dimanche 5 janvier 2014

Où l’étoile s’arrête




Ésaie 60.1-6 ; Psaume 72 ; Éphésiens 3.2-6 ; Matthieu 2.1-12

Matthieu 2, 1-12
1  Jésus étant né à Bethléem de Judée, au temps du roi Hérode, voici que des mages venus d'Orient arrivèrent à Jérusalem
2  et demandèrent : "Où est le roi des Judéens qui vient de naître ? Nous avons vu son astre à l'Orient et nous sommes venus lui rendre hommage."
3  A cette nouvelle, le roi Hérode fut troublé, et tout Jérusalem avec lui.
4  Il assembla tous les grands prêtres et les scribes du peuple, et s'enquit auprès d'eux du lieu où le Messie devait naître.
5  "A Bethléem de Judée, lui dirent-ils, car c'est ce qui est écrit par le prophète :
6  Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n'es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda : car c'est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple."
7  Alors Hérode fit appeler secrètement les mages, se fit préciser par eux l'époque à laquelle l'astre apparaissait,
8  et les envoya à Bethléem en disant : "Allez vous renseigner avec précision sur l'enfant ; et, quand vous l'aurez trouvé, avertissez-moi pour que, moi aussi, j'aille lui rendre hommage."
9  Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route ; et voici que l'astre, qu'ils avaient vu à l'Orient, avançait devant eux jusqu'à ce qu'il vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant.
10  À la vue de l'astre, ils éprouvèrent une très grande joie.
11  Entrant dans la maison, ils virent l'enfant avec Marie, sa mère, et, se prosternant, ils lui rendirent hommage ; ouvrant leurs coffrets, ils lui offrirent en présent de l'or, de l'encens et de la myrrhe.
12  Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner auprès d'Hérode, ils se retirèrent dans leur pays par un autre chemin.

*

Une étoile... Avant de nous conduire au Christ enfant, les mots étoile, ou astre, nous conduisent aujourd’hui à des considérations qui semblent au contraire nous éloigner grandement du chemins des Mages !... Ces mots nous mènent aujourd’hui plutôt à des réflexions astronomiques... Une étoile guidant des Mages ?...

Prenons une autre étoile, qui guide marins et voyageurs depuis la nuit des temps — et peut-être aussi des Mages à tel ou tel moment d'un long périple : l'étoile polaire. Elle se situe, nous dit la science contemporaine, à 300 000 années-lumière. Pas très loin donc, sachant que la galaxie la plus proche de la nôtre, la Galaxie d'Andromède, se trouve à 2, 2 millions d'années-lumière. La galaxie la plus proche !... Quand on en compte, pour ce que l'on en connaît, quelques centaines de milliards équivalentes en tailles (à savoir quelques centaines de milliers d'années-lumière de diamètre), sans compter les autres et celles qui nous sont trop lointaines ! Sachant qu'une année-lumière équivaut à 9 460 milliards, 990 millions, 821 000 kilomètres, voilà qui peut troubler. Quelle est l'étoile des Mages dans tout cela ? On n'en sait probablement rien — la variabilité des spéculations en atteste —, mais à de telles distances approximatives, une telle étoile pouvait apparaître éventuellement telle qu'elle était quelques centaines de millions d’années auparavant ! Tout ça pour dire qu'il faut rester prudent quant aux considérations astronomiques dans le récit de Matthieu...

Rejoignons donc les Mages un moment sur la Terre, éclairée par le Soleil, une des centaines de milliards d’étoiles de notre galaxie, elle-même une parmi quelques centaines de milliards de galaxies semblables observables. Le Soleil, une étoile de notre galaxie, autour duquel tourne la Terre avec sa Lune — au rythme de laquelle, écrit le poète italien Guido Ceronetti, « chaque jour, derrière de fragiles défenses, sur toute la terre une partie de l’humanité perd du sang par une blessure cachée. La Lune est l’assassin. » (Le silence du corps, LdP, p. 154.)

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Marquer les temps : avec cette fonction, la création du Soleil, de la Lune et des étoiles au quatrième jour selon la Genèse, nous y est donnée comme relecture, chargée aussi de poésie. Les astres reçoivent, en regard de Dieu, sens, fonction pour les hommes — et femmes —, et avec eux toutes les créatures de la Terre : Genèse 1, 14 : « Dieu dit : "Qu’il y ait des luminaires au firmament du ciel pour séparer le jour de la nuit, qu’ils servent de signes tant pour les fêtes que pour les jours et les années ».

C’est là ce qui se vit dans le culte biblique — Nombres 10, 10 : « Quand vous aurez un jour de réjouissance, des solennités, des néoménies [nouvelles lunes], vous jouerez des trompettes pour accompagner [...] vos sacrifices de paix ; elles serviront à vous rappeler à l’attention de votre Dieu. Je suis le Seigneur votre Dieu. » Ou, Ézéchiel 46, 3, parlant de la ré-instauration des rites bibliques au retour d'exil : « Le peuple se prosternera devant le Seigneur à l’entrée de cette porte, lors des shabbats et des néoménies. »

Relecture — étymologie du mot religion. Celle d’Israël, on vient de le lire, celles des nations de la Terre en général, jusqu'à nous...

