dimanche 7 novembre 2021

Prenez garde aux amateurs de prestige !




1 Rois 17, 10-16 ; Psaume 146 ; Hébreux 9, 24-28 ; Marc 12, 38-44

Marc 12, 38-44
38 Dans son enseignement, il disait : "Prenez garde aux scribes qui tiennent à déambuler en grandes robes, à être salués sur les places publiques,
39 à occuper les premiers sièges dans les lieux de culte et les premières places dans les dîners.
40 Eux qui dévorent les biens des veuves et affectent de prier longuement, ils subiront la plus rigoureuse condamnation."
41 Assis en face du tronc, Jésus regardait comment la foule mettait de l'argent dans le tronc. De nombreux riches mettaient beaucoup.
42 Vint une veuve pauvre qui mit deux petites pièces, quelques centimes.
43 Appelant ses disciples, Jésus leur dit : "En vérité, je vous le déclare, cette veuve pauvre a mis plus que tous ceux qui mettent dans le tronc.
44 Car tous ont mis en prenant sur leur superflu ; mais elle, elle a pris sur sa misère pour mettre tout ce qu'elle possédait, tout ce qu'elle avait pour vivre."

*

Avant d’en venir aux grandes robes et premières places dans les lieux de culte et autres dîners, intéressons-nous à la veuve de notre texte.

Une veuve pauvre qui, avec ses deux petites pièces, donne en fait beaucoup (même si ça semble peu), puisque cela empiète sur son nécessaire, son minimum vital (à l’époque, une veuve est sans ressources financières) : « gardez-vous des gens à la piété exemplaire… » (v. 38-40), vient — en résumé — de dire Jésus. Les scribes et d'autres, qui, certes, font de belles offrandes — c’est qu'ils ont les moyens, contrairement à la veuve ; certes ils font de belles prières, signe d’une belle aisance intellectuelle et sociale qui se voit jusque dans les dîners. Ils ont déjà leur récompense : avoir brillé. D’autant qu’ils brillent au cœur d’une institution devenue injuste… à laquelle la veuve donne quand même… donnant de son nécessaire pour entretenir ceux qui ainsi s’avèrent par le fait-même dévorer ses biens !

Il faut, pour éclairer le propos, se rappeler que les dons d’argent qui se font au temple renvoient à la pratique nommée en hébreu « justice ». Ces dons symbolisent la restitution d’un équilibre qui a été rompu. La richesse, sous l’angle où elle est productrice de déséquilibres, est mal notée par les auteurs bibliques.

La richesse devient mauvaise si elle n'est pas purifiée par ce geste de justice, qui corrige le déséquilibre qu’elle produit naturellement, puisqu’il est dans sa nature de croître exponentiellement ; déséquilibre, injustice, si cela n’est pas purifié par ce qui qui ne signifie donc rien d’autre que la « justice ».

Ne pas le voir est pour nous tout simplement une façon subtile de nous masquer qu’il est un certain déséquilibre, accepté, jugé normal ou fatal, mais qui relève tout simplement du péché. « Malheur à ceux qui ajoutent champ à champ » clamait le prophète (Ésaïe 5, 8) — à propos de ce qui est pourtant censé être signe de bénédiction ! Exemple concret, pourtant, de la liberté devenant celle du plus fort d’opprimer le plus faible. Où l’accumulation des uns spolie les autres. Ce que dénonce à nouveau Jésus : « ils dévorent les biens des veuves ».

*

Les déambulations en grandes robes deviennent alors symptôme du problème. On risque aisément de s’en tenir au symptôme tel qu’il apparaît à l’époque et de ne pas voir le problème que le symptôme révèle. Le problème n’est pas les tenues, souvent prescrites par la Tora. Parallèle en Matthieu (ch. 23, v. 5) : “Toutes leurs actions, ils les font pour se faire remarquer des hommes. Ils élargissent leurs phylactères et allongent leurs franges.” Franges que Jésus lui-même porte : cf. Mt 9, 20 (c'est le même mot), conformément au précepte de Nombres 15, 38, comme signe et rappel des commandements, ainsi que le sont aussi les phylactères (Deutéronome 11, 18-19). Dans les temps anciens, les tenues symbolisaient un statut, une profession, une appartenance religieuse ou autre. Pensons aux tenues de métiers, tabliers ou bleus de travail. Dans telle ou telle profession ou tel ou tel pays, cela demeure : pensons aux tenues des juristes ou aux blouses blanches médicales en France, ou aux “uniformes” scolaires ou universitaires dans d’autres pays que le nôtre.

