dimanche 2 juillet 2017

"Qui ne se charge pas de sa croix..."




2 Rois 4, 8-16 ; Psaume 89 ; Romains 6, 3-11 ; Matthieu 10, 37-42

Matthieu 10, 37-42

37  "Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi.
38  Qui ne se charge pas de sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi.
39  Qui aura assuré sa vie la perdra et qui perdra sa vie à cause de moi l’assurera.
40  "Qui vous accueille m’accueille moi-même, et qui m’accueille, accueille celui qui m’a envoyé.
41  Qui accueille un prophète en sa qualité de prophète recevra une récompense de prophète, et qui accueille un juste en sa qualité de juste recevra une récompense de juste.
42  Quiconque donnera à boire, ne serait-ce qu’un verre d’eau fraîche, à l’un de ces petits en sa qualité de disciple, en vérité, je vous le déclare, il ne perdra pas sa récompense."

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« Celui qui aime père et mère, ou fils et fille plus que moi n’est pas digne de moi. » De quoi s'agit-il ? De fonder de vraies relations. Et les refondant. Selon Jésus, il n'est de vraies relations humaines qu'au travers de ruptures !… Dans nos relations avec autrui, en premier lieu nos proches, et même avec nous-même. La rupture, en d’autres termes la Croix, est le fondement d'une vie de nouveauté devant le Christ.

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C'est qu'il n'est d'être qui soit en vérité que sous le regard de Dieu seul. Et cela suppose, tôt ou tard, le brisement de tout autre regard qui serait censé être constituant, à commencer bien sûr par le regard des parents, cela pour les enfants ; mais aussi pour les parents le regard des enfants ; celui des conjoints et en général des proches, et même de soi-même, l’opinion que l’on a de soi. Il s'agit de renoncer à tout cela.

Devenir enfant de Dieu, c'est-à-dire adulte en Christ, requiert la fin de toute dépendance d'avec tout regard qui n’est pas celui où se source notre être.

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On ne connaîtra de relation saine avec nos enfants, mais aussi nos parents et nos proches en général, que pour les avoir perdus comme enfants, parents, etc., et les avoir retrouvés tels qu’ils sont devant Dieu qui nous les a confiés pour que nous les lui rendions, de sorte qu’au travers de cette rupture, nous puissions avoir de nouvelles relations, vraies, avec eux.

Rupture. Car c’est dans la douleur que cela advient, comme dans la douleur d'un enfantement la Création advient, comme l'écrit Paul aux Romains (ch. 8). Sur la douleur du Christ, le monde nouveau se bâtit. Et il appartient au disciple de le faire advenir avec le Christ, c'est-à-dire de prendre sa croix.

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Il s'agit, quant à ces ruptures, non seulement de les accepter, mais de les assumer et même de les promouvoir. Les assumer, les promouvoir, en abandonnant et en rejetant le regard de nos parents ou de quiconque nous a fait advenir comme enfants de la chair, pour y recevoir en lieu et place le regard que Dieu nous adresse dans le Christ pour nous faire advenir à la liberté des enfants de Dieu.

Promouvoir ces ruptures aussi en se refusant à maintenir ses propres enfants — y compris enfants « spirituels », c’est-à-dire toute personne sur laquelle nous pourrions avoir de l'influence —, refusant de les maintenir en situation de dépendance, y compris bien sûr et surtout de dépendance psychologique — sous peine de voir se reproduire à l'infini des caricatures de nos tortuosités ; c'est une leçon importante du « sacrifice » d'Abraham.

Hélas, ces ruptures indispensables, œuvres douloureuses de la grâce, se voient opposer les plus farouches de nos refus. D'où la vigueur du propos de Jésus ; dans un texte parallèle, Luc 14, 26, plus vigoureusement encore, il est question pour Jésus de haïr père et mère, fils et filles, frères et sœurs, et même sa propre vie — bref, et c'est en ce sens qu'il faut le comprendre, Jésus, il le dit juste avant notre texte (v. 34), n'est pas venu apporter la paix, mais promouvoir des ruptures (« l'épée »), au prix d'inimitiés (v. 35).

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C’est là finalement… le prix du pardon ! Mais pourquoi le pardon, me direz-vous ? Eh bien c’est que la relation avec les proches, à commencer par la relation parents-enfants, focalise ce qui blesse. L’intensité du lien rend ici les ruptures indispensables, celle de la naissance, puis celles de l’adolescence et du passage à l’âge adulte, puis du milieu de la vie. Et cette intensité fait la profondeur des blessures qui s’y vivent. D’où la haine latente, qui doit être reconnue, sous peine de rester purulente — c’est là le lieu le plus intense aussi du pardon. C’est le passage sans lequel il n’est pas de pardon.

