Deutéronome 30, 10-14 ; Psaume 19, 8-12 ; Colossiens 1, 15-20 ; Luc 10, 25-37
Luc 10, 25-37
« Umuntu ngumuntu ngabantu », une formule bantoue signifiant : « je suis ce que je suis parce que tu es ce que tu es ». Desmond Tutu l'a mise au cœur de sa théologie : « Quelqu'un d'ubuntu est ouvert et disponible pour les autres, dévoué aux autres, ne se sent pas menacé parce que les autres sont capables et bons car il ou elle possède sa propre estime de soi — qui vient de la connaissance qu'il ou elle a d'appartenir à quelque chose de plus grand — et qu'il ou elle est diminué quand les autres sont diminués ou humiliés, quand les autres sont torturés ou opprimés. »
Une formule dotée d'une vraie pertinence dans ce qui interroge l'Europe aujourd'hui : l'accueil des réfugiés. Nous allons voir que la parabole de Jésus que nous avons lue en est très proche. Elle commente le cœur de la Loi biblique, mettant en vraie complicité Jésus et un légiste, qui au départ voulait savoir ce que Jésus lisait dans la Loi.
Les deux, Jésus et le légiste, sont d’accord, ne nous y trompons pas. Il faut se débarrasser de l’habitude de faire d’un tel texte une lecture qui invaliderait le judaïsme. Pour Jésus, le prêtre et le lévite présentés ici ne sont pas des représentants du judaïsme, mais de ce que précisément il n’est pas — un système à recette, où l’on saurait bien qui est le prochain : d’où, à provocation du légiste le mettant à l’épreuve (v. 25), provocation et demi de Jésus qui met en avant un Samaritain, censé être mal vu.
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée » (Deut 6.5) « et ton prochain comme toi-même » (Lv 19.18). Ce n’est pas Jésus qui vient de donner ce cœur de la Loi biblique, c’est le légiste. Au cœur de leur accord, en premier lieu le sens de la Loi, donc. Et en second lieu le fait qu’elle ne donne pas de recette.
C’est ce qui ressort de la deuxième question du légiste, en écho à sa première question sur la vie éternelle — « Maître, que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle ? » — la deuxième question : « Et qui est mon prochain ? » est une façon de dire à Jésus : si nous sommes d’accord sur le cœur de la Loi, cela n’a pas répondu tout à fait concrètement à ma question sur la vie éternelle — c'est-à-dire être devant Dieu, juste dans l'amour de Dieu et du prochain, au-delà des catégories et autres définitions —, question qui donc en a appelé une autre : qui est mon prochain ? En d’autres termes : comment est-ce que le double commandement qui résume la Loi biblique, ouvre concrètement sur la vie éternelle — être devant Dieu, être en vérité, être un prochain pour son frère, sa sœur. La réponse sera : la grâce, dont l’expression est la gratitude.
« Qui est mon prochain ? » On aurait pu croire recevoir une définition du prochain qui corresponde à une catégorie, du genre : c’est celui qui est proche de moi par l’ethnie, la nation, la foi partagée. Ou alors, le prochain pourrait apparaître comme celui qui s’impose à moi par ses besoins. Ainsi, presque jusqu’à la fin de cette histoire racontée par Jésus, on peut penser que le prochain est a priori le blessé au bord de la route, celui, donc, qui, au-delà de son appartenance ethno-religieuse, a des besoins, celui qui a besoin de mon secours, celui dont la situation, qui pourrait être la mienne, remue mes entrailles, émeut ma compassion, comme elle émeut celle du Samaritain de l’histoire (ce qui certes est très bon).
Aujourd'hui, musulmans ou chrétiens à accueillir ? C'est une question que l'on entend, qui consiste à poser des catégories d'abord, en forme de classification en… prochain et… moins prochain ? Ou alors, quand même mieux, celui qui a des besoins et qui m'émeut quelle que soit sa religion. Comme dans notre parabole… (Et cela est bel et bon.)
