessaire, comme un saut de la foi, une folie tout aussi peu raisonnable au fond que le foudroiement de l’Eros… (Saut très bien illustré dans le film Les ailes du désir de Wim Wenders, où un ange décide de devenir homme, c'est-à-dire mortel, pour l'amour d'un femme. Métaphore de l’Incarnation.) Et là, avec le saut dans le temps, on sort du Cantique pour entrer dans une suite qui suppose que le vœu de la jeune femme ait été exaucé : « que n'es-tu comme mon frère que je puisse enfin te rencontrer… » (Ct 8, 1sq.)
Pour cela, est donc requis un saut, au-delà du foudroiement (qui ne se commande pas — on connaît la formule : « l’amour ne se commande pas », c’est un « puissant daïmon » ! en dit Diotime) ; et pourtant, en regard de ce « saut », à travers ce « saut », contrairement au foudroiement d’amour, voilà un angle où l’amour se commande ! Se décide chaque jour, à commencer par décider de pardonner, toujours et encore… Ce que ne sait pas faire la dureté de nos cœurs rappelée par Jésus. Seul l'amour-agapè sait le faire, a un tel pouvoir, condition de son précepte : « que l'homme [fût-il Salomon] ne sépare pas ce que Dieu a uni ».
Et en 1 Co 13 (v. 7), « l’amour/agapè excuse tout ». Ou Hannah Arendt : « Le pardon est certainement l’une des plus grandes facultés humaines et peut-être la plus audacieuse des actions, dans la mesure où elle tente l’impossible […] et réussit à inaugurer un nouveau commencement […]. »
Un saut, pour lequel l’amour se commande, et à partir duquel tout commence… Où pour entrer dans le quotidien, dans le temps, Eros se traduit en Agapè. C’est le mot choisi dans la traduction grecque du Cantique des Cantiques. Sachant, c'est au cœur du Cantique, que cela ne disqualifie par Eros ! C'est même sans doute ce pourquoi il n'est pas nommé (la version grecque n'a pas retenu ce mot) : il se révèle être une flamme de Yah, de celui que l'on ne peut nommer, le Nom qui est au-dessus de tout nom.
Il entre dans le temps, s’y incarne, par un saut. Saut comme début d’un apprentissage. Car aimer s'apprend, en ce sens — c'est comme un exercice, note C.S. Lewis dans son livre Apprendre la mort. Puisque comme le dit saint Augustin, il n’y a qu’un seul amour — humano-divin, peut-on dire. Conviction que l’on retrouve, développée, sous la plume d’un spirituel persan du XIIe siècle, du nom de Rûzbehân : « Amour humain, amour divin, “il ne s'agit que d'un seul et même amour, et c'est dans le livre de l’amour humain qu'il faut apprendre à lire la règle de l'amour divin.” Il s'agit donc d'un seul et même texte, mais il faut apprendre à le lire. » (Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, Le Jasmin des fidèles d'amour § 160, p. 176-177, cit. Henry Corbin).
« L’amour divin n’est pas le transfert de l’amour à un objet divin ; mais métamorphose du sujet de l’amour humain. » (Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, folio 1986, p. 280-281.) Autrement dit, la bien-aimée pour le bien-aimé, et réciproquement, sont l'un pour l'autre la manifestation de la présence de Dieu dans l'amour de l'une pour l'autre et réciproquement.
Philia
… Cela pour que de l'éternité naisse dans le temps une amitié/philia d’âmes : « […] en vivant un peu longuement avec la même femme, elle entre peu à peu dans leur paysage le plus intime, dans leurs fibres, dans leur passé, et […] elle devient ainsi inséparable d’eux-mêmes sans qu’ils s’en aperçoivent. Au bout d’un nombre d’années suffisant, ils sont organiquement incapables de se défaire d’elles sans se détruire. » (Benoîte Groult, La Part des choses, Grasset, 1972, p. 316)
Ce que dit d’une autre façon Jésus… Cf. Marc 10, 6-9 :
Genèse 2, 18-24
18 Le SEIGNEUR Dieu dit : "Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Je veux lui faire un soutien qui lui soit accordé."
[…]
21 Le SEIGNEUR Dieu fit tomber dans une torpeur l’homme qui s’endormit ; il prit l’un de ses côtés et referma les chairs à sa place.
22 Le SEIGNEUR Dieu transforma le côté qu’il avait pris à l’homme en une femme qu’il lui amena.
23 L’homme s’écria : "Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci, on l’appellera femme car c’est de l’homme qu’elle a été prise."
