Genèse 50, 15-21 ; Psaume 103 ; Romains 14, 7-9 ; Matthieu 18, 21-35
Genèse 50, 15-21
Matthieu 18, 21-22
Joseph est devenu l'homme du pardon. Mais — un petit résumé de son histoire — avant d'être l'homme du pardon, Joseph avait d'abord été pour ses frères l'enfant à la tunique multicolore que son père lui avait offerte. C'est que son père l'aimait bien le petit Joseph, le fils de sa bien-aimée. Alors il le gâtait. Et ses frères sont jaloux.
Tout un symbole que cette tunique multicolore. Superbe ! Aux yeux de ses frères, Joseph avec sa tunique, est un paon. À leurs yeux, Joseph, encouragé par son vieillard de papa gâteau, fait la roue, il se pavane. Eux, ont eu une autre éducation, à la dure. Et voilà le petit à qui on les passe toutes, jusqu'à cette tunique... Pas étonnant qu'il ne se sente plus tout à fait, et qu'il ait des rêves de gloire, car Joseph fait des rêves de gloire, où il surpasse tous ses frères. À force, Joseph agace, suscite les jalousies.
C'est vrai qu'il est doué, mais il le sait un peu trop, pensent ses frères, son père pourrait lui apprendre la modestie. Oui, apparemment, il a tous les dons, jusqu'au charme, ce charme qui émoustille les dames et auquel succombera Mme Putiphar, l'épouse de son maître.
La tunique de Joseph, tout un symbole, celui du bien que Joseph pense de lui-même. Quel orgueilleux pensent ses frères ! Mais là où ses frères se trompent, c'est en ce que Joseph a un talent à la mesure de l'idée qu'il s’en fait. Il est vraiment doué. Et sa haute opinion de ses propres dons n'est d'ailleurs sans doute pas étrangère à sa réussite.
Et eux, à travers leur agacement, montrent qu'ils sont vraiment aussi méchants que leurs crimes — jusqu’à vendre leur frère comme esclave ! Envieux comme Caïn. Vous êtes moins doués ? Votre père vous a moins gâtés ? Vous êtes moins beaux, moins forts, moins bons à l'école et finalement moins diplômés, avec moins de perspectives d'avenir ? Tout cela doit-il en outre vous rendre moins bons ?
Car si les frères de Joseph sont alors plus amers, cela les regarde. Là s'introduit le péché, la jalousie, qui débouchera sur le crime, et qui, mieux que les jolies tuniques, explique leur incapacité à égaler Joseph. N’auraient-ils pas plutôt dû apprendre à regarder à Dieu, devant qui tous sont égaux et chacun unique. Mais ils ont souhaité que Joseph s'humilie, qu'il s'excuse de ce qu’ils ont pris pour de l'orgueil. À tort ! Tout au plus était-ce naïve roucoulade d'un Joseph qui y exprimait des restes de pureté d'enfance.
Et c'est eux qui bientôt recevront de lui un pardon dont ils comprendront qu’ils n'avaient pas à l'exiger, même si ils peuvent être encore portés à penser qu'il leur est dû — et à plus forte raison si ils ont demandé pardon, — car enfin : Dieu lui-même exige que nous pardonnions, alors ne pouvons-nous pas exiger d'autrui qu'il nous pardonne ? Dieu l'exige, mais cela ne nous en donne pas le droit à nous, pas plus qu’aux frères de Joseph.
Dieu en a le droit et il en connaît le prix. Pardonner pour lui, se fera comme dans le sang — signe : celui du Christ finalement. Mais nous, non plus que les frères de Joseph, connaissons-nous le commencement du prix du pardon ?
Il n'y a rien de gratuit dans le pardon, rien qui soit dû par Joseph à ses frères. Son pardon est d'un prix considérable, pour Joseph, et d'ailleurs finalement aussi pour ses frères ; pour eux, le prix de l'humiliation finale. Pour Joseph, le pardon a coûté l'exil, la perte de son père pendant plusieurs années, avec ce que cela peut supposer de troubles psychologiques, de cauchemars, d'amertume, de blessures, peut-être insurmontables pour l'adolescent qu'il était — sans compter les blessures de son père aussi.
