dimanche 29 mai 2016

Du Notre Père à la sainte Cène




Genèse 14, 18-20 ; Psaume 110 ; 1 Corinthiens 11, 23-26 ; Luc 9, 11-17

Luc 9, 11-17
11 […] ayant su [où se trouvait Jésus], les foules le suivirent. Jésus les accueillit ; il leur parlait du Règne de Dieu et il guérissait ceux qui en avaient besoin.
12 Mais le jour commença de baisser. Les Douze s’approchèrent et lui dirent : « Renvoie la foule ; qu’ils aillent loger dans les villages et les hameaux des environs et qu’ils y trouvent à manger, car nous sommes ici dans un endroit désert. »
13 Mais il leur dit : « Donnez-leur à manger vous-mêmes. » Alors ils dirent : « Nous n’avons pas plus de cinq pains et deux poissons… à moins d’aller nous-mêmes acheter des vivres pour tout ce peuple. »
14 Il y avait en effet environ cinq mille hommes.
Il dit à ses disciples : « Faites-les s’installer par groupes d’une cinquantaine. »
15 Ils firent ainsi et les installèrent tous.
16 Jésus prit les cinq pains et les deux poissons et, levant son regard vers le ciel, il prononça sur eux la bénédiction, les rompit, et il les donnait aux disciples pour les offrir à la foule.
17 Ils mangèrent et furent tous rassasiés ; et l’on emporta ce qui leur restait des morceaux : douze paniers.

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Lire la multiplication des pains en regard du Notre Père — « donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour » — et de la tentation de Jésus au désert — « change ces pierres en pain », selon ce que lui propose le satan —, c'est ce à quoi peuvent nous ouvrir les textes de ce jour. En arrière-plan, le peuple au désert, en marche vers le règne de Dieu espéré dans les Psaumes comme cœur des prières d'Israël relisant la Torah, une prière que l'on retrouve dans le judaïsme, donnée aux « dix-huit bénédictions » priées quotidiennement. Ainsi la 2ème bénédiction :

Notre pain de ce jour, donne-le nous aujourd’hui. Tu nourris les vivants par amour, tu ressuscites les morts par grande miséricorde, tu soutiens ceux qui tombent, tu guéris les malades et délivres les captifs. Qui est comme toi, Maître des puissances ?

Un pain de ce jour, ce jour comme jour du règne de Dieu — pain de demain, de ce fait, mais un « demain » si urgent, qu’il en devient un « aujourd’hui » — car « c’est aujourd’hui le jour du salut ».

Une parole donnée à Israël comme rappel du désert et comme promesse que, comme alors, Dieu pourvoit dans tous les déserts. Comme lors de la multiplication des pains, il reste douze paniers pour signifier les douze tribus.

*

Le pain de ce jour fait ainsi écho à la manne, donnée au jour le jour comme nourriture du peuple en marche, à la fois concrète et, en signe, spirituelle. Jésus se présente alors comme redisant la présence du Dieu qui est prié dans les dix-huit bénédictions juives — dont il reprend et souligne les implications en termes de responsabilité humaine.

Et tout cela renvoie à lui, homme et signe de l’action de Dieu.

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On a là le signe du règne de Dieu présent en Jésus alors que déjà le jour baisse (v. 12), comme l’approche de ce règne semble s’éloigner au temps du désert (v. 12) ; comme au lendemain de l’Exode, il s’agit de recevoir le don de Dieu pour le temps de la traversée du désert — après la traversée de la mer, ici apaisée par Jésus peu avant (Luc 8, 22-25), figurant le baptême —, traversée du désert dans lequel on se trouve à présent en charge d’une foule qui a faim…

Les disciples inclus dans la mission en vue du Royaume (Luc 9, 1-6) et dans la manifestation du don de Dieu pour son peuple, sont dès lors aussi interrogés par ce geste auquel ils participent, et qui ne peut pas ne pas être perçu en écho, lorsqu’il est relaté dans les évangiles, comme renvoyant au repas du Seigneur.

Avec la question déjà récurrente : quelle signification en ce signe du Royaume dans un monde divisé, religieusement et socialement, jusqu’au sein de l’Église ?

