dimanche 14 février 2010

"Heureux êtes-vous..."




Jérémie 17, 5-8 ;
Psaume 1 ;
1 Corinthiens 15, 12-20

Luc 6, 17-21
17 Descendant avec eux, il s'arrêta sur un endroit plat avec une grande foule de ses disciples et une grande multitude du peuple de toute la Judée, de Jérusalem et du littoral de Tyr et de Sidon ;
18 ils étaient venus pour l'entendre et se faire guérir de leurs maladies ; ceux qui étaient affligés d'esprits impurs étaient guéris ;

19 et toute la foule cherchait à le toucher, parce qu'une force sortait de lui et les guérissait tous.

20 Alors, levant les yeux sur ses disciples, Jésus dit :

« Heureux, vous les pauvres : le Royaume de Dieu est à vous.

21 Heureux, vous qui avez faim maintenant : vous serez rassasiés.

Heureux, vous qui pleurez maintenant : vous rirez.
22 Heureux êtes-vous lorsque les hommes vous haïssent, lorsqu'ils vous rejettent et qu'ils insultent et proscrivent votre nom comme infâme, à cause du Fils de l'homme.

23 Réjouissez-vous ce jour-là et bondissez de joie, car voici, votre récompense est grande dans le ciel ; c'est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les prophètes.

24 Mais malheureux, vous les riches : vous tenez votre consolation.

25 Malheureux, vous qui êtes repus maintenant : vous aurez faim.

Malheureux, vous qui riez maintenant : vous serez dans le deuil et vous pleurerez.

26 Malheureux êtes-vous lorsque tous les hommes disent du bien de vous : c'est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les faux prophètes. »

*

« Levant les yeux sur ses disciples, Jésus dit :
"Heureux, vous les pauvres : le Royaume de Dieu est à vous.

Heureux, vous qui avez faim…

Heureux, vous qui pleurez…

Heureux êtes-vous lorsque les hommes vous haïssent, lorsqu'ils vous rejettent et qu'ils insultent…" »

Alors Simon Pierre dit : "Est-ce qu'on doit apprendre tout ça ?"

Et André dit : "Est-ce qu'il fallait l'écrire ?"

Et Philippe dit : "J'ai pas de feuille".

Et Jean dit : "Les autres disciples n'ont pas eu à l'apprendre, eux !"

Et Barthélemy dit : "Est-ce qu'on l'aura en devoir ?"

Et Jacques dit : "Est-ce qu'on sera interrogé sur tout ?"

Et Marc dit : "Ça sera noté ?"

Et Mathieu quitta la montagne sans attendre et dit : "Je peux aller aux toilettes ?"

Et Simon le zélote dit : "Quand est-ce qu'on mange ?"

Et Jude dit enfin : "Y’a quoi après pauvres...?"


Alors un grand prêtre du temple s'approcha de Jésus et dit :

"Quelle était votre problématique ?

Quels étaient vos objectifs et les savoir-faire mis en œuvre ?

Pourquoi ne pas avoir mis les disciples en activité de groupe ?

Pourquoi cette pédagogie frontale ?"


Alors Jésus s'assit… et pleura !!!
(D’après une petite histoire envoyée par V.-P. Toccoli.)

*

Quelques siècles plus tard…

« L'action se passe en Espagne, à Séville, à l'époque la plus terrible de l'Inquisition, lorsque chaque jour s'allumaient des bûchers à la gloire de Dieu. »

Ainsi débute l'épisode du Grand Inquisiteur, dans le roman de Dostoïevski Les Frères Karamazov. Dostoïevski y raconte une légende : le Christ revenu sur terre, à Séville, au XVIe siècle. Apparu doucement, sans se faire remarquer, tous le reconnaissent.

« Silencieux, il passe au milieu de la foule avec un sourire d'infinie compassion. Son cœur est embrasé d'amour, ses yeux dégagent la Lumière, la Science, la Force, qui rayonnent et éveillent l'amour dans les cœurs. »

Il arrive sur le parvis de la cathédrale et ressuscite une petite fille que l'on s'apprêtait à enterrer. C'est alors qu'arrive le cardinal Grand Inquisiteur, le maître des lieux, qui a déjà fait brûler une centaine d'hérétiques en cette même place.