Mais à travers tout cela, détail important, Joseph n'a jamais succombé à la tentation de tout envoyer par dessus bord et de transgresser la Loi de Dieu. Contrairement à ses frères amers à cause de leur jalousie, lui n'est pas devenu un criminel pour autant. Différence de taille !
Il n'a même pas voulu user malhonnêtement de ses dons, comme de son charme, pour réussir plus vite. Il aurait pu essayer, se donnant à lui-même la propre excuse de son malheur. Les occasions n'ont pas manqué. Pensons à la belle Mme Putiphar, l’épouse de l’homme à qui il a été vendu comme esclave — par suite des manœuvres de ses frères, Mme Putiphar qui se met à le désirer.
Pourquoi ne pas succomber devant ses avances ; pourquoi ne pas manœuvrer avec elle contre Putiphar, et par exemple, à terme, prendre sa place ? Mais le malheur ne fait pas de Joseph un pécheur, un homme qui froisse et blesse autour de lui. Contrairement à ses frères, le sentiment de l'injustice ne le conduit pas à transgresser la Loi de Dieu, à blesser autrui.
Pourtant Joseph est devenu ce que la méchanceté de ses frères a contribué à faire de lui. Le soleil n'aura pour lui plus jamais la clarté et la pureté du temps de l'innocence et de la naïveté qui le faisait roucouler et faire le paon avec sa jolie tunique ; cette naïveté qu'ont définitivement brisée ceux qui ont voulu l'opprimer, le détruire, y compris parmi ceux-là, ceux qui, soi-disant, n'ont fait que ne pas oser s'opposer à l'avis des plus forts. Le pardon coûte toutes ces blessures. Et le prix du pardon ne disparaît pas avec l'octroi du pardon.
De même la capacité pour Joseph d'accorder le pardon n'est pas en ce que le temps aurait rendu ce pardon plus facile. Il peut même au contraire l'avoir rendu plus difficile. Car les frères de Joseph lui ont aussi appris la rancune, ce sentiment qui lui était auparavant étranger. Pensez à la façon dont il leur fait faire des allers-retours agrémentés de pièges et d'épreuves entre l’Égypte et Canaan avant de se dévoiler à eux. Il n'y a pas que de la méfiance dans son attitude.
Dans ce prince d’Égypte, les frères de Joseph ne retrouvent pas le petit adolescent innocent qu'ils avaient vendu, antan, aux caravaniers arabes. Ils retrouvent un homme marqué par la vie, au point qu'ils ne le reconnaissent pas. Le gâchis est là, et bien là.
Mais Joseph a compris que c'est à travers la douleur que Dieu conduit le monde. Et le prix que coûte à Joseph son pardon, il comprend qu'il ressemble au prix qu'il coûte pour Dieu aussi. Son peuple, élu pour porter son Nom au monde, qui se comporte ainsi ! Onze des douze pères du peuple ! (Dix en fait : Benjamin, le tout dernier, n'est pas dans le coup.)
Dieu pourrait les écarter… Mais pour les remplacer par quoi, par qui ?
Des pans entiers de chrétiens bornés, aveugles sur eux-mêmes, plus méchants que les frères de Joseph, ont clamé pendant des siècles à partir de ce genre de textes que Dieu avait remplacé Israël (censé être ici les frères sauf Joseph !) par les chrétiens, par l’Église. Si c'était vrai, ce serait pour quoi faire ? L’Église a fait pire ! Non, la naissance de l'Église n'est en aucun cas un remplacement d'Israël, mais un élargissement de l'Alliance à des nations qui jusque là l'ignoraient.
Et Joseph déjà avait compris cela, endurci par ses épreuves, marqué par l'amertume : Dieu ne trouvera pas de quoi remplacer ceux qu'il a envoyés et qui soient meilleurs. L’histoire le prouvera — Joseph le sait déjà. C'est pourquoi il pardonne, épuisé par l'épreuve, lassé par l'hypocrisie de ses frères, qui ne trouvent qu'à invoquer le souvenir de ce vieux père qu'ils ont privé de voir grandir son fils.