24 Aussi l’homme laisse-t-il son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et ils deviennent une seule chair.
Marc 10, 2-9
2 Des Pharisiens […] lui demandaient s’il est permis à un homme de répudier sa femme.
3 Il leur répondit: "Qu’est-ce que Moïse vous a prescrit ?"
4 Ils dirent : "Moïse a permis d’écrire un certificat de répudiation et de renvoyer sa femme."
5 Jésus leur dit : "C’est à cause de la dureté de votre cœur qu’il a écrit pour vous ce commandement.
6 Mais au commencement du monde, Dieu les fit mâle et femelle ;
7 c’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme,
8 et les deux ne feront qu’une seule chair. Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair.
9 Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a uni."
*
Jésus réfère ici aux deux textes de la Genèse parlant du couple comme témoin de Dieu. Le v. 6 évoque Genèse 1, 27-28 : « Dieu créa l’humain à son image, il le créa à l’image de Dieu, homme et femme / mâle et femelle il les créa. Dieu les bénit en disant : Soyez féconds et multipliez-vous » — soulignant la fécondité, parallèle à celle de la nature et ses récoltes (cela dit puisque selon la tradition liturgique nous sommes au jour de la fête des récoltes). Puis Jésus cite explicitement, aux v. 7 et 8, le second texte, Genèse 2, 24, que nous avons lu, qui précise comment l'image de Dieu donnée dans la dualité homme/femme au premier texte se manifeste pour l'homme en la femme et pour la femme en l'homme. Cela au-delà des questions juridiques que Jésus ne remet pas en cause (i.e. la clause de Moïse organisant le divorce), mais il invite à considérer la dimension spirituelle de l'expression « une seule chair ».
Ce faisant, l'enseignement de Jésus est très proche de la leçon du Cantique des Cantiques, attribué traditionnellement, comme l'indique son intitulé, au roi Salomon. À y être attentif, on a tout lieu de penser que le Cantique est la façon dont le grand roi d'Israël a été conduit à réaliser qu'on n'achète pas l'amour : l'amour est plus puissant que tout le pouvoir et toutes les richesses de Salomon. Que l’homme, fût-il le grand roi Salomon, « ne sépare pas ce que Dieu a uni ». Et cela, c'est une jeune paysanne qui l'a conduit à le réaliser. Elle en aime un autre, qui devient pour elle l'image de Dieu, Dieu jamais clairement nommé dans le Cantique ; tandis qu'elle-même devient pour celui qui l'aime l'image du Dieu source de sa beauté. Quatre personnages donc, selon cette perspective : Salomon, la jeune femme, son bien-aimé et le Dieu invisible.
Lisons les tout premiers versets…
Cantique des Cantiques 1, 2-4
2 Il m'embrassera des baisers de sa bouche…
Car tes amours sont meilleures que le vin !
3 Pour le parfum d'excellence de tes huiles d'onction
répandant ton Nom sur le « oui » des jeunes filles qui t'aiment,
4 enlève-moi auprès de toi, courons.
(Le roi m’a emmenée dans ses appartements.)
Nous nous égayerons et nous réjouirons en toi ;
nous nous souviendrons de tes amours plus que du vin.
Il est juste que l'on t'aime.
« Il m'embrassera des baisers de sa bouche… » C'est du bien-aimé, présenté plus loin comme un berger, qu'il est question, ici à la troisième personne (il m'embrassera). Puis immédiatement la manifestation de Celui dont on ne prononce pas le Nom — invoqué à la deuxième personne : « Car tes amours sont meilleures que le vin ! » Avec allusion au Nom — littéralement : « Pour le parfum d'excellence de tes huiles d'onction répandant ton Nom sur le "oui" des jeunes filles qui t'aiment, enlève-moi auprès de toi, courons. » Pour rejoindre son bien-aimé, une demande adressée à Dieu de l'enlever au « roi qui l'a emmenée dans ses appartements » (v. 4) Le prophète Samuel avait prévenu : « si vous avez un roi, il prendra vos filles » (1 Sam 8, 13).
En voilà une, qui a plu à Salomon, qui reçoit même son nom (7, 1) : Shulamite (féminin de Salomon), et qui a un bien-aimé, qui n'est pas Salomon, et qui même, au fond, est pour elle la présence du Nom divin. Lui qu'elle espère. Et Salomon, à qui est attribué le poème, le comprend. Au dernier chapitre du poème, évoquant le bien-aimé :
Cantique des Cantiques 8, 6-7
Mets-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras ; Car l’amour est fort comme la mort, la passion comme le séjour des morts ; ses ardeurs sont des ardeurs de feu, une flamme de l’Éternel.
Les grandes eaux ne peuvent éteindre l’amour, et les fleuves ne le submergeraient pas ; Quand un homme offrirait tous les biens de sa maison contre l’amour, il ne s’attirerait que le mépris.
