Genèse 15, 5-18 ; Psaume 27 ; Philippiens 3, 17 – 4, 1 ; Luc 9, 28-36
Luc 9, 28-36
28 Jésus prit avec lui Pierre, Jean et Jacques et monta sur la montagne pour prier.
29 Pendant qu’il priait, l’aspect de son visage changea et son vêtement devint d’une blancheur éclatante.
30 Et voici que deux hommes s’entretenaient avec lui ; c’étaient Moïse et Élie ;
31 apparus en gloire, ils parlaient de son départ qui allait s’accomplir à Jérusalem.
32 Pierre et ses compagnons étaient écrasés de sommeil ; mais, s’étant réveillés, ils virent la gloire de Jésus et les deux hommes qui se tenaient avec lui.
33 Or, comme ceux-ci se séparaient de Jésus, Pierre lui dit : “Maître, il est bon que nous soyons ici; dressons trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, une pour Élie.” Il ne savait pas ce qu’il disait.
34 Comme il parlait ainsi, survint une nuée qui les recouvrait. La crainte les saisit au moment où ils y pénétraient.
35 Et il y eut une voix venant de la nuée; elle disait : “Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai élu, écoutez-le !”
36 Au moment où la voix retentit, il n’y eut plus que Jésus seul. Les disciples gardèrent le silence et ils ne racontèrent à personne, en ce temps-là, rien de ce qu’ils avaient vu.
*
Que faisait le diable lors de la tentation au désert ? Il essayait de conduire Jésus à renoncer à son humanité et à se montrer dans sa seule gloire céleste. À partir de là, Jésus ayant résisté, il est acquis que son ministère se déroulera dans le secret quant à sa gloire, dans l’anonymat.
La Transfiguration est le moment où trois disciples reçoivent le privilège de voir lever un instant ce secret de la gloire cachée de celui qui demeure dans l’éternité auprès du Père. Secret qui ne sera pleinement levé pour la foi des croyants qu’au dimanche de Pâques.
Mais alors, cela aurait-il rendu Dieu visible ? Dieu dévoilé en Jésus dans la Gloire : est-ce ce que signifie la rencontre de Jésus ressuscité au dimanche de Pâques, ou au jour de la Transfiguration ? Puisqu’ici il n’est plus question de connaître selon la chair, pour le dire avec Paul.
Dieu — esprit (Jean 4) —, que nul n'a jamais vu (Jean 1) serait-il devenu donc devenu comme visible, ou imaginable ? Puisque, comme chrétiens, nous confessons avoir connu Dieu dans l’humanité du Christ, la gloire céleste du Fils de Dieu serait-elle donc devenue visible dans l’humanité visible du Christ ?
Ne serait-ce alors pas là la satisfaction de notre tentation de voir Dieu ? Déjà dans l’Exode, à Moïse : « fais-nous des dieux qui marchent devant nous » ! Cela ne correspond-il pas d’ailleurs à la tentation essentielle de Jésus lui-même : rendre Dieu visible en levant le voile de son humanité et en se montrant dans sa seule gloire céleste ? C’est bien le cœur de sa tentation au désert ! « Montre-toi comme tu es, Fils éternel de Dieu ! » Or, Jésus a résisté : quant à sa gloire, son ministère se déroulera dans le secret, dans l’anonymat.
Que nous dit alors la Transfiguration par ce dévoilement d’un instant ? Elle nous dit que l’humanité, à laquelle Jésus n’a pas voulu renoncer, est au-delà de nos capacités de compréhension et a fortiori de vision.
L’humanité de Jésus est l’humanité du Fils de Dieu, l’humanité en laquelle Dieu nous rencontre, l’humanité même de Dieu ! Mais ça, c’est tout de même troublant, d’autant que cela bouleverse notre humanité propre. Où apparaît alors pour nous la tentation d'avoir quand même prise sur lui ; connaître le Christ « selon la chair ». En d’autres termes, vouloir un Christ à notre mesure — contre ce qu’en dévoile la Transfiguration.
