dimanche 18 août 2024

Le pain du ciel




Proverbes 9, 1-6 ; Ps 34, 16-23 ; Ép 5, 15-20 ; Jean 6, 51-58

Jean 6, 51-58
41 Dès lors, les Judéens se mirent à murmurer à son sujet parce qu’il avait dit : "Je suis le pain qui descend du ciel."
42 Et ils ajoutaient : "N’est-ce pas Jésus, le fils de Joseph ? Ne connaissons-nous pas son père et sa mère ? Comment peut-il déclarer maintenant : Je suis descendu du ciel ?"
43 Jésus reprit la parole et leur dit : "Cessez de murmurer entre vous !
44 Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire, et moi je le ressusciterai au dernier jour.
45 Dans les Prophètes il est écrit : Tous seront instruits par Dieu. Quiconque a entendu ce qui vient du Père et reçoit son enseignement vient à moi.
46 C’est que nul n’a vu le Père, si ce n’est celui qui vient de Dieu. Lui, il a vu le Père.
47 En vérité, en vérité, je vous le dis, qui croit a la vie éternelle.
48 Je suis le pain de vie.
49 Au désert, vos pères ont mangé la manne, et ils sont morts.
50 Tel est le pain qui descend du ciel, qui en mangera ne mourra pas.
51 "Je suis le pain vivant qui descend du ciel. Celui qui mangera de ce pain vivra pour l’éternité. Et le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie."
52 Sur quoi, [ils] se mirent à discuter violemment entre eux : "Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ?" 53 Jésus leur dit alors : "En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas en vous la vie.
54 Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour.
55 Car ma chair est vraie nourriture, et mon sang vraie boisson.
56 Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui.
57 Et comme le Père qui est vivant m’a envoyé et que je vis par le Père, ainsi celui qui me mangera vivra par moi.
58 Tel est le pain qui est descendu du ciel : il est bien différent de celui que vos pères ont mangé ; ils sont morts, eux, mais celui qui mangera du pain que voici vivra pour l’éternité."


*

“Les Judéens se mirent à murmurer à son sujet parce qu’il avait dit : ‘Je suis le pain qui descend du ciel.’” Judéens plutôt que juifs : choix de traduction le plus simple : l'Évangéliste lui-même est juif, comme Jésus est juif. La religion chrétienne, elle, n'existe pas encore. Le terme juif désigne alors tous les tenants de la religion commune, qu’ils suivent Jésus ou pas. Ici, la plupart le suivent, jusqu'à ce que, dira le texte (v. 66), “plusieurs de ses disciples se retirent”. Ceux qui sont choqués aujourd’hui font partie de ses disciples.

Dans cette scène qui suit la multiplication des pains, on est en Galilée, dans la synagogue de Capernaüm (v. 59), composée comme toujours de plusieurs courants, dont ceux de la mouvance judéenne, c’est-à-dire plus instruits que la plupart dans l’enseignement normatif, qui vient de Judée. C’est cet enseignement judéen, i.e. de qualité, qui leur fait obstacle pour recevoir les mots de Jésus.

“Je suis le pain vivant descendu du ciel” (v. 41, v. 51, etc.), vient-il de dire, parlant de lui comme porteur de la Vie d’éternité, la Vie de résurrection — “qui vient à moi, je le ressusciterai au dernier jour” (v. 44). En ce “fils de Joseph” (v. 42), le porteur de la Résurrection, de la Vie d'éternité, précède de toute l'éternité l’histoire dans laquelle il vient à nous. Comme au dimanche de Pâques, comme à la montagne de la transfiguration, aujourd’hui c'est l'éternité du Fils qui se manifeste dans sa chair dès lors révélée comme ce qu’elle est depuis toujours : la nourriture du monde, la vie du monde, la substance dont dépend chaque parcelle de la création, — notre vraie nourriture : “si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement, et le pain que je donnerai, c'est ma chair pour la vie du monde” (v. 51). C’est ce qu’ont perçu déjà les anciens prophètes, dit le v. 45 : on pense par ex. à Michée proclamant que son “origine remonte aux jours d’éternité” (Mi 5, 1), une éternité déployée à présent dans l’histoire !

Le mystère est grand : Jésus, dans sa chair bientôt crucifiée, nous fait accéder à une éternité qui précède le temps de toute son infinité. Cette chair crucifiée se révèlera alors chair céleste, pain éternel descendu du ciel, dont le monde reçoit la vie !

C’est ici le point culminant du propos de Jésus dans son dialogue qui suit la multiplication des pains — posant cette question : nourrissons-nous notre vrai désir ? — le connaissons-nous, même : — le désir de Dieu ?

C’est la question que nous pose ce texte… En termes apparemment outranciers, qui ce faisant rendent la question incontournable.

Les gens avaient faim. De pain, apparemment. Jésus leur a donné du pain. Et ils ont à nouveau faim. Et lorsque Jésus veut les entraîner à la question de la vraie nourriture, ils ont bien compris, pensent-ils. Ils ont suivi leur catéchisme… Ah oui, le pain du ciel, quoi ! On connaît : c’est l’histoire de manne et de Moïse dans le désert. Car pour le judaïsme, il est traditionnel que la manne désigne la nourriture de la Parole de Dieu.

Accord apparent entre Jésus et eux, jusqu’à ce que les choses se gâtent. Provocation ? Jésus ne lésine pas : apparemment, il se donne même tort, mettant, pour qui veut s’imaginer qu’il invite au cannibalisme, jusqu’au Lévitique contre lui (17, 10) : tu ne mangeras pas le sang. Tout pour être scandalisé : “cette parole est dure, qui peut l’écouter ?” (v. 60) répondront ses interlocuteurs — à moins que l’on ne se rende à la foi.

*

Voilà donc les auditeurs de Jésus entre le pain abondant de la veille, dont ils veulent bien remplir à nouveau leur ventre et le pain spirituel qui les renvoie via leur enseignement catéchétique au passé religieux, au temps du désert, au temps glorieux de la religion des ancêtres.

Mais… si c’était aujourd’hui qu’ils avaient faim ? Une faim qu’ils ignorent, une faim qu’ils n’ont pas conçue. Et qui pourtant tenaille. Telle est la question de ce texte, la question qu’il nous pose aujourd’hui à nous aussi.

Et comme nous aussi, nous aimerions bien n’avoir plus le souci du pain du lendemain ; plus le souci financier du lendemain — de même, nous aussi nous savons qu’il y a une vraie nourriture spirituelle qui fonde le peuple de Dieu. L'enseignement biblique : “Dans les Prophètes il est écrit : Tous seront instruits par Dieu” (v. 45).

*

Oui, tout cela, on est au courant, ont-ils dit. “Au désert, nos pères ont mangé la manne, ainsi qu’il est écrit : Il leur a donné à manger un pain qui vient du ciel.” Certes, répond Jésus : “Au désert, vos pères ont mangé la manne, et ils sont morts” (v. 49).

Mais le désert, c’était antan… Un passé glorieux !… Mais qu’est ce que les yeux qui ne sont pas ceux de la foi ont vu d’autre que du passé ? Notre Dieu produit-il autre chose que du passé ? Hier, avec les concombres d’Égypte, hier encore, la veille, avec la multiplication des pains, nous ne sommes pas morts de faim. Hier aussi, nos pères ont été héroïques, ont eu une foi à renverser des montagnes.

Oui notre Dieu a produit un passé glorieux. Des Moïse, des Élie. Des prophètes, des Apôtres, des martyrs, des camisards, des résistants,… quand tout semblait perdu. Oui notre Dieu est un puissant producteur de passé. Un passé qui nous porte jusqu’à aujourd’hui.

Moïse a donné le pain du ciel. Et hier encore, avec cette multiplication des pains, on n’est pas morts de faim… Mais aujourd’hui ? Mais nous ?

*

Nous ? Notre foi n’a t-elle pas vu notre vraie soif ? Jésus peut l’assouvir… "À qui irions-nous ?… tu as les paroles de la vie éternelle…" dira pour nous Pierre à la suite de ces paroles de Jésus (v. 68).

Hors cela, on reste dans sa faim : les pauvres, vous les aurez toujours avec vous, dira Jésus ; les pauvres vous les serez toujours, à moins que vous ne deveniez pauvres en esprit, connaissant votre vraie faim, votre vrai désir, et celui-là seul qui peut combler votre vraie faim, éternelle, au-delà de nos vies passagères.

Pour cela Jésus ira jusqu’à donner sa vie passagère… Donner sa chair à manger — en ses mots provocateurs. Il donne sa chair pour la vie du monde. C’est-à-dire : il se dépouille de sa vie… Et il nous appelle à recevoir ce dépouillement — "manger sa chair".

Paul parlera bien de sa mort : par ce repas “vous annoncez sa mort, jusqu’à ce qu’il vienne”, jusqu’à ce que le Ressuscité vienne dans la gloire. Ce n’est ni la gloire ni la résurrection qui sont annoncés dans la Cène, mais bien la mort de Jésus.

Jésus a tracé un parallèle entre le pain dont il nourrit la foule et sa propre mort. Manger le pain qu’il partage revient ainsi à confesser concrètement que l’on vit de sa mort, du don de sa vie.

Sous le signe, il s’agit de son corps donné, de son sang répandu, de sa mort, donc. De quoi s’agit-il ? De recevoir de son dépouillement, jusqu’au dépouillement de sa vie, la parole, la promesse, de notre propre dépouillement.

En d’autres termes : recevoir sa mort, et donc abandonner l’illusion que le provisoire de la vie-même pourrait durer, pour découvrir, dans l’abandon de cette illusion, dans l’abandon de sa propre vie passagère, la vie de résurrection.

*

Mourir à ses désirs transitoires, mourir au désir d’en faire du définitif, mourir déjà à ce qui mourra ; bref : perdre sa vie. Alors prend place la parole, la promesse, de la Résurrection. “Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour.”

“C’est l’Esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie”, expliquera-t-il à ce sujet (v. 63).

La résurrection prend alors place comme résolution de nos désirs de pains multipliés ; désir illusoire de vie comblée de façon indéfinie. Elle prend place comme récapitulation dans le Christ de ce que nous sommes vraiment, l’ignorerions nous. Dans la résurrection du Christ, notre résurrection au dernier jour prend place dès aujourd’hui comme présentation de nos êtres vrais devant Dieu. Comme résolution et exaucement de nos désirs, et non pas de pains multipliés qui au fond ne rassasient pas. Elle est résolution et récapitulation de la vérité de nos vies.

C’est là la vérité profonde de la parole où Jésus mène ses interlocuteurs, où Jésus nous mène : “comme le Père qui est vivant m’a envoyé et que je vis par le Père, ainsi qui me mangera vivra par moi” — c’est-à-dire : qui reçoit ma mort vivra de ma vie.

C’est la parole par laquelle Jésus répond en vérité aujourd’hui à toutes nos demandes.


R.P., Châtellerault, 18.08.2024
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dimanche 4 août 2024

Une autre faim




Exode 16, 2-15 ; Psaume 78 ; Éphésiens 4, 17-24 ; Jean 6, 24-35

Exode 16, 2-15
2 Dans le désert, toute la communauté d’Israël se mit à parler contre Moïse et Aaron.
3 Ils leur dirent : Ah ! si nous étions morts de la main du SEIGNEUR en Égypte, quand nous étions assis près des marmites de viande, quand nous mangions du pain à satiété ! C’est pour faire mourir de faim toute cette assemblée que vous nous avez fait sortir dans ce désert !
4 Le SEIGNEUR dit à Moïse : Je vais faire pleuvoir pour vous du pain depuis le ciel. Le peuple sortira pour en recueillir chaque jour la quantité nécessaire ; ainsi je le mettrai à l’épreuve pour voir s’il suit ou non ma loi.
[…] 11 Le SEIGNEUR dit à Moïse :
12 J’ai entendu les Israélites parler contre moi. Dis-leur : A la tombée du soir vous mangerez de la viande, et au matin vous vous rassasierez de pain ; ainsi vous saurez que je suis le SEIGNEUR, votre Dieu.
13 Le soir, des cailles montèrent et couvrirent le camp ; et au matin il y eut autour du camp une couche de rosée.
14 Quand cette couche de rosée se leva, le désert était recouvert de quelque chose de menu, de granuleux – quelque chose de menu, comme le givre sur la terre.
15 Les Israélites regardèrent et se dirent l’un à l’autre : Qu’est-ce que c’est ? – Car ils ne savaient pas ce que c’était. Moïse leur dit : C’est le pain que le SEIGNEUR vous donne à manger.

Jean 6, 24-35
24 Les gens de la foule, ayant vu que ni Jésus ni ses disciples n’étaient là, montèrent eux-mêmes dans ces barques et allèrent à Capernaüm à la recherche de Jésus.
25 Et l’ayant trouvé au delà de la mer, ils lui dirent : Rabbi, quand es-tu venu ici ?
26 Jésus leur répondit : En vérité, en vérité, je vous le dis, vous me cherchez, non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé des pains et que vous avez été rassasiés.
27 Travaillez, non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui subsiste pour la vie éternelle, et que le Fils de l’homme vous donnera ; car c’est lui que le Père, que Dieu a marqué de son sceau.
28 Ils lui dirent : Que devons-nous faire, pour faire les œuvres de Dieu ?
29 Jésus leur répondit : L’œuvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé.
30 Quel signe fais-tu donc, lui dirent-ils, afin que nous le voyions, et que nous croyions en toi ? Que fais-tu ?
31 Nos pères ont mangé la manne dans le désert, selon ce qui est écrit : Il leur donna le pain du ciel à manger.
32 Jésus leur dit : En vérité, en vérité, je vous le dis, Moïse ne vous a pas donné le pain du ciel, mais mon Père vous donne le vrai pain du ciel ;
33 car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde.
34 Ils lui dirent : Seigneur, donne-nous toujours ce pain.
35 Jésus leur dit : Je suis le pain de vie. Celui qui vient à moi n’aura jamais faim, et celui qui croit en moi n’aura jamais soif.

*

Une foule qui se donne de la peine. Ça a été un effort réel de rejoindre Jésus : depuis la traversée du lac jusqu’à sa recherche dans Capernaüm, où ils finissent par le trouver — dans la synagogue, puisque cette scène se passe dans la synagogue (cf. v. 69).

Un vrai effort qui vise, comme c’est souvent le cas de tout travail, à accéder à la possibilité de n’être plus contraint au travail. On peine, pour pouvoir enfin n’être plus obligé de peiner pour sa pitance. À quand la fin de l’antique malédiction "tu gagneras ton pain à la sueur de ton front" (Genèse 3) ? On travaille en visant à enfin pouvoir se reposer… Et avec Jésus, qui multiplie les pains, on accède peut-être enfin au temps où on sera libéré du travail quotidien harassant… D’où ce désir des foules, que connaît Jésus, de le faire roi (v. 15)…

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C’est la reconnaissance de cette foule : ils ont reconnu en Jésus celui qui les a nourris. C’est d’ailleurs la base de la reconnaissance — source de bonheur —, qui s’adresse à un autre qu’à soi-même… Car si on y est attentif, la reconnaissance, qui conduit à reconnaître quelqu’un d’autre, nous fait sortir de nous-mêmes, et par là-même nous conduit à un vrai bonheur.

On a bien ici de la part de la foule qui cherche Jésus une attitude de reconnaissance — que Jésus met en lumière : "vous me cherchez parce que avez mangé des pains et que vous avez été rassasiés" (v. 26) — reconnaissance… du ventre… Écho au bœuf et à l’âne de nos crèches de Noël, dont la présence a son origine au livre d’Ésaïe : "Le bœuf connaît son possesseur, Et l’âne la crèche de son maître : Mon peuple ne connaît rien, il n’a point d’intelligence." (És 1, 3) La reconnaissance du ventre du bœuf et de l’âne : ce n’est déjà pas mal… Mais pas ce n’est pas assez : "vous me cherchez, non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé des pains et que vous avez été rassasiés."

Jésus en appelle à une reconnaissance plus profonde — en signes —, vraie source de bonheur celle-là, par laquelle la faim de pain va apparaître comme signe désignant une faim plus fondamentale ; le désir du rassasiement comme signe d’un désir plus fondamental, ancré dans l'éternité. "Dieu a mis dans le cœur de l'homme la pensée de l'éternité" (Ecc 3, 11), écrivait l’Ecclésiaste, qui considère le repos comme le fruit heureux du travail, en méditation de la loi, dont l’observance, dit-il, est le tout de l’homme (Ecc 12, 13). Or que dit-il aujourd’hui, ce livre de la loi ?

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Dans notre texte d’Exode 16, nous voyons le peuple quinze jours après sa sortie d'Égypte, commençant à regretter amèrement le temps qui lui apparaît à présent ironiquement comme le temps de son rassasiement ! — à savoir le temps de son esclavage. Et de rouspéter contre Moïse et Aaron qui leur ont fait quitter "les marmites de viandes" pour leur donner la sécheresse du désert !

Dès lors, nous sont données des scènes dignes de Job ou de Jérémie, fatigués devant le poids de la vie : "que ne sommes nous morts […] en Égypte" ! "Pourquoi ne suis-je pas mort dès les entrailles de ma mère" s'exclamait Job (3, 11) ; ou le prophète Jérémie : "malheur à moi, ma mère, car tu m'as fait naître" (Jér 15, 10). Et contre cette inévitable douleur, contre la douleur d'exister, au fond, la douleur de devenir selon le projet de Dieu, une nostalgie radicale perce dans la rouspétance, dans la protestation contre tout inconfort en fin de compte : celle de la bienheureuse éternité, inscrite de façon confuse et indélébile au cœur de nos mémoires.

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De même dans notre texte du livre de l'Exode, lorsque le peuple prend à partie Moïse et Aaron, ceux-ci remarquent : "ce n'est pas contre nous que sont dirigés vos murmures, c'est contre le Seigneur" (Ex 16, 8). C'est là encore ce que, en écho inversé, enseignera Jésus : "ce n'est pas Moïse qui vous a donné le pain venu du ciel, mais mon Père qui vous donne le vrai pain venu du ciel" (Jean 6, 32). Et, on l’a compris, ne nous y trompons pas, le pain du ciel n’est donc pas non plus le pain multiplié la veille. Ce pain là, comme la manne, désigne le pain du ciel, qui est tout autre chose que ce qui ne fait que remplir le ventre !

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Et en contrepartie, cette nourriture, la manne, devient épreuve pour qui ne reconnaît pas dans ses regrets égyptiens sa vraie nostalgie, sa faim d’éternité : "le peuple en recueillera, jour par jour, la quantité nécessaire ; ainsi je le mettrai à l'épreuve et je verrai s'il marche, ou non, selon ma loi." (Ex 16, 4).

Signe de ce que Dieu seul est celui qui nourrit son peuple : puisque, conformément à la loi, le peuple ne travaille pas le jour du shabbath, — eh bien ! la veille de ce jour de repos, la manne tombera double (v. 5).

"Travaillez, non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui subsiste pour la vie éternelle" (Jean 6, 27).

À nouveau la dimension de l'épreuve : allons-nous travailler pour la nourriture qui pourrit ? "Travaillez, non pour la nourriture qui périt". Car prenons-y garde. Au peuple aveugle à sa vrai faim, sourd à la vraie Parole, en redemandant, exigeant plus, Dieu a répondu finalement : de la viande en abondance, des cailles, en quantité, au point qu'on en vomissait… mais on avait pourtant toujours faim !

Mais, nous dit Jésus : "Moi je suis le pain de vie. Celui qui vient à moi n'aura jamais faim, et celui qui croit en moi n'aura jamais soif" (Jean 6, 35). Qu’est-ce à dire ?

*

Aux foules qui le poursuivent de leurs pieuses assiduités, Jésus a répondu : "vous me cherchez, non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé des pains et que vous avez été rassasiés" (Jean 6, 26). Reconnaissance — du ventre, donc ! "Le bœuf connaît son possesseur, Et l’âne la crèche de son maître." (Ésaïe 1, 3) Ce n’est déjà pas mal… Mais pas assez… Reprenons :

Pour quelle raison les foules viennent-elles de se mettre en peine de traverser la mer de l'autre côté de laquelle Jésus les nourrissait la veille ?

On a vu Jésus — qui n'attend aucune gloire que pourraient lui apporter ses actions ! — se retirer du peuple, qui entendait le gratifier d'un titre royal ; s'en venant par la suite de ce côté du lac… à pied pour sa part, doublant la barque des disciples. Et Jésus d'inviter ses auditeurs à travailler pour une autre nourriture, celle qui subsiste pour la vie éternelle (v. 27). Un travail, une "œuvre de Dieu" qui consiste, un vrai repos… à "croire à celui qu'il a envoyé" (v. 29) — à savoir lui, Jésus.

Et là, on découvre cette réaction étrange à cet appel à la foi adressé à cette foule qui vient d'assister à la multiplication des pains : pour appuyer la foi qu'on lui demande, la foule requiert un signe afin de croire Jésus ! On est tenté de penser : mais enfin, ce signe elle vient de le voir, de le toucher, de le goûter ! Les pains multipliés la veille ! La suite du texte nous fait alors comprendre ce qu'on entend par ce signe : sa perpétuation, chaque matin, comme la manne : "nos pères ont mangé la manne dans le désert" (v. 31). Rien de nouveau sous le soleil : on persiste à regretter les marmites égyptiennes, se manifesteraient-elles sous l'espèce d'un miracle. On nourrit dans le signe l'espérance d'une sécurité matérielle définitive.

"Travaillez, non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui subsiste pour la vie éternelle, et que le Fils de l’homme vous donnera" (Jean 6, 27) — don du Ressuscité, le Fils de l’Homme, de la part du Père : "Mon Père vous donne le vrai pain venu du ciel" (Jean 6, 32). Et : "Moi, je suis le pain de vie" (v. 35). Qu’est-ce à dire ?

Eh bien, au-delà de nos recherches légitimes, mais à vue limitée, de manne, de cailles, de marmites égyptiennes, ou de simple pain quotidien, fût-il multiplié, le Christ, nous guidant à travers nos peines et nos périls, nous conduit à la reconnaissance de notre vraie faim et de celui-là seul qui la comble, concrètement, par une nourriture qui subsiste en éternité dans le signe du pain du ciel, présenté comme corps déchiré du Christ nous rejoignant jusqu’à la mort.

"Ils lui dirent : 'Seigneur donne nous toujours ce pain-là'" (v. 34). Que telle soit notre prière : "donne nous toujours ce pain-là". "Comme une biche soupire après des courants d'eau, ainsi mon âme soupire après toi, ô Dieu !" (Ps 42, 2.)


RP, Châtellerault, 04.08.24
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