Mais voilà qu’à la fin, on découvre que ce n'est encore pas ça : il est question de dignité. Le prochain dans la parabole n’est certes pas celui que l’on catégoriserait comme tel, ni même tant celui qui serait reconnaissable parce que ses besoins remuent mes entrailles, émeuvent ma pitié, aimé dans une sorte d'illusion de gratuité… Illusion dommageable pour la dignité de celui qui est aidé et pour celui qui croit aimer gratuitement, qui croit être à hauteur d'aimer son prochain comme lui-même, illusion dommageable pour la vérité de l'amour. Voyons ! On n'aime pas communément comme soi-même ! À preuve, ce qui est encore loin d'être le jusqu'à la mort d'un amour vrai, on ne donne pas tous ses biens aux misérables. On ne donne que de son superflu — voire beaucoup, mais c'est tout. Par exemple, on ne remédie pas aux écarts de revenus faramineux de notre société, de notre monde, ce qui, sans compter la persécution, contribue à induire l'afflux de réfugiés. Celui qui a infiniment plus estime même éventuellement l'avoir mérité pour lui et les siens face à celui qui n'a rien, et n'avoir pas envie de s’appauvrir en partageant… ou en partageant trop ! Faut-il un autre signe de ce qu'on n'aime pas pleinement ni gratuitement ! Illusion qui en outre nourrit le sentiment de supériorité celui qui se paie le luxe de croire offrir dans la gratuité, au risque de retirer au bénéficiaire jusqu'à la dignité de donner en retour.
Eh bien, ce n'est pas ce qu'enseigne Jésus ! Il ouvre la possibilité du contre-don face au don. Il offre la dignité de la reconnaissance de la dette. Reste à savoir de quelle façon… Jésus conclut son histoire par une question : « lequel des trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme ? » La réponse est évidente, c’est celle que donne le légiste : « c’est celui qui a fait preuve de bonté envers lui ». Ce n’est donc pas le blessé — quelle que soit son identité religieuse ou autre : il est simplement « un homme » dans la parabole, on n'en sait pas plus —, mais celui qui s’en est occupé, le Samaritain. Jésus a inversé la problématique : « lequel s’est montré le prochain ? »
Et Jésus de conclure : « Va et, toi aussi, fais de même. » Cette apparente absence de réponse (puisqu’on n’a toujours pas de définition du prochain !) — nous dit quelque chose d’autre ; nous oriente vers une autre direction. Qui est mon prochain ? C’est celui qui s'est fait mon prochain, sans préalable comme un statut d'appartenance ethno-religieuse ou statut de celui qui fait pitié : l'accueil d'abord. Le Samaritain s’est montré le prochain du blessé — avec ses besoins, et on en a tous, plus ou moins urgents —, en se mettant en situation telle que le blessé le reconnaît comme tel — et que désormais lui-même ne sera plus le même qu'avant : quelque chose s'est passé dans sa vie, quelqu'un y est passé. Le prochain est celui qui se met en situation telle qu’on ne puisse que le reconnaître comme tel — et ipso facto se reconnaître autre qu'avant. Reconnaître, reconnaissance. Le blessé ne lui devra rien, au sens comptabilité (le Samaritain ne lui présente pas la facture de l’hôtelier, et il poursuit son chemin), mais il lui doit tout, au sens de l’état d’esprit, de l’état d'être nouveau.
Voilà le nœud où se découvre le prochain, que l’on ne peut toujours pas catégoriser, ni par son appartenance, ni par la pitié qu'il soulève (et qui serait encore sélective).
La problématique apparente est bien inversée : de qui dois-je faire à mon tour un être qui désormais me reconnaisse — reconnaissance (« fais de même ») — et se reconnaisse.
Gratitude fondée sur le double commandement que vient de rappeler le légiste et que commente ici Jésus. L’amour de Dieu à qui l’on doit tout trouve l’expression de la gratitude qu’il induit dans ce « fais de même. »
« Umuntu ngumuntu ngabantu » — « je suis ce que je suis parce que tu es ce que tu es ». Je suis en dette, dette que je ne peux pas mesurer, vis-à-vis de quiconque par qui il m'a été, il m'est donné d'être ce que je suis. Le prochain comme cadeau de Dieu par lequel je suis ce que je suis, Dieu à qui je demande de me remettre ma dette, que je ne peux pas mesurer, comme moi-même je remets dès lors à mes débiteurs. Non que je n'aie pas de dette, mais ma dette, hors mesure précisément, m'est tout simplement remise. La différence est importante, qui me libère de l’illusion que je serais dans la gratuité en soi, poids autrement lourd que celui de me savoir débiteur. La gratuité en soi, outre qu'elle s'imagine que j'existe par moi ! est hors de portée, un poids moral terrible — sauf à être reconnaissance, reconnaissance de celui, de celle, par qui je suis ce que je suis — une dette sans mesure, une dette de gratuité ! Remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs.