Mais au temps qu'il est, la légitime colère de Joseph est tarie, il est lassé, et alors, alors seulement, Dieu peut le convaincre. Il constate à présent que c'est le bras de Dieu pourvoyant au salut de son peuple qui se dessine derrière ses malheurs et sa douleur, un Dieu aussi douloureux que lui.
Le pardon a coûté cher à Joseph. Ses frères le comprennent bien. Aussi, s'ils l'implorent, certes, ils ne sauraient exiger le pardon. Et eux aussi, même s'ils ne comprennent que ça, que le prix de leur honte, le pardon de leur frère leur a coûté.
On en a fait du chemin, depuis le jour où on était fier, où on pavoisait, sûr de son élection de fils de Jacob. Et où on était irrité et jaloux des dons du petit à la jolie tunique. Oh, oui certes, ses rêves étaient irritants comme ceux d'un enfant trop sûr de lui, trop gâté par son père.
On est loin du temps de ce qu'on jugeait comme autant d'irritantes vantardises d'enfant. Que de chemin des rêves d'avenir de l'enfant à leur réalisation.
Et que de honte à présent. Les voilà à la merci de l'enfant qu'ils ont méprisé. Les voilà qui ont contraint leur père à une vieillesse de douleur. Joseph, lui, en pleure. Et les voilà à genoux, misérables, réfugiés économiques, à la merci du châtiment de ce prince d'Égypte.
Et nous, comme on est loin de nos pardons à bon marché, des pardons que l'on exige d'autrui, ou à partir desquels on juge la qualité de la spiritualité d'autrui.
Voilà le vrai pardon, avec son goût d'amertume, son goût de « n'y reviens pas », mais que Dieu, et lui seul, exige parce que le monde qu'il construit est un Royaume de pécheurs, et donc est bâti sur son propre pardon, et sur le prix du sang. Il n'y en a pas d'autre, et le chemin qui y conduit est celui de Joseph, ou celui de ses frères. Celui de la douleur et de l'exil par lequel on apprend à pardonner. C'est là un chemin mystérieux, dont nul en ce monde n'a atteint le bout.
Bout du chemin avant lequel l’exigence de pardon n’exclut pas que dans certaines circonstances, il faille résister au mal toutefois, parfois dans la violence exercée contre les auteurs du mal. L’exigence de pardon n’est en aucun cas exigence d’angélisme. Joseph l’a appris, lui et ceux qui dans l’Histoire biblique, et par la suite, devront lutter et combattre. Dieu change en bien le mal qu’a subi l’offensé. Mais jusqu’où ? On sait, peut-être mieux que jamais après le XXe siècle, qu’il est dès abîmes de violence qui laissent le monde définitivement boiteux.
Le pardon est un chemin. Chemin cependant sur lequel Dieu exige que nous marchions, nous-même, comme son fils, à l'infini — 70 fois 7 fois — car l'infini est le vrai prix du pardon. « Alors Pierre vint lui demander : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, lorsqu'il péchera contre moi ? Jusqu'à sept fois ? Jésus lui dit : Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix fois sept fois. » (Mt 18, 21-22)
C'est pour avoir perçu cette exigence de Dieu seul que Joseph a pardonné à ses frères : suis-je à la place de Dieu ? « Vous aviez formé le projet de me faire du mal, Dieu l'a transformé en bien » (Gn 50, 19-20).
Genèse 50, 15-21
15 Quand les frères de Joseph virent que leur père était mort, ils dirent : Si Joseph nous prenait en haine, et nous rendait tout le mal que nous lui avons fait !
16 Et ils firent dire à Joseph : Ton père a donné cet ordre avant de mourir :
17 Vous parlerez ainsi à Joseph : Oh ! pardonne le crime de tes frères et leur péché, car ils t’ont fait du mal ! Pardonne maintenant le péché des serviteurs du Dieu de ton père ! Joseph pleura, en entendant ces paroles.
18 Ses frères vinrent eux-mêmes se prosterner devant lui, et ils dirent : Nous sommes tes serviteurs.
19 Joseph leur dit : Soyez sans crainte; car suis-je à la place de Dieu ?
20 Vous aviez médité de me faire du mal : Dieu l’a changé en bien, pour accomplir ce qui arrive aujourd’hui, pour sauver la vie à un peuple nombreux.
21 Soyez donc sans crainte ; je vous entretiendrai, vous et vos enfants. Et il les consola, en parlant à leur cœur.
Matthieu 18, 21-22
21 Alors Pierre s’approcha de lui, et dit : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, lorsqu’il péchera contre moi ? Sera-ce jusqu’à sept fois ?
22 Jésus lui dit : Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à septante fois sept fois.
*
Joseph est devenu l'homme du pardon. Mais — un petit résumé de son histoire — avant d'être l'homme du pardon, Joseph avait d'abord été pour ses frères l'enfant à la tunique multicolore que son père lui avait offerte. C'est que son père l'aimait bien le petit Joseph, le fils de sa bien-aimée. Alors il le gâtait. Et ses frères sont jaloux.
Tout un symbole que cette tunique multicolore. Superbe ! Aux yeux de ses frères, Joseph avec sa tunique, est un paon. À leurs yeux, Joseph, encouragé par son vieillard de papa gâteau, fait la roue, il se pavane. Eux, ont eu une autre éducation, à la dure. Et voilà le petit à qui on les passe toutes, jusqu'à cette tunique... Pas étonnant qu'il ne se sente plus tout à fait, et qu'il ait des rêves de gloire, car Joseph fait des rêves de gloire, où il surpasse tous ses frères. À force, Joseph agace, suscite les jalousies.
C'est vrai qu'il est doué, mais il le sait un peu trop, pensent ses frères, son père pourrait lui apprendre la modestie. Oui, apparemment, il a tous les dons, jusqu'au charme, ce charme qui émoustille les dames et auquel succombera Mme Putiphar, l'épouse de son maître.
La tunique de Joseph, tout un symbole, celui du bien que Joseph pense de lui-même. Quel orgueilleux pensent ses frères ! Mais là où ses frères se trompent, c'est en ce que Joseph a un talent à la mesure de l'idée qu'il s’en fait. Il est vraiment doué. Et sa haute opinion de ses propres dons n'est d'ailleurs sans doute pas étrangère à sa réussite.
Et eux, à travers leur agacement, montrent qu'ils sont vraiment aussi méchants que leurs crimes — jusqu’à vendre leur frère comme esclave ! Envieux comme Caïn. Vous êtes moins doués ? Votre père vous a moins gâtés ? Vous êtes moins beaux, moins forts, moins bons à l'école et finalement moins diplômés, avec moins de perspectives d'avenir ? Tout cela doit-il en outre vous rendre moins bons ?
Car si les frères de Joseph sont alors plus amers, cela les regarde. Là s'introduit le péché, la jalousie, qui débouchera sur le crime, et qui, mieux que les jolies tuniques, explique leur incapacité à égaler Joseph. N’auraient-ils pas plutôt dû apprendre à regarder à Dieu, devant qui tous sont égaux et chacun unique. Mais ils ont souhaité que Joseph s'humilie, qu'il s'excuse de ce qu’ils ont pris pour de l'orgueil. À tort ! Tout au plus était-ce naïve roucoulade d'un Joseph qui y exprimait des restes de pureté d'enfance.
Et c'est eux qui bientôt recevront de lui un pardon dont ils comprendront qu’ils n'avaient pas à l'exiger, même si ils peuvent être encore portés à penser qu'il leur est dû — et à plus forte raison si ils ont demandé pardon, — car enfin : Dieu lui-même exige que nous pardonnions, alors ne pouvons-nous pas exiger d'autrui qu'il nous pardonne ? Dieu l'exige, mais cela ne nous en donne pas le droit à nous, pas plus qu’aux frères de Joseph.
Dieu en a le droit et il en connaît le prix. Pardonner pour lui, se fera comme dans le sang — signe : celui du Christ finalement. Mais nous, non plus que les frères de Joseph, connaissons-nous le commencement du prix du pardon ?
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Il n'y a rien de gratuit dans le pardon, rien qui soit dû par Joseph à ses frères. Son pardon est d'un prix considérable, pour Joseph, et d'ailleurs finalement aussi pour ses frères ; pour eux, le prix de l'humiliation finale. Pour Joseph, le pardon a coûté l'exil, la perte de son père pendant plusieurs années, avec ce que cela peut supposer de troubles psychologiques, de cauchemars, d'amertume, de blessures, peut-être insurmontables pour l'adolescent qu'il était — sans compter les blessures de son père aussi.
Mais à travers tout cela, détail important, Joseph n'a jamais succombé à la tentation de tout envoyer par dessus bord et de transgresser la Loi de Dieu. Contrairement à ses frères amers à cause de leur jalousie, lui n'est pas devenu un criminel pour autant. Différence de taille !
Il n'a même pas voulu user malhonnêtement de ses dons, comme de son charme, pour réussir plus vite. Il aurait pu essayer, se donnant à lui-même la propre excuse de son malheur. Les occasions n'ont pas manqué. Pensons à la belle Mme Putiphar, l’épouse de l’homme à qui il a été vendu comme esclave — par suite des manœuvres de ses frères, Mme Putiphar qui se met à le désirer.
Pourquoi ne pas succomber devant ses avances ; pourquoi ne pas manœuvrer avec elle contre Putiphar, et par exemple, à terme, prendre sa place ? Mais le malheur ne fait pas de Joseph un pécheur, un homme qui froisse et blesse autour de lui. Contrairement à ses frères, le sentiment de l'injustice ne le conduit pas à transgresser la Loi de Dieu, à blesser autrui.
Pourtant Joseph est devenu ce que la méchanceté de ses frères a contribué à faire de lui. Le soleil n'aura pour lui plus jamais la clarté et la pureté du temps de l'innocence et de la naïveté qui le faisait roucouler et faire le paon avec sa jolie tunique ; cette naïveté qu'ont définitivement brisée ceux qui ont voulu l'opprimer, le détruire, y compris parmi ceux-là, ceux qui, soi-disant, n'ont fait que ne pas oser s'opposer à l'avis des plus forts. Le pardon coûte toutes ces blessures. Et le prix du pardon ne disparaît pas avec l'octroi du pardon.
De même la capacité pour Joseph d'accorder le pardon n'est pas en ce que le temps aurait rendu ce pardon plus facile. Il peut même au contraire l'avoir rendu plus difficile. Car les frères de Joseph lui ont aussi appris la rancune, ce sentiment qui lui était auparavant étranger. Pensez à la façon dont il leur fait faire des allers-retours agrémentés de pièges et d'épreuves entre l’Égypte et Canaan avant de se dévoiler à eux. Il n'y a pas que de la méfiance dans son attitude.
Dans ce prince d’Égypte, les frères de Joseph ne retrouvent pas le petit adolescent innocent qu'ils avaient vendu, antan, aux caravaniers arabes. Ils retrouvent un homme marqué par la vie, au point qu'ils ne le reconnaissent pas. Le gâchis est là, et bien là.
Mais Joseph a compris que c'est à travers la douleur que Dieu conduit le monde. Et le prix que coûte à Joseph son pardon, il comprend qu'il ressemble au prix qu'il coûte pour Dieu aussi. Son peuple, élu pour porter son Nom au monde, qui se comporte ainsi ! Onze des douze pères du peuple ! (Dix en fait : Benjamin, le tout dernier, n'est pas dans le coup.)
Dieu pourrait les écarter… Mais pour les remplacer par quoi, par qui ?
Des pans entiers de chrétiens bornés, aveugles sur eux-mêmes, plus méchants que les frères de Joseph, ont clamé pendant des siècles à partir de ce genre de textes que Dieu avait remplacé Israël (censé être ici les frères sauf Joseph !) par les chrétiens, par l’Église. Si c'était vrai, ce serait pour quoi faire ? L’Église a fait pire ! Non, la naissance de l'Église n'est en aucun cas un remplacement d'Israël, mais un élargissement de l'Alliance à des nations qui jusque là l'ignoraient.
*
Et Joseph déjà avait compris cela, endurci par ses épreuves, marqué par l'amertume : Dieu ne trouvera pas de quoi remplacer ceux qu'il a envoyés et qui soient meilleurs. L’histoire le prouvera — Joseph le sait déjà. C'est pourquoi il pardonne, épuisé par l'épreuve, lassé par l'hypocrisie de ses frères, qui ne trouvent qu'à invoquer le souvenir de ce vieux père qu'ils ont privé de voir grandir son fils.
Mais au temps qu'il est, la légitime colère de Joseph est tarie, il est lassé, et alors, alors seulement, Dieu peut le convaincre. Il constate à présent que c'est le bras de Dieu pourvoyant au salut de son peuple qui se dessine derrière ses malheurs et sa douleur, un Dieu aussi douloureux que lui.
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Le pardon a coûté cher à Joseph. Ses frères le comprennent bien. Aussi, s'ils l'implorent, certes, ils ne sauraient exiger le pardon. Et eux aussi, même s'ils ne comprennent que ça, que le prix de leur honte, le pardon de leur frère leur a coûté.
On en a fait du chemin, depuis le jour où on était fier, où on pavoisait, sûr de son élection de fils de Jacob. Et où on était irrité et jaloux des dons du petit à la jolie tunique. Oh, oui certes, ses rêves étaient irritants comme ceux d'un enfant trop sûr de lui, trop gâté par son père.
On est loin du temps de ce qu'on jugeait comme autant d'irritantes vantardises d'enfant. Que de chemin des rêves d'avenir de l'enfant à leur réalisation.
Et que de honte à présent. Les voilà à la merci de l'enfant qu'ils ont méprisé. Les voilà qui ont contraint leur père à une vieillesse de douleur. Joseph, lui, en pleure. Et les voilà à genoux, misérables, réfugiés économiques, à la merci du châtiment de ce prince d'Égypte.
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Et nous, comme on est loin de nos pardons à bon marché, des pardons que l'on exige d'autrui, ou à partir desquels on juge la qualité de la spiritualité d'autrui.
Voilà le vrai pardon, avec son goût d'amertume, son goût de « n'y reviens pas », mais que Dieu, et lui seul, exige parce que le monde qu'il construit est un Royaume de pécheurs, et donc est bâti sur son propre pardon, et sur le prix du sang. Il n'y en a pas d'autre, et le chemin qui y conduit est celui de Joseph, ou celui de ses frères. Celui de la douleur et de l'exil par lequel on apprend à pardonner. C'est là un chemin mystérieux, dont nul en ce monde n'a atteint le bout.
Bout du chemin avant lequel l’exigence de pardon n’exclut pas que dans certaines circonstances, il faille résister au mal toutefois, parfois dans la violence exercée contre les auteurs du mal. L’exigence de pardon n’est en aucun cas exigence d’angélisme. Joseph l’a appris, lui et ceux qui dans l’Histoire biblique, et par la suite, devront lutter et combattre. Dieu change en bien le mal qu’a subi l’offensé. Mais jusqu’où ? On sait, peut-être mieux que jamais après le XXe siècle, qu’il est dès abîmes de violence qui laissent le monde définitivement boiteux.
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Le pardon est un chemin. Chemin cependant sur lequel Dieu exige que nous marchions, nous-même, comme son fils, à l'infini — 70 fois 7 fois — car l'infini est le vrai prix du pardon. « Alors Pierre vint lui demander : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, lorsqu'il péchera contre moi ? Jusqu'à sept fois ? Jésus lui dit : Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix fois sept fois. » (Mt 18, 21-22)
C'est pour avoir perçu cette exigence de Dieu seul que Joseph a pardonné à ses frères : suis-je à la place de Dieu ? « Vous aviez formé le projet de me faire du mal, Dieu l'a transformé en bien » (Gn 50, 19-20).
RP, Poitiers, 14/09/14
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