On a l'équivalent parmi les peuples de l'Antiquité, comme les Perses mazdéens, avec leur ordre sacerdotal que sont les Mages, qui y sont classiquement — tout comme en Israël les Lévites — ceux qui fixent le calendrier. Les proximités entre les Perses mazdéens et les juifs, et notamment sur ce plan-là, sont connues. Les mazdéens, ou zoroastriens, du nom de ce réformateur de la religion des Mages qu'est Zoroastre, ou Zarathoustra, avaient un calendrier qui avait une place importante dans leurs prophéties. Outre les cycles de la Lune et du Soleil, ils connaissaient de grands cycles, des ères stellaires qui recoupaient des espérances prophétiques : ainsi attendaient-ils l'ère de la résurrection, correspondant au futur et prochain cycle, cycle d'un jour de mille ans — on en retrouve l’équivalent dans le livre de l'Apocalypse. Et (tout cela est décrit dans l'Avesta, que l'on peut encore consulter) l'approche de ce temps, de cette ère nouvelle, est décelable par des repères stellaires, qu'il nous est sans doute difficile de retrouver, mais que des Mages, conduits par leurs croyances, ont perçue, selon Matthieu (on y vient), au tournant de ce qui est devenu l'ère chrétienne.

Il est connu que les croyances perses se sont recoupées sur plusieurs points avec celles des juifs depuis plusieurs siècles avant l’ère chrétienne. Depuis longtemps, des contacts étaient noués. La Bible parle en bien de leur roi Cyrus. On sait par exemple que les Perses faisaient leur l’idée de résurrection bien avant la résurrection du Christ, déjà quatre ou cinq siècles avant : c’est leur réflexion qui les avait amenés à une conviction que le judaïsme a lui aussi fait sienne, en ses courants pharisiens notamment.

Et parmi leurs croyances, il est question de vierge donnant naissance à celui qui introduira le monde de la résurrection. Or les Perses savent aussi que les Judéens attendent un Messie.

Manifestement les deux traditions et les espérances se sont recoupées aussi à ce point : Ne lit-on pas dans l'Avesta qu'un des noms du Sauveur-résurrecteur est Mashye ?! Il n'est pas interdit de penser que Judéens comme Perses aient pu faire le lien avec le titre hébreu Mashiah — le Messie, roi des Judéens... Chez qui viennent les Mages de Matthieu.

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Recoupements interreligieux d'alors, dans les deux sens — et dont l’Église ancienne gardait le souvenir. Un texte ancien, l'Évangile arabe de l'Enfance, affirme : Zoroastre annonça — je cite (ch. 1, v.2) — que : « La vierge sera enceinte sans avoir connu d’homme [...]. Son enfant par la suite ressuscitera des morts ; et sa bonne nouvelle [sera connue] dans les sept climats de la terre » ; cela avec pour signe une étoile. Et plus loin, le même texte (ch. 5, v.1) : « Des Mages arrivèrent d'Orient à Jérusalem, selon ce que Zoroastre avait prédit ».

Cette prophétie est effectivement connue par ailleurs, dans l'Avesta. Je cite : « À la fin des siècles, Ahura Mazda [Dieu] engagera une lutte décisive contre Ahriman [Le Mal] et l'emportera grâce à l'archange Sraoscha (l'obéissant), vainqueur du démon Ashéma. Une Vierge concevra alors un Messie, le Victorieux, le second Zoroastre qui fera ressusciter les morts ». Et les Mages d'Iran oriental se recueillaient trois jours par an sur une montagne y guettant « l'étoile du grand roi ».

Où l’on retrouve dans le livre biblique des Nombres (ch. 23 & 24), un épisode parallèle qui n’est pas sans éclairer celui des Mages : Balaam — que le texte arabe que j'ai cité identifie à Zoroastre —, Balaam (un genre de prophète) se voit demander par le roi Balaq de maudire Israël. Ce que, poussé par Dieu, Balaam ne fait pas ; il annonce au contraire : « Je le vois, mais ce n'est pas pour maintenant ; je l'observe, mais non de près : de Jacob monte une étoile [...] » (Nombres 24, 17). Étoile des Mages ? Comme en témoigne le texte arabe, les premiers lecteurs de Matthieu ont manifestement fait le lien.

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Toujours est-il que Matthieu nous déroule son récit d'une façon qui permet de penser qu'il connaît quelque peu les croyances des Mages et leur attente du passage à une nouvelle ère, passage signifié par des repères stellaires — « nous avons vu son astre » écrit l'évangile.

Matthieu renvoie quasi explicitement à la prophétie zoroastrienne. Ses mots l'indiquent : l'étoile « vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant ». Ce qui semble étrange, et qui le serait même pour Mathieu — une étoile ne s'arrêtant pas comme telle —, sauf à considérer que pour lui, il s'agit bien d'un tournant qui a lieu dans les repères des Mages : ce qu'ils reçoivent comme le signe du passage à la nouvelle ère prend fin à ce moment là : l'ère nouvelle, celle de la résurrection, commence et celui qui l'introduit se trouve ici : Jésus. L'astre ne les a pas conduit à Bethléem, mais la prophétie biblique l'a fait. Et quand ils y sont, le phénomène qui les a menés en Judée pour y percevoir la nouvelle ère « s'arrête ».