Gratitude, reconnaissance, envers Dieu, et envers ceux par qui il dispense ses bienfaits : compte les bienfaits de Dieu et ceux par qui il te les dispense…, si tu le peux !
Telle est la réponse à la question du scribe : qui est mon prochain ?… Trouver son prochain ?… C’est se montrer le prochain d’autrui, comme a fait le Samaritain.
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même. » Et qui est mon prochain ? Celui, celle à qui je dois ! Par qui je suis ce que je suis. « Umuntu ngumuntu ngabantu » — « je suis ce que je suis parce que tu es ce que tu es ». Alors à ton tour, accumule des débiteurs — des débiteurs de grâce gratuite — à ton égard sans croire pour autant que l’on te doive quoi que ce soit. Remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs. « Fais de même » que le Samaritain : mets-toi en situation telle que l’on te doive comme tu dois — gratuitement —, enrichis le monde, en devenant par là-même plus riche : c'est d'un cadeau de Dieu qu'il s'agit !
Luc 10, 25-37
25 Et voici qu’un légiste se leva et lui dit, pour le mettre à l’épreuve : "Maître, que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle ?"
26 Jésus lui dit : "Dans la Loi qu’est-il écrit ? Comment lis-tu ?"
27 Il lui répondit : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même."
28 Jésus lui dit : "Tu as bien répondu. Fais cela et tu auras la vie."
29 Mais lui, voulant montrer sa justice, dit à Jésus : "Et qui est mon prochain ?"
30 Jésus reprit : "Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, il tomba sur des bandits qui, l’ayant dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à moitié mort.
31 Il se trouva qu’un prêtre descendait par ce chemin ; il vit l’homme et passa à bonne distance.
32 Un lévite de même arriva en ce lieu ; il vit l’homme et passa à bonne distance.
33 Mais un Samaritain qui était en voyage arriva près de l’homme : il le vit et fut pris de pitié.
34 Il s’approcha, banda ses plaies en y versant de l’huile et du vin, le chargea sur sa propre monture, le conduisit à une auberge et prit soin de lui.
35 Le lendemain, tirant deux pièces d’argent, il les donna à l’aubergiste et lui dit : Prends soin de lui, et si tu dépenses quelque chose de plus, c’est moi qui te le rembourserai quand je repasserai.
36 Lequel des trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme qui était tombé sur les bandits ?"
37 Le légiste répondit : "C’est celui qui a fait preuve de bonté envers lui." Jésus lui dit : "Va et, toi aussi, fais de même."
*
« Umuntu ngumuntu ngabantu », une formule bantoue signifiant : « je suis ce que je suis parce que tu es ce que tu es ». Desmond Tutu l'a mise au cœur de sa théologie : « Quelqu'un d'ubuntu est ouvert et disponible pour les autres, dévoué aux autres, ne se sent pas menacé parce que les autres sont capables et bons car il ou elle possède sa propre estime de soi — qui vient de la connaissance qu'il ou elle a d'appartenir à quelque chose de plus grand — et qu'il ou elle est diminué quand les autres sont diminués ou humiliés, quand les autres sont torturés ou opprimés. »
Une formule dotée d'une vraie pertinence dans ce qui interroge l'Europe aujourd'hui : l'accueil des réfugiés. Nous allons voir que la parabole de Jésus que nous avons lue en est très proche. Elle commente le cœur de la Loi biblique, mettant en vraie complicité Jésus et un légiste, qui au départ voulait savoir ce que Jésus lisait dans la Loi.
Les deux, Jésus et le légiste, sont d’accord, ne nous y trompons pas. Il faut se débarrasser de l’habitude de faire d’un tel texte une lecture qui invaliderait le judaïsme. Pour Jésus, le prêtre et le lévite présentés ici ne sont pas des représentants du judaïsme, mais de ce que précisément il n’est pas — un système à recette, où l’on saurait bien qui est le prochain : d’où, à provocation du légiste le mettant à l’épreuve (v. 25), provocation et demi de Jésus qui met en avant un Samaritain, censé être mal vu.