C’est la même leçon que tire de la Transfiguration la seconde Épître de Pierre : « ce n’est pas en nous mettant à la traîne de fables sophistiquées que nous vous avons fait connaître la venue puissante de notre Seigneur Jésus Christ, mais pour l’avoir vu de nos yeux dans tout son éclat. Car il reçut de Dieu le Père honneur et gloire, quand la voix venue de la splendeur magnifique de Dieu lui dit: “Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir.” Et cette voix, nous-mêmes nous l’avons entendue venant du ciel quand nous étions avec lui sur la montagne sainte. » (2 Pierre 1, 16-18).
Cela n’empêchera pas de voir prospérer ce désir récurrent d’un Christ « selon la chair ». C’est ainsi que les Christ à notre image vont foisonner. Un Christ accessible non seulement à nos yeux, mais jusqu’à l’analyse de nos laboratoires de recherche, voire de nos scalpels.
Des chrétiens parmi les chercheurs se réjouissent même de trouver — disent-ils —, des traces nombreuses du Jésus de l’Histoire ; à partir desquelles se dessinent régulièrement des portraits et autres « biographies », distinctes des Évangiles, dans des ouvrages promis au statut de best-sellers, preuve que leur souci est aussi largement celui du grand public.
Que font-ils, ces biographes ? Comme tous les auteurs, mais ici par le détour par Jésus, ils parlent d’eux-mêmes. Et foisonnent les Christ, toujours au goût, à la mode du jour.
D’autres parmi les chercheurs, parmi les non-croyants ceux-là, ont en revanche pour projet de mettre en question le christianisme : eux aussi parlent d’eux-mêmes — et se réjouissent pour leur part qu’il y ait aussi peu de traces dans les Évangiles de ce Jésus dit « de l’Histoire » distinct du Christ de la foi — c’est un euphémisme : il n’y en a pas !… On n’a de récits que des Évangiles. C’est dans cette ligne-là que tout un courant de l’historiographie soviétique avait beau jeu de carrément mettre en doute l’existence de Jésus… Ces auteurs parlaient d’eux-mêmes, eux aussi, bien sûr. Aujourd’hui ces mises en doutes sont, malgré un effet de retour, considérées quand même comme dépassées. Mais les traces d’un personnage historique, distinct des récits évangéliques ? — me direz-vous. Eh bien, on n’en a évidemment toujours pas. Rien en tout cas qui permette de faire un portrait ! C’est au point que des auteurs à la mode renouent aujourd’hui avec ledit courant de l’historiographie soviétique, en rescapés de la méthode apparemment… pour nous expliquer qu’il n’y a de Jésus que mythique.
Quoique aujourd’hui, (à part dans ce courant à la mode) on ne se demande plus s’il a vraiment existé ; mais on aimerait cependant souvent en savoir un peu plus…
« Nous ne connaissons plus selon la chair », écrit Paul — sous-entendu : depuis sa résurrection. Or, tous les textes évangéliques ont été écrits après la Résurrection.
C’est cela que nous disent les récits de la Transfiguration, celui de Luc (ou Matthieu et Marc) ou celui de Pierre : ce Jésus que vous avez côtoyé n’est autre que le Fils éternel de Dieu. « Écoutez-le ». Écoutez-le aujourd’hui, précisera l’Épître de Pierre dans les Écritures : « nous avons la parole des prophètes qui est la solidité même ».
*
Revenons donc à la Loi et aux Prophètes. Ils ont désigné Jésus depuis le commencement. Voilà ce dont se souviennent Pierre et les Évangiles. La Loi et les Prophètes, à savoir Moïse et Élie dans le récit de la Transfiguration selon les Évangiles.
