dimanche 5 mars 2017

Épreuve au désert



(image ici)
Genèse 2, 7-9 &-3, 1-7 ; Psaume 51 ; Romains 5, 12-19 ; Matthieu 4, 1-11

Matthieu 4, 1-11

1 Alors Jésus fut conduit par l’Esprit au désert, pour être tenté par le diable.
2 Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim.
3 Le tentateur s’approcha et lui dit: "Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains."
4 Mais il répliqua: "Il est écrit: Ce n’est pas seulement de pain que l’homme vivra, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu."
5 Alors le diable l’emmène dans la Ville Sainte, le place sur le faîte du temple
6 et lui dit: "Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit: Il donnera pour toi des ordres à ses anges et ils te porteront sur leurs mains pour t’éviter de heurter du pied quelque pierre."
7 Jésus lui dit: "Il est aussi écrit: Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu."
8 Le diable l’emmène encore sur une très haute montagne; il lui montre tous les royaumes du monde avec leur gloire
9 et lui dit: "Tout cela je te le donnerai, si tu te prosternes et m’adores."
10 Alors Jésus lui dit: "Retire-toi, Satan! Car il est écrit: Le Seigneur ton Dieu tu adoreras et c’est à lui seul que tu rendras un culte."
11 Alors le diable le laisse, et voici que des anges s’approchèrent, et ils le servaient.

*

Nous voici en présence de Jésus au terme de son jeûne au désert par lequel il confronte le diable tentateur. L'abstinence comme le désert qui en est le pendant sont le lieu-type de la tentation, le lieu du déchaînement du souffle de la destruction, du malheur et du ravage intérieur, le diable.

Et en arrière-plan des quarante jours de jeûne de Jésus, se profilent les quarante ans de tentation du peuple au désert, sorti d'Égypte. Nos déserts propres sont aussi le lieu par excellence de nos tentations.

Quarante jours… Lorsque ce temps fut écoulé, « il eut faim ». On pourrait se dire : après quarante jours, pas étonnant ! Voilà un signe tout simple de l’humanité du Christ, qui dépend de Dieu seul, dans une vie humaine qui réclame naturellement, comme toute vie humaine, d’être sustentée.

Quand Jésus est la manifestation, dans une vie humaine, de celui qui existe avant que le monde soit, de celui par qui le monde subsiste, ce simple… « constat » : « il eut faim », dit concrètement son humanité, et par contrecoup, la nôtre !

« Alors le diable lui dit: "Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains." » Alors que le constat de l’humanité de Jésus vient d’être posé — « il eut faim » —, le diable lui propose d’emblée de la court-circuiter ! Ce qui du même coup court-circuiterait sa mission — qui est que le Fils de Dieu rejoigne l’humanité dans tout ce qui la constitue, de la naissance à la mort, pour faire accéder cette même humanité à la mémoire perdue de son éternité.

Et c’est à ce point que le constat « il eut faim », dit aussi beaucoup sur notre humanité — et sur l’humilité de notre humanité. Voilà que nous avons été constitués, comme êtres de chair, semblables aux animaux, aux autres animaux. L’acceptation de cela fonde une part importante de la responsabilité des êtres humains vis-à-vis du reste de la Création, notamment animale. Et par là-même, l’acceptation de cela dit cet aspect bizarre de ce qu’est un être humain. Fait d’humus — selon l’étymologie commune d’homme et d’humble.

Au point que l’on est fondé à penser avec plusieurs pères de l’Église, que c’est justement cela qui a révolté le diable, cet acte divin contre-nature apparemment : mettre, en quelque sorte, un esprit angélique, celui de l’humain, dans une créature de chair et de poils — bref un animal !

Troublant : qu’attaque précisément le diable en tentant Jésus ? Les contraintes animales de sa condition : il a faim ! Scandale concret d’un estomac qui gargouille : nous voilà bien loin de l’esprit pur, sans parler de la divinité ! Alors de grâce, « si tu es le Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain. » Tentation troublante, d’autant plus qu’elle est raisonnablement humaine : tout au plus le diable invite-t-il Jésus à ne plus avoir faim !

Et Jésus lui répond précisément en rappelant ce en quoi le pain est l’expression matérielle, comme le signe dans la matière, de ce que toute créature, fut-elle créature spirituelle, vit de la parole de Dieu. Ce faisant le Fils de Dieu rappelle en citant la Bible que cette règle vaut pour toute l’échelle, toute la hiérarchie de la Création : que cela s’exprime par la faim de pain ou par la faim de vérité, toute créature vit de ce qui sort de la bouche de Dieu.

Et lui est venu racheter la Création entière, avec l’être humain — chargé par là-même de sa responsabilité vis-à-vis de toute la Création matérielle, depuis l’animal jusqu’au minéral. Humilité de la condition qu’est venu partager Jésus : il eut faim. Et la prise de conscience de cette humilité et des responsabilités qui y sont afférentes est bien le sens du jeûne.

D’où, par parenthèse, le côté redoutable d’une pratique devenue rituelle, et qui risque par là d’être vidée de son sens. Les réformateurs de tout temps l’ont bien perçu. Les Réformateurs du XVIe siècle bien sûr, qui ont préféré que l’on se garde de cette habitude rituelle pour venir à sons sens, mais pas eux seuls : les Réformateurs du XVIe siècle rejoignaient en cela d’autres réformateurs, comme Ésaïe — rappelant cette signification du jeûne : « Voici le jeûne que je préconise : détache les chaînes de la méchanceté, dénoue les liens du joug, renvoie libres ceux qu’on écrase, et que l’on rompe toute espèce de joug ; partage ton pain avec celui qui a faim et ramène à la maison les pauvres sans abri ; Si tu vois un homme nu, couvre-le, Et ne te détourne pas de celui qui est ta propre chair. » (Ésaïe 58, v. 6-7).