Tout le récit s’explique alors. On comprend en passant qu'il ne s'agit pas de l'astrologie des horoscopes modernes. L'organisation du calendrier, le repère des ères, en regard des prophéties de l'Avesta, qui, elles, ne sont pas strictement astrales, est d'un autre ordre : on ne décèle ni un destin fixé des individus en fonction de leurs « signes », ni même une sorte d'esquisse de ce qui en serait les grandes lignes. On est dans l’ordre du calendrier : cycles très courts, les jours solaires, cycles courts, semaines et néoménies, grandes ères : la lecture par les Mages du calendrier des constellations les induit à fixer aussi ces grands cycles. Le tout est, en regard de l'astrophysique, aussi arbitraire que la fixation des semaines à sept jours. On est dans le symbolique... Comme le nombre de trois Mages, absent chez Matthieu, viendra ensuite symboliser les « trois continents » d'alors, correspondant aux trois cadeaux de l'évangile... Les Mages de Matthieu eux, cherchent selon leur rite et ses recoupements dans l’influence réciproque avec les juifs, le signe de l'ère nouvelle dans un roi des Judéens : les Mages vont donc chez le roi de Judée en place, Hérode. Ce qui l'inquiète fortement : il n'a pas d’enfant né récemment, tandis qu'à ses oreilles les rumeurs messianiques juives ont des connotations plus nettement politiques, éventuellement menaçantes pour son trône.

Le signe stellaire indiquant le changement d'ère pour les Mages date alors, selon Matthieu, d'environ deux ans : Matthieu le signale en relatant le massacre par Hérode des enfants de Bethléem ayant jusqu'à deux ans. Cela aussi est tout-à-fait envisageable, même si le récit de Matthieu seul a retenu cela : les enfants de la toute petite bourgade qu'est à l'époque Bethléem pouvaient être suffisamment peu nombreux pour que cela passe pour une goutte d'eau dans la mer des exactions des dirigeants d'alors. Deux ans : ce n'est pas ce que dessine l’imagerie faisant venir les Mages à la crèche de Luc, la nuit de Noël. Matthieu dit au contraire le début de la manifestation publique de Jésus, l’épiphanie, là où Luc dit le secret de sa naissance, dévoilé seulement à quelques bergers.

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Du coup, pour étrange qu'il nous apparaisse, notre récit sur les Mages prend tout un sens. Dans le cadre de leur attente mazdéenne, des zoroastriens à Jérusalem ? L'idée en est tout à fait raisonnable ! Les contacts interreligieux sont à l’époque chose naturelle. Ils le sont restés jusqu’au Moyen-Âge occidental, où l’Europe a été coupée du reste du monde suite aux invasions de la fin de l’Antiquité. Le contact avec les autres religions est alors devenu agressif puisqu’on ne les connaissait plus et qu’elles étaient perçues — parfois à juste titre, certes — comme menaçantes. Cette habitude a parfois persisté même après la redécouverte du reste du monde : quand on a pris l’habitude de se croire seul… on garde des réflexes, marquant, au fond, une foi mal assurée — réflexes qui peuvent cesser quand on sait en qui l’on a cru.

En l'occurrence en un Dieu qui prend le risque de frayer avec les hommes, qui prend le risque de l'Incarnation, pour mener ce monde, pour mener la chair, jusqu'à la folie de la rencontre d’un enfant — qui est le Fils de Dieu. Un enfant humble de parents humbles chez qui entrent de prestigieux étrangers, déposant aux pieds de l'infini mystère la richesse de leur or, l'encens de leurs prières, et la myrrhe qui parfume les vivants et les morts.

Le message de Dieu a rompu les frontières : c'est ce qui est au cœur de ce récit : Dieu est manifesté au monde. Il nous a accompagnés, et nous accompagne dans les méandres de nos jours afin que nous vivions de sa seule grâce au cœur du monde où nous frayons.

Car voilà que face à la recherche de la sagesse, Dieu a opposé la folie de sa présence dans un enfant pauvre ; la foi miraculeuse à la faiblesse d’un enfant. À ce point, c’est à nous d’emboîter le pas des Mages et de leur histoire étrange. Voilà des Mages arrivés dans la ville royale, Jérusalem, s’attendant au palais d’Hérode — et qui se retrouvent dans un village pauvre. Les voilà qui, loin des honneurs royaux, repartent par un autre chemin.

Nous n’avons pas eu les mêmes routes que les Mages. Nous avons eu chacun nos chemins, ceux de nos espérances, de nos étoiles confuses, de nos religiosités, de nos soucis, de nos fardeaux, jusqu’à l’enfant, qui mystérieusement, nous a guidés et accompagnés jusqu'à lui. À présent l’étoile s’arrête, dévoilant l’enfant, nouveau chemin, lumineux, où nous sommes à présent envoyés avec lui...


RP,
Poitiers, Épiphanie, 05/01/14


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