Belle leçon donnée à Salomon, et par lui à tous, dans un moment éloquent pour tous ceux qui sont comme lui. Libre devant Dieu, la jeune femme manifeste dans son inaccessibilité l'image du Dieu dont elle reçoit la beauté. C'est aux v. 5-6 du ch. 1, hélas traduit depuis des siècles d'une façon qui en fait disparaître le sens…
Littéralement :
Cantique des Cantiques 1, 5-6a
Noire je suis, et belle, filles de Jérusalem, comme les tentes de Kédar, comme les tentures de Salomon.Sa noirceur est sa beauté (pas de « mais », ni en hébreu, ni dans le grec. Heureusement, depuis la version Chouraqui, nos traductions françaises sont généralement fidèles au texte : « noire ET belle »). Sa noirceur est sa beauté, en tant qu'elle se source dans le regard du soleil désirant la contempler — et se contempler en elle (littéralement : « le soleil m'a regardée »), avec en arrière-plan de l'image solaire (cf. Ps 19, 5-6), le regard de Celui qui dans l'éternité est la source de sa beauté, qui pour son bien-aimé, en fait l'image concrète du Dieu invisible — « à l'image de Dieu il créa l'humain, homme et femme il les créa. »
Ne pensez pas que je sois sombre, c'est le soleil qui m’a regardée.
Allons un peu plus loin dans la découverte de Salomon, de la limite de son pouvoir. Il a beau, selon le Cantique, ch. 6, v. 8, avoir 60 femmes et 80 concubines (le 1er livre des Rois, ch. 11 v. 3, arrondit à 1000 : 700 femmes et 300 concubines), il n'a aucun pouvoir sur l'amour. Ni richesse, ni splendeur, ni prestige — finalement aucune raison, ne peut acheter l'amour. Avec l'amour on touche l'image du Dieu inaccessible, en ce que l'homme et la femme ont d'inaccessible l'un pour l'autre — rejoignant, au bout du compte, ce qu'en dit Jésus dans le texte de l’Évangile que nous avons lu… Voyons comment…
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Eros
Le poète persan Farid al-din Attar (XIIe-XIIIe s.) écrit (dans La Conférence des oiseaux : « La deuxième vallée de l'amour : Ischc ») : « Quand l'amour arrive, la raison s'enfuit aussitôt. Elle ne peut cohabiter avec la folie de l'amour. L'amour n'a rien à faire avec la raison ».
Cet amour comme folie, disqualifiant tout comportement raisonnable, tout pouvoir, tout prestige royal, toute richesse, s’appelle en grec Eros. Notion superbe — la philosophe Diotime de Mantinée dialoguant avec Socrate dit d'Eros qu’il est un grand daïmon, face auquel on est désarmé.
*
L’écrivain contemporain franco-marocain Tahar Ben Jelloun dit les choses en ces termes : « La passion est un excès de vie, un excès de lumière, impossible à étaler dans un quotidien » (Tahar Ben Jelloun, Entretien avec Catherine Argand, Magazine Lire, mars 1999).
Salomon, pour sa part, découvre l'impossibilité de maîtriser la passion, l'Eros, au terme de sa volonté échouée de la compenser par sa richesse. Couvrir la jeune femme de bijoux et des déclarations enflammées du Cantique ne peut rivaliser avec le lit de verdure de celui qu'elle nomme le bien-aimé de son âme (Ct 1, 7), et les poutres que sont cèdres et cyprès (Ct 1, 16-17) soutenant la voûte céleste valent mieux que les palais royaux. « Quand un homme offrirait tous ses biens contre l’amour, il ne s’attirerait que le mépris », constate le Cantique (Ct 8, 7b).
Quand « Toute l'eau des océans ne suffirait pas à éteindre le feu de l'amour. Et toute l'eau des fleuves serait incapable de le noyer » (Ct 8, 7a).
*
Déferlement d’éternité… dit en des mots de poète, dans le Cantique… « Au fond, c'est ça l'amour » — confirme le philosophe Alain Badiou (Éloge de l'Amour, Champs, p. 53-54) — : « une déclaration d'éternité, qui [pourtant] poursuit-il, doit se réaliser ou se déployer comme elle peut dans le temps. » Ce qui lui permet d’affirmer : « Oui, le bonheur amoureux est la preuve que le temps peut accueillir l'éternité. » Alors, « Mets-moi comme un sceau sur ton cœur », dit le Cantique…
Car… question : « se déployer comme elle peut dans le temps » — oui, mais comment ?