Le récit de la Transfiguration est profondément enraciné dans la mémoire du Sinaï (cf. Exode 24) : la montagne (Ex 24, 1 & 12-13), les six jours (Ex 24, 16), les trois personnes : Aaron, Nadav et Avihou (Ex 24, 1 & 9), la nuée et la voix (Ex 24, 15-17)… Derrière cette histoire, il y a le rappel du Sinaï où Moïse est médiateur de la Loi, la Torah. Et comme pour la Torah, ce qui est en bas renvoie à ce qui est en haut. Un tabernacle terrestre, ainsi le rappelle l’Épître aux Hébreux, signe d’un Tabernacle céleste contemplé par Moïse. En bas : trois disciples. En haut, trois figures célestes : Jésus, Moïse et Élie. Moïse et Élie, « la Loi et les Prophètes » — c'est-à-dire la Bible. Et entre les deux, le Fils de l’Homme qui est dans les cieux, en haut ; — et en bas, un projet de tabernacles, de tentes (selon que, Jn 1, 14, « il a “tabernaclé” parmi nous »).
Et au Sinaï qu’en est-il de ce qu’on voit ? — : une voix, une voix que le peuple voit : « vous avez vu la voix de Dieu », est-il dit au peuple au Sinaï. Et aussi, on peut le remarquer, la voix et la présence d’Élie orientent aussi vers l’attente du Messie à la fin des temps, selon le livre du Prophète Malachie. Les visions du Prophète Daniel sur la venue du Royaume. Plusieurs d’entre vous ne mourront pas avant d’avoir vu le Royaume disait Jésus juste avant la Transfiguration.
Alors, qu’ont-t-il retenu finalement, les trois disciples ? Pas grand chose de visualisable. Une Parole : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai élu, écoutez-le ! »… Et quant à la vision proprement dite, le récit de l’épisode marque rien moins qu’un embarras : pour parler de la blancheur éclatante de la lumière, on n’a de mot que blancheur éclatante, lumière. Pour fixer leur bonheur, comme si c’était possible, les disciples n’ont d’autre idée que de dresser des tentes ! Et pourquoi pas : on peut imaginer qu’ils pensent aux tabernacles de la fête du même nom — référence à l’Exode (ainsi donc Jean 1, 14 : « il a “tabernaclé” parmi nous »).
Mais la présence du Fils de Dieu ne se fixe pas. Il faudra redescendre de la Montagne. Où le texte fait apparaître que les disciples sont tout de même à côté de la plaque !
Et pour cause : ils sont de la terre. Ils se trouvent en présence de celui qui manifestement vient du ciel, qui provient d’au-delà de l’Histoire et dont la Loi et les Prophètes ont parlé et parlent encore, celui auquel toute l’Histoire biblique, de Moïse, les commencements, à Élie, celui qui vient à la fin, ne cesse de renvoyer ; celui qui est au-delà de l’Histoire du commencement jusqu’à la fin, et qui est en ces jours au milieu d’eux, dans leur histoire. Il ne nous est pas donné pas d’autre Jésus de l’Histoire que celui-là.
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Ce Jésus-là n’est autre que le Ressuscité. C’est ce qu’ont compris les disciples, plus tard. C’est bien le Ressuscité qui leur est apparu ce jour-là, avant même la crucifixion, celui qui demeure dans le sein du Père dans toute l’Éternité, celui en qui vient le Royaume ; qu’ils ont donc contemplé dans la Gloire avant même leur mort.
Et on a retenu la voix qui a retenti : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai élu, écoutez-le ! ». Écoutez ce que Dieu vous dit par lui. Déjà le Royaume est à l’intérieur de vous… Ne restez pas sur Mont de la Transfiguration. Allez suivre le Ressuscité sur les routes où il vous précède. Et c’est ce que Jésus va leur montrer par l’épisode, miraculeux, qui suit et qui se conclut par cette parole, alors que tous s’enthousiasment : « Écoutez bien ce que je vais vous dire : le Fils de l’homme va être livré aux mains des hommes. » — « Mais, poursuit le texte, ils ne comprenaient pas cette parole ; elle leur restait voilée ». Qu’il est dur de descendre du Mont de la Transfiguration. Mais Jésus lui-même en est descendu. À nous de le suivre à présent.
Alors nous sommes l’objet même de la prière de Jésus lui-même. Jean 17 : « c’est pour eux que je prie — les Apôtres. Et aussi ceux qui auront cru par leur parole, la parole des Apôtres » : « celui-ci est mon Fils élu, écoutez-le » !
RP, Poitiers, 21/02/16
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