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée » (Deut 6.5) « et ton prochain comme toi-même » (Lv 19.18). Ce n’est pas Jésus qui vient de donner ce cœur de la Loi biblique, c’est le légiste. Au cœur de leur accord, en premier lieu le sens de la Loi, donc. Et en second lieu le fait qu’elle ne donne pas de recette.
C’est ce qui ressort de la deuxième question du légiste, en écho à sa première question sur la vie éternelle — « Maître, que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle ? » — la deuxième question : « Et qui est mon prochain ? » est une façon de dire à Jésus : si nous sommes d’accord sur le cœur de la Loi, cela n’a pas répondu tout à fait concrètement à ma question sur la vie éternelle — c'est-à-dire être devant Dieu, juste dans l'amour de Dieu et du prochain, au-delà des catégories et autres définitions —, question qui donc en a appelé une autre : qui est mon prochain ? En d’autres termes : comment est-ce que le double commandement qui résume la Loi biblique, ouvre concrètement sur la vie éternelle — être devant Dieu, être en vérité, être un prochain pour son frère, sa sœur. La réponse sera : la grâce, dont l’expression est la gratitude.
« Qui est mon prochain ? » On aurait pu croire recevoir une définition du prochain qui corresponde à une catégorie, du genre : c’est celui qui est proche de moi par l’ethnie, la nation, la foi partagée. Ou alors, le prochain pourrait apparaître comme celui qui s’impose à moi par ses besoins. Ainsi, presque jusqu’à la fin de cette histoire racontée par Jésus, on peut penser que le prochain est a priori le blessé au bord de la route, celui, donc, qui, au-delà de son appartenance ethno-religieuse, a des besoins, celui qui a besoin de mon secours, celui dont la situation, qui pourrait être la mienne, remue mes entrailles, émeut ma compassion, comme elle émeut celle du Samaritain de l’histoire (ce qui certes est très bon).
Aujourd'hui, musulmans ou chrétiens à accueillir ? C'est une question que l'on entend, qui consiste à poser des catégories d'abord, en forme de classification en… prochain et… moins prochain ? Ou alors, quand même mieux, celui qui a des besoins et qui m'émeut quelle que soit sa religion. Comme dans notre parabole… (Et cela est bel et bon.)
Mais voilà qu’à la fin, on découvre que ce n'est encore pas ça : il est question de dignité. Le prochain dans la parabole n’est certes pas celui que l’on catégoriserait comme tel, ni même tant celui qui serait reconnaissable parce que ses besoins remuent mes entrailles, émeuvent ma pitié, aimé dans une sorte d'illusion de gratuité… Illusion dommageable pour la dignité de celui qui est aidé et pour celui qui croit aimer gratuitement, qui croit être à hauteur d'aimer son prochain comme lui-même, illusion dommageable pour la vérité de l'amour. Voyons ! On n'aime pas communément comme soi-même ! À preuve, ce qui est encore loin d'être le jusqu'à la mort d'un amour vrai, on ne donne pas tous ses biens aux misérables. On ne donne que de son superflu — voire beaucoup, mais c'est tout. Par exemple, on ne remédie pas aux écarts de revenus faramineux de notre société, de notre monde, ce qui, sans compter la persécution, contribue à induire l'afflux de réfugiés. Celui qui a infiniment plus estime même éventuellement l'avoir mérité pour lui et les siens face à celui qui n'a rien, et n'avoir pas envie de s’appauvrir en partageant… ou en partageant trop ! Faut-il un autre signe de ce qu'on n'aime pas pleinement ni gratuitement ! Illusion qui en outre nourrit le sentiment de supériorité celui qui se paie le luxe de croire offrir dans la gratuité, au risque de retirer au bénéficiaire jusqu'à la dignité de donner en retour.