Jusqu'à ce déploiement dans le temps — avant un déploiement dans le temps, le Cantique se termine par ces mots de la jeune femme (Ct 8, 14) : « fuis, mon bien-aimé… », « fuis… » en signe de Celui qu'on ne peut capturer, comme la jeune femme elle-même ne peut être capturée, car « c'est le soleil qui m'a regardée » (Ct 1, 6), signe du Nom qu'on ne peut nommer, dont on ne connait que les parfums, dans les montagnes des aromates (Ct 8, 14), écho aux parfums d'onction qui répandent son Nom (Ct 1, 3), tournement vers montagnes vers où lever les yeux (Ps 121).
***
Agapè
Quant au quotidien, au temps dans lequel le déferlement d'éternité de l'amour se déploie, un saut est nécessaire, comme un saut de la foi, une folie tout aussi peu raisonnable au fond que le foudroiement de l’Eros… (Saut très bien illustré dans le film Les ailes du désir de Wim Wenders, où un ange décide de devenir homme, c'est-à-dire mortel, pour l'amour d'un femme. Métaphore de l’Incarnation.) Et là, avec le saut dans le temps, on sort du Cantique pour entrer dans une suite qui suppose que le vœu de la jeune femme ait été exaucé : « que n'es-tu comme mon frère que je puisse enfin te rencontrer… » (Ct 8, 1sq.)
Pour cela, est donc requis un saut, au-delà du foudroiement (qui ne se commande pas — on connaît la formule : « l’amour ne se commande pas », c’est un « puissant daïmon » ! en dit Diotime) ; et pourtant, en regard de ce « saut », à travers ce « saut », contrairement au foudroiement d’amour, voilà un angle où l’amour se commande ! Se décide chaque jour, à commencer par décider de pardonner, toujours et encore… Ce que ne sait pas faire la dureté de nos cœurs rappelée par Jésus. Seul l'amour-agapè sait le faire, a un tel pouvoir, condition de son précepte : « que l'homme [fût-il Salomon] ne sépare pas ce que Dieu a uni ».
Et en 1 Co 13 (v. 7), « l’amour/agapè excuse tout ». Ou Hannah Arendt : « Le pardon est certainement l’une des plus grandes facultés humaines et peut-être la plus audacieuse des actions, dans la mesure où elle tente l’impossible […] et réussit à inaugurer un nouveau commencement […]. »
Un saut, pour lequel l’amour se commande, et à partir duquel tout commence… Où pour entrer dans le quotidien, dans le temps, Eros se traduit en Agapè. C’est le mot choisi dans la traduction grecque du Cantique des Cantiques. Sachant, c'est au cœur du Cantique, que cela ne disqualifie par Eros ! C'est même sans doute ce pourquoi il n'est pas nommé (la version grecque n'a pas retenu ce mot) : il se révèle être une flamme de Yah, de celui que l'on ne peut nommer, le Nom qui est au-dessus de tout nom.
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Il entre dans le temps, s’y incarne, par un saut. Saut comme début d’un apprentissage. Car aimer s'apprend, en ce sens — c'est comme un exercice, note C.S. Lewis dans son livre Apprendre la mort. Puisque comme le dit saint Augustin, il n’y a qu’un seul amour — humano-divin, peut-on dire. Conviction que l’on retrouve, développée, sous la plume d’un spirituel persan du XIIe siècle, du nom de Rûzbehân : « Amour humain, amour divin, “il ne s'agit que d'un seul et même amour, et c'est dans le livre de l’amour humain qu'il faut apprendre à lire la règle de l'amour divin.” Il s'agit donc d'un seul et même texte, mais il faut apprendre à le lire. » (Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, Le Jasmin des fidèles d'amour § 160, p. 176-177, cit. Henry Corbin).
« L’amour divin n’est pas le transfert de l’amour à un objet divin ; mais métamorphose du sujet de l’amour humain. » (Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, folio 1986, p. 280-281.) Autrement dit, la bien-aimée pour le bien-aimé, et réciproquement, sont l'un pour l'autre la manifestation de la présence de Dieu dans l'amour de l'une pour l'autre et réciproquement.
***
Philia
… Cela pour que de l'éternité naisse dans le temps une amitié/philia d’âmes : « […] en vivant un peu longuement avec la même femme, elle entre peu à peu dans leur paysage le plus intime, dans leurs fibres, dans leur passé, et […] elle devient ainsi inséparable d’eux-mêmes sans qu’ils s’en aperçoivent. Au bout d’un nombre d’années suffisant, ils sont organiquement incapables de se défaire d’elles sans se détruire. » (Benoîte Groult, La Part des choses, Grasset, 1972, p. 316)
*
Ce que dit d’une autre façon Jésus… Cf. Marc 10, 6-9 :
6 au commencement du monde, Dieu les fit homme et femme ;
7 c’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme,
8 et les deux ne feront qu’une seule chair. Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair.
9 Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a uni."
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