« C'est un grand vieillard, presque nonagénaire, avec un visage desséché, des yeux caves, mais où luit encore une étincelle. »

Il a tout vu : l'arrivée de l'homme, la foule en liesse, le miracle. Il donne l'ordre de faire arrêter le Christ.

« Si grande est sa puissance et le peuple est tellement habitué à se soumettre, à lui obéir en tremblant, que la foule s'écarte devant ses sbires. »

On enferme le prisonnier dans une étroite cellule du bâtiment du Saint-Office. À la nuit tombée, le Grand Inquisiteur vient lui rendre visite, seul.

« C'est Toi, Toi ? l'apostrophe-t-il. Pourquoi es-tu venu nous déranger ? »

Le prisonnier ne dit rien. Il se contente de regarder le vieillard. Alors celui-ci reprend :

« N'as-tu pas dit bien souvent : "Je veux vous rendre libres. " Eh bien ! Tu les as vus les hommes" libres", ajoute le vieillard d'un air sarcastique. Oui cela nous a coûté cher, poursuit-il en le regardant avec sévérité, mais nous avons enfin achevé cette œuvre en ton nom. [...] Sache que jamais les hommes ne se sont crus aussi libres qu'à présent, et pourtant, leur liberté, ils l'ont humblement déposée à nos pieds. »

Puis le cardinal explique à Jésus qu'il n'aurait jamais dû résister aux trois tentations diaboliques : changer les pierres en pains, se jeter du haut du pinacle du Temple et demander aux anges de le sauver, et accepter de régner sur tous les royaumes du monde (Matthieu, 4, 1-11). Car il n'y a que trois forces qui peuvent subjuguer la conscience humaine : le miracle, le mystère et l'autorité.

« Et toi tu veux aller au monde les mains vides, en prêchant aux hommes une liberté que leur sottise et leur ignominie naturelle les empêchent de comprendre, une liberté qui leur fait peur, car il n'y a, et il n'y a jamais rien eu, de plus intolérable pour l'homme et pour la société ! [...] Il n'y a pas, je te le répète, de souci plus cuisant pour l'homme que de trouver au plus tôt un être à qui déléguer ce don de la liberté. [...] Là encore tu te faisais une trop haute idée des hommes, car ce sont des esclaves. [...] Nous avons corrigé ton œuvre en la fondant sur le miracle, le mystère, l'autorité. Et les hommes se sont réjouis d'être de nouveau menés comme un troupeau et délivrés de ce don funeste qui leur causait de tels tourments. [...] Demain, sur un signe de moi, tu verras ce troupeau docile apporter des charbons ardents au bûcher où tu monteras, pour être venu entraver notre œuvre. »

L'Inquisiteur se tait. Il attend avec nervosité la réponse du prisonnier qui l'a écouté pendant des heures en le fixant de son regard calme et pénétrant.

« Le vieillard voudrait qu'il lui dise quelque chose, fût-ce des paroles amères et terribles. Tout à coup, le prisonnier s'approche en silence du nonagénaire et baise ses lèvres exsangues. C'est toute la réponse. Le vieillard tressaille, ses lèvres remuent ; il va à la porte, l'ouvre et dit : "Va-t'en et ne reviens plus... plus jamais !" Et il le laisse aller dans les ténèbres de la ville. »

Cette légende traduit ce que fut en certains points essentiels la réalité de l'histoire du christianisme : une inversion radicale des valeurs évangéliques. (Résumé adapté de Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, Plon 2007, coll. Points Essais, p. 7-9.)

*

Les valeurs évangéliques subverties par toute l’histoire de l’Église, subversion dont le pouvoir de l’Inquisition marque le point d’orgue — les valeurs évangéliques subverties par leurs témoins sont celles qui se déploient dans les Béatitudes, porte de la vraie liberté.