Jusqu’au milieu du XXe siècle, les tenues attitrées ne sont pas des signes d'originalités individuelles, mais réduisent au contraire les originalités à l’humilité. Mais ce qui est devenu commun en notre temps, se distinguer individuellement par ses tenues, existe comme tentation de tout temps.

Pour les scribes de notre texte, les robes plus amples que la norme et les franges plus longues qu’il n’est requis sont une façon de détourner leur sens. Aujourd’hui on ne se plus donne du prestige de cette façon, mais au contraire plutôt par des tee-shirts branchés et autres fioritures originales revendiquées par la jet-set et ses imitateurs. Dans tous les cas, au-delà du symptôme, la réalité que vise Jésus est l'injustice qui se cache derrière le prestige de ceux qui se montrent, qu’il dénonce comme dévorant les biens des plus pauvres… La question de l’abîme entre les richesses, que pose Jésus à la suite des prophètes, a pris de nos jours la taille d’un problème qui atteint des proportions internationales aux conséquences considérables, internationales elles aussi.

Combien de veuves, ou autres misérables, qui aujourd’hui livrent leur richesse, leurs piécettes, sans calcul, à telle ou telle institution, à commencer trop souvent par l'institution ecclésiale devenue déplorable ! Sans doute pire que l’institution du temps des scribes visés par Jésus. Mais qu’importe si cette institution enseigne encore à donner ! Car le don libère ! En libérant d'abord de la peur de manquer qui signe l’avarice comme captivité et souffrance.

Institution pourtant déplorable que celle du temps de notre texte, connue à l’époque comme déplorable. Que dire alors de la nôtre ! Comme Église, comment ne pas penser aux crimes terribles qui souillent et enténèbrent une autre Église, partie de la même Église universelle dont nous sommes participants aussi. J’ai eu l’occasion d’évoquer cette chose terrible à Poitiers : il me semble qu’un tel problème ne peut être ignoré, même si c’est une autre Église que la nôtre qui est au cœur de cette tourmente, de ce mal. Il me semble falloir reprendre cette réflexion ici aussi, à Châtellerault. Comment une institution censée porter le nom du Christ a-t-elle pu devenir si déplorable ?

* * *

Malaise dans les Églises, d'autant plus catastrophique que les chrétiens sont dans le monde victimes des pires persécutions (ce dimanche de l'Église persécutée vient nous le rappeler) ; malaise dans les Églises et plus largement dans notre civilisation, qui éclate aujourd’hui par des scandales, principalement dans l’Église catholique, longtemps prestigieuse, mais aussi ailleurs, à commencer par la famille, mais aussi le monde enseignant ! Malaise criant en nos jours héritiers d’un changement civilisationnel initié il y a quelques décennies. “Malaise dans la civilisation”, ou “dans la culture” — on a reconnu le titre d’un livre de Sigmund Freud, où il tire lui-même des conclusions de ses observations en matière de sexualité : c’est la frustration sexuelle, explique-t-il, imposée par la civilisation, qui, dans un apparent paradoxe, produit stabilité culturelle et développements économiques et techniques. Car Freud enseignait un vrai pessimisme en matière de sexualité, que l’on semble avoir oublié depuis…

Déjà un disciple de Freud, Wilhelm Reich, proposait, à peu près à l’inverse du “Malaise dans la civilisation”, de libérer la sexualité via une interprétation toute personnelle des découvertes du maître. Reich élaborait une théorie de “la fonction de l’orgasme”, selon le titre d’un de ses livres, débouchant sur “la révolution sexuelle” (autre titre de Reich), révolution qui compléterait bientôt heureusement toutes les autres et amènerait l’humanité au plus parfait bonheur.