C’est encore ce que rappellera Jésus invitant à un jeûne caché, sans rite visible, de façon à ce que sa signification ne soit pas annulée par un côté record d’ascèse qui risque toujours d’apparaître en biais dans la pratique des champions de l’abstinence — « Quand vous jeûnez, ne prenez pas un air sombre, comme font les hypocrites : ils prennent une mine défaite pour bien montrer aux hommes qu’ils jeûnent. En vérité, je vous le déclare : ils ont reçu leur récompense. Pour toi, quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le visage, pour ne pas montrer aux hommes que tu jeûnes, mais seulement à ton Père qui est là dans le secret » (Matthieu 6, 16-18).

Jésus lui-même, a donc jeûné au désert, pas en public, et finalement, rejoignant par là-même la condition humble, de l’humanité faite d’humus… il eut faim.

Mais l'homme vit de la parole de Dieu, extérieure à lui ; pour Jésus la parole de sa vocation messianique. Car la tentation prend pour chacun de nous la figure de ce que nous sommes.

Quant à chacun de nous aussi, la tentation nous assaille par ce qui nous concerne. À nous de savoir où sont nos tentations. Pour Jésus, il est le Messie ; sa tentation sera donc messianique : comment accéder à sa propre messianité. Et la messianité est un fait d'humilité ; elle sera scellée dans la crucifixion. Jésus ne deviendra pas roi par sa propre force. Là, déjà, il a vaincu, il a surmonté l'essentiel de sa tentation.

*

Alors, puisqu’il semble si sûr du Dieu invisible, dont le règne ne se voit pas, et dont la parole fonde et nourrit la Création, — montre-moi donc, suggère le diable, cette confiance en celui qui protège celui qui se confie en lui jusqu’au cœur des échecs — jette-toi en bas, voyons si tu est vraiment le compagnon des anges.

Et Jésus révèle alors, comment sous la chair, s’établit la dimension spirituelle de l’humanité : de façon cachée. Pour l’humanité, la relation avec Dieu, la participation à la dimension spirituelle de la Création se vit sans fracas, sans grand signe, sans même se voir, par la foi seule : « tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu ». Jésus ne cédera pas à tentation de rendre Dieu visible pour une Création matérielle qui ne le voit naturellement pas.

La tentation est forte : saute dans le Temple, depuis son sommet. Force le destin. Messie que tu es, les anges te porteront, et tout le peuple te reconnaîtra et sera avec toi pour te porter au pouvoir.

Ce qui était vrai il y a deux mille ans l'est aussi aujourd'hui.

Et Jésus invoque, dans l'humilité, sa relation avec Dieu. Point question de succomber à une tentation si évidemment suicidaire, pour le peuple et pour lui, figurée ici par l'idée de se jeter du haut du Temple. « Il est aussi écrit : Tu ne tenteras point le Seigneur, ton Dieu. »

*

Le diable invite alors à présent Jésus à l'adorer. Concrètement, il s'agit d'idolâtrie, d'abandon du culte du Dieu unique — rappelons-nous la réponse de Jésus : « tu adoreras Dieu seul » — ; idolâtrie donc, et dans le contexte de l'époque, il s'agit indirectement d'alliance avec l'idolâtrie au pouvoir, avec la divinité diabolique qu'est César, et donc de collaboration avec les Romains. Moyen rapide d'éviter le déchirement de la relation avec Dieu pour connaître la messianité.

Le satan est — l'illusoire — prétendu propriétaire des royaumes de ce monde : c'est, en effet, que l'Empire romain domine le monde entier d'alors, par l'unification de tous les cultes dans le culte de l'idole impériale, César. Il suffirait à Jésus de s'allier à l'Empire par un simple compromis religieux pour s'assurer la principauté messianique sur Israël, un compromis qui tout de même revient à adorer le diable — Jésus (et l’Évangile) ne s’y trompe pas.

Mais me direz-vous, quel sens cela a-t-il aujourd'hui : les idoles romaines n'ont-elles pas disparu, à commencer par César lui-même ? Sous cette forme, bien sûr ! Mais ne nous y trompons pas, l'idole centrale selon le Nouveau testament, idole que tous adorent, n'a pas pour temple les lieux de culte officiels. Elle a un nom, rappelé plus tard par Jésus : Mammon. Cette idole-là est en train de dévorer le monde. Mammon ! C'est la figure de la tentation la plus terrible par laquelle le diable réclame l'adoration. Par elle, il a un pouvoir mondial, représenté à l'époque par l'Empire romain, depuis longtemps écroulé, mais qui a bien des successeurs…

Jésus a refusé de se soumettre à l'idole de son temps. Cela lui a coûté la croix. Cela coûtera cher à quiconque ne s'y soumettra pas. Jésus, lui, a refusé le culte idolâtre : « tu adoreras Dieu, et lui seul ». « Alors le diable le laissa, dit le texte. Et les anges le servaient. »


RP, Poitiers, 05/03/17


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