Les Béatitudes : promesses d’un bonheur donné, chez Matthieu et Luc, qui se doublent chez Luc de lamentations sur le malheur qui est de ne pas entendre ces promesses, de ne pas les pratiquer. Lamentations qui sont comme un développement du « Jésus pleura » de la petite histoire légendaire sur la réception initiale de l’enseignement de Jésus…

« Malheureux, vous qui êtes riches...
Malheureux, vous qui êtes rassasiés...

Malheureux, vous qui êtes riez...

Malheureux êtes-vous lorsque les hommes disent du bien de vous… »


Une lamentation, des larmes — Jésus pleurant —, une lamentation qui annonce le débouché rappelé par Dostoïevski, résumant tout le dilemme du christianisme : suivre Jésus et connaître le bonheur qui libère et se reçoit de Dieu — quitte à être rejeté par les hommes ; ou se confier en l’humain et être certes populaire, respecté, riche, rassasié et réjoui, mais d’un « bonheur » creux, déjà au bord des larmes, fondé sur des apparences, faisant fi du vrai bonheur.

Être réaliste, comme l’enseigne le Grand Inquisiteur, cet archétype d’un christianisme réaliste, tenant de l’histoire et des réalités humaines, politiques, électorales, économiques, et que sais-je encore. Un vrai culte du passager, source d’un malheur intérieur, pour vouloir ignorer la sagesse qui clame que, malgré les apparences, « celui qui se confie dans ses richesses tombera, mais les justes verdiront comme le feuillage » comme dit le Proverbe (11:28). Car le bonheur annoncé ne se voit pas, au point que d’aucuns ont pensé que les Béatitudes étaient la quintessence de la religion définie comme « opium du peuple » — genre : en souffrir un max. ici-bas, ça ira mieux après. Oui… mais ce n’est pas ce qu’a dit Jésus… qui en pleure…

… En écho à Jérémie 17, 5-8 :
5 Ainsi parle le SEIGNEUR : Maudit soit l'homme qui met sa confiance dans un être humain, qui prend la chair pour appui, et dont le cœur se détourne du SEIGNEUR !
6 Il est comme un genévrier dans la plaine aride, et ne voit pas arriver le bonheur ;
il demeure dans les lieux brûlés du désert, sur une terre amère et désolée.
7 Béni soit l'homme qui met sa confiance dans le SEIGNEUR,
celui dont le SEIGNEUR est l'assurance !
8 Il est comme un arbre planté près des eaux, qui étend ses racines vers le cours d'eau :
il ne voit pas venir la chaleur et son feuillage reste verdoyant ; dans l'année de la sécheresse, il est sans inquiétude et il ne cesse de porter du fruit.

Malheureux ceux qui se confient en l’homme, ceux qui poursuivent la modification de leurs circonstances en vue de ne recevoir le bonheur que demain, mais…

Psaume 1
1 Heureux qui ne suit pas les projets des méchants, qui ne s'arrête pas sur le chemin des pécheurs, et qui ne s'assied pas parmi les insolents,
2 mais qui trouve son plaisir dans la loi du SEIGNEUR, et qui redit sa loi jour et nuit !

3 Il est comme un arbre planté près des ruisseaux, qui donne son fruit en son temps, et dont le feuillage ne se flétrit pas : tout ce qu'il fait lui réussit.

4 Il n'en est pas ainsi des méchants : ils sont comme la paille que le vent emporte.

5 C'est pourquoi les méchants ne se tiendront pas debout au jugement, ni les pécheurs dans la communauté des justes.

6 Car le SEIGNEUR connaît la voie des justes, mais la voie des méchants se perd.


*

D’avoir été réaliste, l’humanité s’est bel et bien égarée, à commencer par celle se réclamant du Christ ! pour rejeter son enseignement qui ne serait ni assez pratique ni assez pédagogique. Et au cœur de ce monde égaré, jusqu’aujourd’hui, sourd un bonheur, cette source qui irrigue ceux qui entendent quand même : heureux ceux qui fondent leur bonheur en celui-là seul qui peut le donner, quelles que soient les circonstances qui sont les leurs… Heureux ceux qui entendent cette promesse à même de tout transformer. Rien ne peut leur ravir leur bonheur.

RP
Vence, 14.02.10

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