*
Eh bien, ce n'est pas ce qu'enseigne Jésus ! Il ouvre la possibilité du contre-don face au don. Il offre la dignité de la reconnaissance de la dette. Reste à savoir de quelle façon… Jésus conclut son histoire par une question : « lequel des trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme ? » La réponse est évidente, c’est celle que donne le légiste : « c’est celui qui a fait preuve de bonté envers lui ». Ce n’est donc pas le blessé — quelle que soit son identité religieuse ou autre : il est simplement « un homme » dans la parabole, on n'en sait pas plus —, mais celui qui s’en est occupé, le Samaritain. Jésus a inversé la problématique : « lequel s’est montré le prochain ? »
Et Jésus de conclure : « Va et, toi aussi, fais de même. » Cette apparente absence de réponse (puisqu’on n’a toujours pas de définition du prochain !) — nous dit quelque chose d’autre ; nous oriente vers une autre direction. Qui est mon prochain ? C’est celui qui s'est fait mon prochain, sans préalable comme un statut d'appartenance ethno-religieuse ou statut de celui qui fait pitié : l'accueil d'abord. Le Samaritain s’est montré le prochain du blessé — avec ses besoins, et on en a tous, plus ou moins urgents —, en se mettant en situation telle que le blessé le reconnaît comme tel — et que désormais lui-même ne sera plus le même qu'avant : quelque chose s'est passé dans sa vie, quelqu'un y est passé. Le prochain est celui qui se met en situation telle qu’on ne puisse que le reconnaître comme tel — et ipso facto se reconnaître autre qu'avant. Reconnaître, reconnaissance. Le blessé ne lui devra rien, au sens comptabilité (le Samaritain ne lui présente pas la facture de l’hôtelier, et il poursuit son chemin), mais il lui doit tout, au sens de l’état d’esprit, de l’état d'être nouveau.
Voilà le nœud où se découvre le prochain, que l’on ne peut toujours pas catégoriser, ni par son appartenance, ni par la pitié qu'il soulève (et qui serait encore sélective).
La problématique apparente est bien inversée : de qui dois-je faire à mon tour un être qui désormais me reconnaisse — reconnaissance (« fais de même ») — et se reconnaisse.
Gratitude fondée sur le double commandement que vient de rappeler le légiste et que commente ici Jésus. L’amour de Dieu à qui l’on doit tout trouve l’expression de la gratitude qu’il induit dans ce « fais de même. »
« Umuntu ngumuntu ngabantu » — « je suis ce que je suis parce que tu es ce que tu es ». Je suis en dette, dette que je ne peux pas mesurer, vis-à-vis de quiconque par qui il m'a été, il m'est donné d'être ce que je suis. Le prochain comme cadeau de Dieu par lequel je suis ce que je suis, Dieu à qui je demande de me remettre ma dette, que je ne peux pas mesurer, comme moi-même je remets dès lors à mes débiteurs. Non que je n'aie pas de dette, mais ma dette, hors mesure précisément, m'est tout simplement remise. La différence est importante, qui me libère de l’illusion que je serais dans la gratuité en soi, poids autrement lourd que celui de me savoir débiteur. La gratuité en soi, outre qu'elle s'imagine que j'existe par moi ! est hors de portée, un poids moral terrible — sauf à être reconnaissance, reconnaissance de celui, de celle, par qui je suis ce que je suis — une dette sans mesure, une dette de gratuité ! Remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs.
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Gratitude, reconnaissance, envers Dieu, et envers ceux par qui il dispense ses bienfaits : compte les bienfaits de Dieu et ceux par qui il te les dispense…, si tu le peux !
Telle est la réponse à la question du scribe : qui est mon prochain ?… Trouver son prochain ?… C’est se montrer le prochain d’autrui, comme a fait le Samaritain.
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même. » Et qui est mon prochain ? Celui, celle à qui je dois ! Par qui je suis ce que je suis. « Umuntu ngumuntu ngabantu » — « je suis ce que je suis parce que tu es ce que tu es ». Alors à ton tour, accumule des débiteurs — des débiteurs de grâce gratuite — à ton égard sans croire pour autant que l’on te doive quoi que ce soit. Remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs. « Fais de même » que le Samaritain : mets-toi en situation telle que l’on te doive comme tu dois — gratuitement —, enrichis le monde, en devenant par là-même plus riche : c'est d'un cadeau de Dieu qu'il s'agit !
RP, Poitiers, 10.07.16
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