Optimisme un peu rapide quant aux pulsions, éventuellement destructrices, de tout un chacun. Pour savoir que le domaine sexuel n’est peut-être pas si sujet à optimisme que ça, il aurait suffi d’entendre sérieusement un Sade, qu’on lisait alors, mais sans autre regard que celui des enthousiasmes libérés. Sade nous conduit pourtant sans doute aux sources de la généalogie de cet optimisme : l’opposition à un certain Augustin dont Sade précisément, en son XVIIIe s. optimiste, est un des rares — avec les augustiniens jansénistes — à ne s’être pas débarrassé.

Augustin, futur saint Augustin, écrit, quelque 13 siècles avant Sade, et 15 siècles avant nous, en des termes si pessimistes en matière de sexualité, qu’il juge devoir… y renoncer : “Sans doute l’Apôtre ne m’interdisait point le mariage, dit-il, bien que dans son ardent désir de voir tous les hommes semblables à lui, il recommande un état plus parfait. Mais moi, trop faible encore, je choisissais la voie paresseuse, et c’était la seule raison de mes incertitudes en tout le reste […]” (Confessions VIII, I).

La suite est bien connue. Augustin raconte : “[…] voici que j’entends, qui s’élève de la maison voisine, une voix, voix de jeune garçon ou de jeune fille, je ne sais. Elle dit en chantant et répète à plusieurs reprises : ‘Prends et lis ! Prends et lis !’ […] Je revins donc en hâte à l’endroit où [j’avais] laissé, en me levant, le livre de l’Apôtre. Je le pris, l’ouvris, et lus en silence le premier chapitre où tombèrent mes yeux : ‘Ne vivez pas dans la ripaille et l’ivrognerie, ni dans les plaisirs impudiques du lit, ni dans les querelles et jalousies ; mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ, et ne pourvoyez pas à la concupiscence de la chair’. Je ne voulus pas en lire davantage, c’était inutile” (ibid. VIII, XII).

Augustin est dès lors converti, chrétien, ce qui pour lui, débouche sur le dépassement de toute vie sexuelle. Il poursuit ainsi son récit : “Aussitôt nous [son ami Alypius et lui] nous rendons auprès de ma mère, nous lui disons tout : elle se réjouit. […] Vous m’aviez si bien converti à vous que je ne songeais plus à chercher femme et que je renonçai à toutes les espérances du siècle” (ibid.).

On ne s’arrêtera pas à la question évidemment troublante de la joie de sa mère, sainte Monique, qui, on le sait, avait mis auparavant toute son énergie à séparer son fils de sa concubine, dont il avait tout de même eu un enfant, Adeodat. On se contentera de rappeler qu’il n’est pas excessif de dire que tout le rapport du christianisme occidental ultérieur à la sexualité est lié à ce carrefour. Augustin l’a dit lui-même, si le mariage n’est certes pas interdit, il s’assimile à la concupiscence des “plaisirs impudiques du lit” (ce sont ses mots), dont il pense, pour les avoir connus, qu’y succomber relève d’une sorte de paresse spirituelle (toujours ses mots). Le célibat, dans la chasteté, est nettement plus “parfait”, dit-il, au point que la conversion, ultimement, s’y assimile.

Hiérarchie à deux pôles donc, pour Augustin : le vécu de la sexualité, le mariage, relevant de la chair, au cœur duquel subsiste le péché, lié à la concupiscence qui accompagne l’union sexuelle et par laquelle se transmet le péché originel. Et le célibat dans la chasteté, état de perfection, que désire tout chrétien médiéval. L’enseignement d’Augustin veut que, toutefois, le péché inévitable dans l’union sexuelle soit couvert par ce résultat positif de ladite union : la procréation. En deçà du péché, inévitable, l’union sexuelle est le lieu d’une œuvre créatrice de Dieu, qui couvre donc le péché inévitable qui l’accompagne ; qui le couvre, pourvu que l’intention des parents s’unissant soit précisément la procréation. D’où la possibilité d’une dimension sacramentelle du mariage, en lien avec cette couverture du péché qui y demeure toutefois. La future sacramentalisation du futur mariage d'Église (XIIe s.), va, non pas éliminer la hiérarchie des deux états avec supériorité du célibat, mais atténuer l’abrupt de l’abîme qui les sépare.