Cf. 1 Corinthiens 11, 17-26 :
17 […] vos réunions, loin de vous faire progresser, vous font du mal.
18 Tout d'abord, lorsque vous vous réunissez en assemblée, il y a parmi vous des divisions, me dit-on, et je crois que c'est en partie vrai :
19 il faut même qu'il y ait des scissions parmi vous afin qu'on voie ceux d'entre vous qui résistent à cette épreuve.
20 Mais quand vous vous réunissez en commun, ce n'est pas le repas du Seigneur que vous prenez.
21 Car, au moment de manger, chacun se hâte de prendre son propre repas, en sorte que l'un a faim, tandis que l'autre est ivre.
22 N'avez-vous donc pas de maisons pour manger et pour boire ? Ou bien méprisez-vous l'Église de Dieu et voulez-vous faire affront à ceux qui n'ont rien ? Que vous dire ? Faut-il vous louer ? Non, sur ce point je ne vous loue pas.
23 En effet, voici ce que moi j'ai reçu du Seigneur, et ce que je vous ai transmis : le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain,
24 et après avoir rendu grâce, il le rompit et dit : « Ceci est mon corps, qui est pour vous, faites cela en mémoire de moi. »
25 Il fit de même pour la coupe, après le repas, en disant : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ; faites cela, toutes les fois que vous en boirez, en mémoire de moi. »
26 Car toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne.
27 C’est pourquoi celui qui mangera le pain ou boira la coupe du Seigneur indignement, sera coupable envers le corps et le sang du Seigneur.
28 Que chacun donc s’éprouve soi-même, et qu’ainsi il mange du pain et boive de la coupe ;
29 car celui qui mange et boit sans discerner le corps du Seigneur, mange et boit un jugement contre lui-même.
30 C’est pour cela qu’il y a parmi vous beaucoup d’infirmes et de malades, et qu’un grand nombre sont morts.
31 Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés.
32 Mais quand nous sommes jugés, nous sommes châtiés par le Seigneur, afin que nous ne soyons pas condamnés avec le monde.
33 Ainsi, mes frères, lorsque vous vous réunissez pour le repas, attendez-vous les uns les autres.
34 Si quelqu’un a faim, qu’il mange chez lui, afin que vous ne vous réunissiez pas pour attirer un jugement sur vous. […]

Voilà qui contraste avec la 2e bénédiction que nous avons entendue : « tu ressuscites les morts par grande miséricorde, tu soutiens ceux qui tombent, tu guéris les malades et délivres les captifs », y lit-on, dans une reprise de la promesse du livre d'Ésaïe annonçant le règne de Dieu : « L’esprit du Seigneur, l’Eternel, est sur moi, Car l’Eternel m’a oint pour porter de bonnes nouvelles aux malheureux ; Il m’a envoyé pour guérir ceux qui ont le cœur brisé, Pour proclamer aux captifs la liberté, Et aux prisonniers la délivrance » (És 61, 1). Voilà donc que la Cène, annonce de la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne, est annonce et promesse du règne de Dieu, où la souffrance, la maladie et la mort-même sont vaincues. Or qu'en est-il en Église ? Non seulement la souffrance et la maladie n'ont pas disparu, non seulement on meurt : nul n'y échappe ; mais même ce minimum en forme de signe du règne de Dieu qu'est l'établissement de la justice demeure à venir.

Alors Paul ramène le signe à ce qu'il est : non plus un repas comme celui auquel le Christ participera avec nous au jour de sa venue, mais un signe, qui se limite donc aux signes du pain et du vin, signes de son corps rompu et de son sang répandu. Et nous sommes invités donc à nous savoir indignes en nous-mêmes — lui seul est notre dignité : jugez-vous vous-mêmes, et ainsi, vous sachant indignes en vous-même, à la différence du monde qui a la manie de se croire digne et qui est incapable de discerner la souffrance que partage le Christ — que chacun se juge, et qu'ainsi il mange et boive en participation à la coupe du Christ dans l'espérance du règne de Dieu.

Nous voilà bien en chemin d’Exode en un temps de dépendance de Dieu pour le pain, un pain d’aujourd’hui auquel Dieu pourvoit, et qui est désormais, en signe, celui de demain… Un lendemain auquel Dieu pourvoit aussi, dans le ministère de ses disciples, de l’Église, comme antan par le ministère de Moïse, pour les douze tribus, dans les cinq livres de la Torah (selon Augustin) — il pourvoit à partir d’une quantité infime (5 pains, 2 poissons).

Avec une seule exigence : ne pas perdre de vue la visée qui demeure notre flambeau dans le désert : « vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne. » Ce qui inclut de viser l’unité — devenir un seul peuple uni, au-delà de nos « scissions » (1 Co 11, 18-19), et la justice en un monde si plein de déséquilibres où les uns sont rassasiés — succombant à la tentation à laquelle Jésus n'a pas succombé — quand les autres n'ont rien, contre l’espérance du règne de Dieu où tous sont un et où les abîmes des disparités de ce monde sont comblés — « ou bien méprisez-vous l'Église de Dieu et voulez-vous faire affront à ceux qui n'ont rien ? »

Où notre participation au repas de Seigneur prend tout son sens comme geste prophétique : d’où la sévérité de Paul : sans cette souffrance prophétique, quel sens cela a-t-il ? Souffrance du crucifié qui nous élève à sa vie de résurrection.


RP, Poitiers, 29.05.16


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