Le pardon est né avant la fondation du monde, là où le Christ est crucifié (Apoc 13, 8). Il est né avant la fondation du monde, puisque le monde ne peut pas exister, ne peut pas venir à l’être sans pardon. « Qui ne se charge pas de sa croix… » (v. 38). Et le pardon est né là où le Christ est crucifié, au moment où il prie en faveur de ses bourreaux : « Père, pardonne leur car il ne savent pas ce qu’ils font ! » Voilà un homme, le Fils de Dieu, le meilleur homme que la terre ait porté, un homme qui en plus ne se fait pas d’illusions sur l’âme de ses semblables, sur la laideur des motivations de ses ennemis. Eux le bafouent, lui crachent dessus et le mettent à mort, toujours dans les moqueries. Ils le clouent pour cette mise à mort honteuse, exhibé nu à une foule hurlante. Ils lui font subir ce châtiment en faisant mine de penser qu’il le mérite bien. Une honte difficile à imaginer, et à même de fournir une haine légitime… Et voilà finalement une parole de pardon, sans amertume. Eh bien, c’est que le Christ ne s’est pas illusionné sur ses ennemis. Il sait à quel point ils sont haïssables. Aucune relation illusoire ne subsiste avec eux. Mais dès lors la relation peut devenir libre, sans arrière-pensée. Une vraie rupture ayant eu lieu, le pardon est possible.

C’est parce que ce genre de rupture pleine, réelle, qui ne laisse aucune illusion, n’a lieu que rarement que le pardon vrai est extrêmement rare. Il reste encore de l’attachement, le besoin de se venger, donc de prouver, face à telle ou telle action blessante dont on reste marqué. Tant qu’il reste de l’illusion sur soi-même, point de pardon réel. Et cela commence entre proches, et avant tout entre parents et enfants. Tant que reste une blessure, un besoin de prouver encore.

Là il manque encore cette rupture totale, qui permet de pardonner enfin, et de vivre côte à côte dans la liberté.

On est loin des pardons illusoires qui cachent mal des blessures pas reconnues, la haine qu’elles appellent n’ayant pas été pleinement assumée. Aimer le crucifié plus que tout, entrer dans sa douleur et donc son pardon, y perdre sa vie. C’est le prix de la grâce. Il n'est pas facile de se résoudre à advenir sous le poids de la grâce, ou de se résoudre à laisser advenir ceux que Dieu nous a confiés, en premier lieu nos parents ou nos enfants, à lui passer le relais pour qu'il creuse leur liberté. C'est là un acte de la foi, qui est œuvre miraculeuse de la grâce. Se résoudre à assumer et promouvoir ces brisements est une façon de recevoir sa propre mort, de se charger de sa croix (v. 38) ; mort à soi-même indispensable pour la naissance d'en haut, la naissance à la liberté : « celui qui aura gardé sa vie la perdra, et celui qui aura perdu sa vie à cause de moi la retrouvera » (v. 39).

Mourir en premier lieu à ce sur quoi on voudrait continuer de faire dépendre notre vie, et avant tout le regard de nos parents, nos proches, nos ennemis ; et en second lieu, mourir à notre volonté de nous attacher à tout prix ceux que Dieu nous a confiés pour que nous les lui abandonnions, pour que nous les lui rendions en les reconnaissant siens.

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Alors, un monde nouveau, prémisse des nouveaux cieux et de la nouvelle terre, peut advenir, un monde de relations humaines basées sur un dialogue reconnaissant que l'autre, fût-il notre enfant, notre père ou notre mère, n’est ni une reproduction de nous-mêmes, ni l’anti-image qu’il nous faudrait fuir ; qu’il est lui aussi un être à l'image de Dieu manifestée en Christ : « qui vous reçoit me reçoit, qui me reçoit reçoit celui qui m'a envoyé » (v. 40).

Car c'est bien ce qu'il en est de l'accueil de ses disciples — fût-ce sous le simple signe de l'apport d'un verre d'eau — que réclame Jésus. Il est question ici de l'accueil du prochain tel qu'il nous est donné sous le regard de Dieu, tel que le regard de Dieu porté dans le Christ le fait advenir comme être à l'image de Dieu, nous en dévoile la valeur infinie. Un prochain radicalement autre, fondé dans l’image de Dieu, c'est-à-dire irréductible à nos projections, à nos schémas. Voilà qui ouvre à savoir reconnaître un prophète ou un juste, jusque parmi les plus petits, pour un salaire de juste. Mais cette découverte de ce prochain, riche en Dieu face à nous-mêmes, à commencer par ces prochains que sont nos enfants et nos parents, ne se fera qu'à travers la réception de la rupture que la Croix opère entre eux et nous, qu'à travers ce que nous les abandonnerons à Dieu. Et, pour cela, que nous nous y abandonnerons nous-mêmes.


RP, Poitiers, 02/07/17


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