*

On voit nettement cela chez Thomas d’Aquin (XIIIe s.), célèbre entre autres pour avoir réhabilité la nature. Du même coup, il réhabilite d’une certaine façon la sexualité, sans se départir totalement de l’enseignement normatif augustinien concernant sa dimension pécheresse. Le mariage est cependant naturel, au point que sous cet angle précis la relation sexuelle n’est pas péché, puisque le corps a été créé bon. “Les inclinations naturelles dans les choses viennent de Dieu […]”, dit-il. Il poursuit : “Or chez tous les animaux parfaits, se trouve cette inclination naturelle au commerce charnel ; celui-ci ne peut donc être de soi un mal” (Somme contre les Gentils, CXXVI).

Toutefois, si le commerce charnel n’est pas un mal, la hiérarchie augustinienne demeure. Je cite toujours : “[…] certains hommes, sans rejeter la continence perpétuelle, ont accordé au mariage une même valeur. C’est une hérésie (l’hérésie de Jovinien). La fausseté de cette erreur apparaît [en ce que] la continence rend l’homme plus apte à élever son âme jusqu’aux choses spirituelles et divines” (ibid., III, CXXXVII).

“[…] la jouissance [des plaisirs charnels], et particulièrement des plaisirs sexuels, ramène l’esprit à la chair […]” (ibid., III, CXXXVI). La hiérarchie demeure, mais se nuance, puisque le plaisir, étant le moteur par lequel Dieu met en œuvre cette fonction naturelle et voulue de lui — la procréation —, n’est pas foncièrement mauvais.

En résumé, chez Thomas d’Aquin, fidèle à Augustin, la malignité de la relation sexuelle se nuance de ce qu’elle ne concerne que la nature déchue. En soi la nature est bonne et la sexualité en relève tout de même. S’infiltreront plus tard dans ce soupçon de réhabilitation de la sexualité les prémices de l’optimisme moderne du fait, déjà avant Sade et Reich, de jésuites dont Pascal dénoncera l’abandon d’Augustin.

*

Quant aux Réformateurs protestants, eux aussi se réclament d’Augustin, mais ils débouchent sur l’inversion de la proposition antécédente. Auparavant le célibat était quasi-obligatoire, sauf l’exception de l’incapacité à se contenir. Dorénavant, le mariage est pleinement réhabilité, comme ordre de Dieu, sauf le don exceptionnel de se contenir.

*

Reste que l’affirmation augustinienne et médiévale sur la supériorité du célibat et de l'abstinence, fondant le pouvoir sans contre-pouvoir d’hommes qui, dans l’Église catholique ont adopté ce célibat longtemps proclamé supérieur — cette affirmation ancienne est progressivement venue se heurter contre l’injonction inverse, postulant la toute bonté du sexe, qui trouve ses prémisses depuis la fin du Moyen Âge, puis au XVIIIe s., et qui a culminé au XXe siècle, constatant, avec Freud, un véritable malaise dans la civilisation qui peine à assumer l’abîme de cette injonction contradictoire.

Le choc dont vient de nous assommer l’actualité, avec le désormais fameux rapport Sauvé, est terrible quant à l’abîme qu’il a dévoilé.

Un fait incontournable s’y révèle, qui est qu’une institution plus stricte, au moins théoriquement, quant à ses mœurs, et plus rigide quant à son pouvoir, est par cela-même d'autant plus aveuglée sur elle-même. À travers cela, l’actualité nous révèle un véritable aveuglement civilisationnel, qui frappe au cœur une des plus anciennes institutions de ladite civilisation, mais qui vaut aussi, ne nous leurrons pas, hors de ladite institution, pour les autres Églises, dont la nôtre, et la société dans son ensemble.

* * *

Où résonne dans toute son actualité l'avertissement de Jésus : “Prenez garde aux scribes, aux ecclésiastiques, aux politiques, aux enseignants, qui tiennent à déambuler en grandes robes ou autres vêtements à la mode ou branchés, à être salués sur les places publiques, à occuper les premiers sièges dans les lieux de culte, d'associations, de festivités municipales ou autres, et les premières places dans les dîners.”

Croyez plutôt en celui qu’ils annoncent, quand ils l'annoncent encore, et qui les dénonce pour vous conduire à celui qui vous est donné dans l'humilité, le Dieu dont le Nom même est au-delà de tout prestige, au-delà de tout nom.


R.P., Châtellerault, 7.11.21
Culte en entier :: :: Prédication


Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire