dimanche 17 janvier 2010

Temps de fête… et autres temps





Ésaïe 62, 1-5
Psaume 96
1 Corinthiens 12, 4-11

Jean 2, 1-12
1 Or, le troisième jour, il y eut une noce à Cana de Galilée et la mère de Jésus était là.
2 Jésus lui aussi fut invité à la noce ainsi que ses disciples.
3 Comme le vin manquait, la mère de Jésus lui dit: « Ils n’ont pas de vin. »
4 Mais Jésus lui répondit: « Que me veux-tu, femme? Mon heure n’est pas encore venue. »
5 Sa mère dit aux serviteurs: « Quoi qu’il vous dise, faites-le. »
6 Il y avait là six jarres de pierre destinées aux purifications des Juifs; elles contenaient chacune de deux à trois mesures.
7 Jésus dit aux serviteurs: « Remplissez d’eau ces jarres »; et ils les emplirent jusqu’au bord.
8 Jésus leur dit: « Maintenant puisez et portez-en au maître du repas. » Ils lui en portèrent,
9 et il goûta l’eau devenue vin-il ne savait pas d’où il venait, à la différence des serviteurs qui avaient puisé l’eau, aussi il s’adresse au marié
10 et lui dit: « Tout le monde offre d’abord le bon vin et, lorsque les convives sont gris, le moins bon; mais toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à maintenant! »
11 Tel fut, à Cana de Galilée, le commencement des signes de Jésus. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui.
12 Après quoi, il descendit à Capharnaüm avec sa mère, ses frères et ses disciples; mais ils n’y restèrent que peu de jours.

*

Une citation du journal Réforme d’il y a quelques mois : protestantisme à Haïti. Ici « un temple baptiste plein à craquer qui accueille les fidèles ce dimanche. Au pied du Bel-Air, l’un des bidonvilles de la capitale qui font face au palais présidentiel, près de 300 Haïtiens se pressent sur les bancs et dans les travées […]. Quelques centaines de mètres plus loin, entre deux bâtiments en parpaing, une petite maisonnette sert de temple pour un culte pentecôtiste. Là aussi, la salle est bondée. Entre deux prières très ‘dansantes’, le pasteur […] explique (on compte aujourd’hui entre 30 et 40 % de protestants) : ‘dans les années 70, le […] de grands efforts d’évangélisation ont été faits […]‘. ‘La Fédération protestante d’Haïti dénombre environ 10 000 lieux de culte’, précise […] son secrétaire général. ‘Nous estimons à 60 % la part du corps pastoral qui a reçu une formation théologique poussée et 40 % les pasteurs qui ont reçu un enseignement plus rudimentaire.’ Toujours d’après la Fédération protestante, les baptistes seraient les plus nombreux, suivi des mouvements pentecôtistes et évangéliques, des adventistes et, enfin, des méthodistes. »

… Les uns et les autres célébraient, au jour où était écrit cet article, il y a quelques mois, des cultes festifs, avec « des prières ‘dansantes’ » selon l’article de Réforme…

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On va revenir à Haïti, mais après un détour par Cana, pour une autre célébration festive, dans le texte de ce jour…

Un jour de fête. Les noces de Cana. Rien de plus sain qu’une fête, des noces, la joie. Un repas de mariage, que le texte nous présente comme célébré parmi des proches de Jésus ou des amis de sa mère (v.1).

Un repas de mariage où Jésus est invité, ainsi que ses disciples. C’est que, dans la culture d’alors, les fêtes de noces sont un événement considérable, qui dure toute la semaine ; et on n’invite pas seulement les amis, mais les amis des amis, qui se trouvent naturellement en pareille circonstance être eux-mêmes des amis et avoir aussi des amis qui du coup accèdent aussi au cercle des amis…

Sens du don et de la générosité, qui déborde tout particulièrement dans la joie ; un peu comme celle que donne l’Esprit saint, et qui ne connaît pas de calculs ni de lendemains, surtout, précisément, dans la joie. Jésus fera allusion à cela en évoquant, dans la parabole des noces, les invités du bord du chemin.

La famille en joie veut du monde pour partager sa joie. Et veut y prendre du temps. Ici la fête a beaucoup duré. Et voilà que le vin vient à manquer. Et la famille se sent au bord de l’humiliation. Les convives sont en passe de ne pas être honorés comme il se doit. Non pas que le maître ait été chiche, ou plus pauvre qu’il aurait voulu le laisser paraître, mais plutôt que la joie ayant été très grande, le vin a coulé, coulé, coulé.

Il y a un temps pour tout, y compris pour la fête, qui n’a pas à être bridée parce que ce n’est pas tous les jours la fête, au contraire précisément, et tant pis pour les lendemains. Le Dieu qui pourvoit à la joie pourvoit à plus forte raison au quotidien. « Ne vous inquiétez pas pour vos lendemains, remettez cela à Dieu », dit Jésus.

Le vin vient donc à manquer avant qu’il n’ait suffisamment réjoui le cœur des participants. La nouvelle du problème commence à courir. On s’informe l’un l’autre : la fête risque bien d’être abrégée. Marie informe son fils. Et voilà de la part de Jésus une réaction étrange.

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Jésus apparemment, perçoit cette information comme une interpellation. Venu en ce monde pour ce monde, ce qui l’entoure l’interpelle. Combien de fois ne le voyons-nous pas faire des miracles par compassion, apparemment à côté du sens qui est celui de tous ses miracles. Apparemment seulement : les miracles de Jésus sont toujours chargés d’une plénitude de sens qui en fait autant de portes ouvertes sur la vie spirituelle. Ce sens est d’ailleurs lié à ce que le monde l’interpelle, — comme on dit —, ne le laisse pas indifférent.

La fin de la fête, la fin qui s’annonce, ne le laisse pas non plus indifférent. La fin de nos fêtes. Pourquoi faut-il que nos fêtes, nos joies, se terminent toujours ? Pourquoi faut-il que ce qui commence par des chants se termine dans la frustration, dans la tristesse, en manque du vin qui réjouit le cœur de l’homme ? Cette noce, par exemple, se terminera.

À regarder plus loin, plus tard, elle se terminera mal comme toute noce, de toute façon par un deuil — il faudra se quitter lorsque, au mieux après la vieillesse, la mort viendra frapper. Il faudra bien quitter ce monde, se quitter l’un l’autre, arraché l’un à l’autre par la douleur de la mort, la joie tournera en deuil, comme la fête tourne court dans le manque de vin.

*

C’est ici que l’on en revient à Haïti. Un reportage télévisé montrait hier un nouveau marié dont le séisme a tué la jeune épouse. Le temps des célébrations joyeuses a été fauché par la catastrophe, laissant place aux larmes et à l’incompréhension, une catastrophe que des discours indécents entendus ici ou là, dans la presse ou les commentaires, voudraient attribuer — après la misère et les cyclones — à on ne sait quelle «malédiction» !… Car hélas, on trouve des observateurs pour évoquer ce thème bien ambigu de la «malédiction» !

La Bible, elle, place Haïti sous la miséricorde de Dieu qui troublait tant Jonas devant Ninive, quand cette miséricorde avait poussé Abraham à intercéder contre la destruction qui s’abattait sur les villes de la mer morte (nous disant déjà l’indécence d’envisager quelque «malédiction»)!… Tandis que le Nouveau Testament place les croyants hier joyeux de Haïti, et à présent en larmes, sous la croix de Jésus. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », s’écriait le Crucifié que ses persécuteurs jugeaient «maudit» ! Or c’est là, à la croix, que va se dévoiler tout le sens du miracle de Cana !

*

À Cana Jésus a donné le signe de ce qu’il est lui-même la fête éternelle, la fête où le vin ne vient jamais à manquer. Dans sa conscience du malheur du deuil prochain qui est au cœur de toutes nos fêtes, Jésus s’interpose ; il s’interpose contre le scandale du fatal manque de vin. Alors son sang bientôt coulera, vin de joie de la fête éternelle.

Qu’en savent les hommes, qu’en sait sa mère ? D’où sa façon de lui répondre sèchement : qu’y a-t-il entre toi et moi ? Toi tu es de la terre ; quant à moi qui sais le remède à la douleur des fêtes passagères, des noces promises au deuil, mon heure n’est pas encore venue, l’heure où mon sang coulera comme un vin nouveau pour le salut du monde.

C’est ce que Jésus va signifier par son miracle, attestant qu’il vit lui-même au-delà des fêtes passagères, et qu’il fait entrer dans cet au-delà ceux qui, au cœur de leur fête, savent goûter le vin de l’alliance renouvelée, alliance nouvelle et éternelle, qui purifie mieux que l’eau de toutes les aspersions dont sont remplies les jarres des purifications.

Car c’est bien de jarres de purification qu’il s’agit. Changer cette eau-là en vin, cette eau qu’il fait verser dans ces jarres-là, n’est pas le fait du hasard de la part de Jésus. Par lui prend place une nouvelle alliance, celle de la joie éternelle, où le meilleur des vins de fête ne vient jamais à manquer. C’est là la dimension où Jésus resitue la question de sa mère. On est dans un autre monde, où l’on vient par le mystère de la foi (v.11).

*

C’est que dès lors tout est à double sens. L’étonnement de l’organisateur devant la qualité de ce vin servi en fin de fête, par exemple : au premier plan, il s’agit d’une stricte interrogation sur le pourquoi de cette façon de faire : servir le bon vin à la fin. À un autre plan, il nous est indiqué que là est l’entrée dans l’alliance du Royaume, de la joie éternelle. La joie des noces qui se poursuit à un autre plan pour illustrer la joie à la résurrection (cf. v.1 : le troisième jour), un miracle renvoyant donc à Pâques et aux noces de l’agneau.

La façon dont Jésus répond sèchement à sa mère est aussi à double sens pour nous : il ne s’agit pas simplement d’une remise en place de celle qui n’entre que partiellement dans la pensée de celui qui pour être son fils n’en est pas moins son Dieu. Et justement parce qu’elle est la mère de son Seigneur, Marie se voit appelée à l’humilité face à celui qui est pourtant son fils. Or cela vaut aussi pour nous, qui n’avons pourtant pas le bénéfice d’une telle grâce.

Le mystère de la foi, qui permet à ses disciples de saisir dans le miracle la gloire de Jésus, est celui d’un étonnement devant le Dieu qui agit par où on ne l’attendrait pas, c’est-à-dire peut-être, d’un Dieu tout à fait libre par rapport aux conseils que l’on voudrait lui donner, par rapport aux façons d’agir que l’on voudrait lui suggérer à demi-mot — du genre « ils n’ont plus de vin, tu sais ce qu’il te reste à faire ».

Prenons garde : il est des prières exaucées dont le sens sera pour nous plus dérangeant qu’une absence de réponse, des exaucements qui vont nous obliger à des bouleversements que nous ne prévoyons pas en formulant ces prières, des bouleversements tels que si nous les avions connus d’abord, nous nous serions peut-être abstenus de ces prières-là.

Et il est des façons de souffler à Dieu ce qu’il devrait nous enseigner, c’est-à-dire ce que l’on a l’habitude d’entendre — cela fait des siècles que l’on se purifie de cette façon dans ces jarres.

Si c’était nous que Jésus appelle à avoir part à l’ivresse spirituelle du vin nouveau, une ivresse à même de nous libérer. S’il nous visait aussi à travers cet attachement à des jarres, qui ne sait pas voir que Dieu veut les remplir du vin le meilleur ? Et que pour cela, dès aujourd’hui il s’agit de sortir de nos peurs, et puisque le vin de Dieu, le don de Dieu coule à flot, et pour qu’il coule à flot n’avoir pas peur de donner, de donner abondamment comme pour ces fêtes que l’on a oubliées.

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Peut-être que là seulement est le remède à nos aveuglements, à nos certitudes intimes que la fête doit finir le jour où finit le vin de nos vieilles outres. Mais avons-nous goûté ce vin qui ne peut que faire éclater nos vieilles outres, emplir d’ivresse nos vieilles jarres ?

Sinon, sachons qu’aujourd’hui même finit le contenu de nos vieilles jarres. Dieu a gardé ce bon vin qu’il nous dévoile — aujourd’hui, — car il y a encore un aujourd’hui. Il nous le dévoile aujourd’hui encore en Jésus pour nous enivrer de la liberté qui ne finit jamais, pour nous préparer aux noces éternelles.

R.P.
Antibes, 17.01.10

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