dimanche 18 août 2019

"Je suis venu jeter un feu sur la terre"




Jérémie 38.4-10 ; Psaume 40 ; Hébreux 12.1-4 ; Luc 12.49-53

Jérémie 38, 4-10
4 Les chefs dirent au roi : Que cet homme soit mis à mort ! car il décourage les hommes de guerre qui restent dans cette ville, et tout le peuple, en leur tenant de pareils discours ; cet homme ne cherche pas le bien de ce peuple, il ne veut que son malheur.
5 Le roi Sédécias répondit : Voici, il est entre vos mains ; car le roi ne peut rien contre vous.
6 Alors ils prirent Jérémie, et le jetèrent dans la citerne de Malkija, fils du roi, laquelle se trouvait dans la cour de la prison ; ils descendirent Jérémie avec des cordes. Il n’y avait point d’eau dans la citerne, mais il y avait de la boue ; et Jérémie enfonça dans la boue.
7 Ebed-Mélec, l’Éthiopien, eunuque qui était dans la maison du roi, apprit qu’on avait mis Jérémie dans la citerne. Le roi était assis à la porte de Benjamin.
8 Ebed-Mélec sortit de la maison du roi, et parla ainsi au roi:
9 O roi, mon seigneur, ces hommes ont mal agi en traitant de la sorte Jérémie, le prophète, en le jetant dans la citerne ; il mourra de faim là où il est, car il n’y a plus de pain dans la ville.
10 Le roi donna cet ordre à Ebed-Mélec, l’Éthiopien : Prends ici trente hommes avec toi, et tu retireras de la citerne Jérémie, le prophète, avant qu’il ne meure.

Luc 12, 49-53

49 Je suis venu jeter un feu sur la terre, et qu’ai-je à désirer dès lors qu’il est allumé ?
50 Il est un baptême dont je dois être baptisé, et combien il me tarde qu’il soit accompli !
51 Pensez-vous que je sois venu apporter la paix sur la terre ? Non, vous dis-je, mais la division.
52 Car désormais cinq dans une maison seront divisés, trois contre deux, et deux contre trois ;
53 le père contre le fils et le fils contre le père, la mère contre la fille et la fille contre la mère, la belle-mère contre la belle-fille et la belle-fille contre la belle-mère.

*

« Je suis venu jeter un feu sur la terre », avertit Jésus — « et qu’ai-je à désirer dès lors qu’il est allumé ? Il est un baptême dont je dois être baptisé, et combien il me tarde qu’il soit accompli ! » Parole difficile ! C’est de la croix que Jésus parle.

La croix, signe de contradiction. Un feu sur la terre. Jésus en est conscient — « qu’ai-je à désirer dès lors qu’il est allumé ? » —, déjà la souffrance qui s’annonce pour lui : « il est un baptême dont je dois être baptisé, et combien il me tarde qu’il soit accompli ! » On sait qu’il parle de sa mort crucifié comme d’un baptême, baptême dans la mort (cf. Mc 10, 38)… baptême, l’eau comme seule à même d’éteindre le feu. Jésus perçoit avec douleur les conséquences pour lui de ce feu pour lequel, au fond, il est venu !

Le feu est déjà en marche, contre lui, et il ne s’en réjouit pas, loin s’en faut ! Peut-il être pressé que ce feu soit allumé comme pourraient le laisser imaginer plusieurs traductions (moins littérales, lisant : « qu’il me tarde qu’il soit allumé ») ? — ce qui irait finalement dans le sens qui veut que Jésus ait prôné la violence et ait donc été, selon les conceptions de l’époque, condamné à juste titre.

Car quelques textes des évangiles, comme on sait, sont abusivement utilisés en ce sens, outre celui-ci — comme celui où lors de son arrestation (Luc 22, 36-37 sq.), Jésus demandait aux disciples de prendre des épées ; ils en ont deux, cela suffit dit-il, comme si deux épées suffisaient à empêcher son arrestation par une troupe de soldats armés ! Exigeant de Pierre qu’il remette la sienne au fourreau, il signifie ainsi qu’il n’est pas question d’en faire usage, mais qu'il n'y a pas lieu d'éviter le malentendu qui correspond à la prophétie, selon l’évangile : « afin qu’il soit compté parmi les malfaiteurs » !… puisque Jésus n’a pas été condamné parce qu’il était juste, mais sous prétexte qu’il aurait voulu renverser le pouvoir romain. On ne persécute jamais un juste sans un bon prétexte !

*

Depuis peu (suite à un philosophe médiatique qui tient à retrouver à tout prix dans les textes bibliques ses affirmations que Jésus prônerait ce genre de pratique), on utilise aussi une parabole parlant d’égorgement (pratique hélas réactualisée par l’État islamique et les groupes qui lui ressemblent. Encore 63 morts dans un attentat à Kaboul, ce matin) ! Concernant Jésus, puisqu’il est impossible de trouver un tel enseignement dans la prédication de celui qui exige : « aimez vos ennemis », on va le chercher dans une parabole parlant d’un propriétaire égorgeur (Luc 19, 12-27), qui n’avait jamais été interprétée comme prônant une telle pratique, même au temps les plus sombres de l’histoire de l’Église. Quel Dieu, dépeint comme un orgre ?! Évidemment, on savait que c’est une parabole, pas un précepte !…

« L’Ogre alla prendre un grand couteau ; et en approchant des pauvres enfants, il l’aiguisait sur une longue pierre, qu’il tenait à sa main gauche. Il en avait déjà empoigné un, lorsque sa femme lui dit : "Que voulez-vous faire à l’heure qu’il est ? n’aurez-vous pas assez de temps demain ? […]"
L’Ogre avait sept filles, qui n’étaient encore que des enfants. Ces petites ogresses […] n’étaient pas encore fort méchantes ; mais elles promettaient beaucoup, car elles mordaient déjà les petits enfants pour en sucer le sang. On les avait fait coucher de bonne heure, et elles étaient toutes sept dans un grand lit, ayant chacune une couronne d’or sur la tête.
Il y avait dans la même chambre un autre lit de la même grandeur : ce fut dans ce lit que la femme de l’Ogre mit coucher les sept petits garçons ; après quoi, elle s’alla coucher elle-même dans son lit.
Le Petit Poucet, qui avait remarqué que les filles de l’Ogre avaient des couronnes d’or sur la tête, et qui craignait qu’il ne prît à l’Ogre quelque remords de ne les avoir pas égorgés dès le soir même, se leva vers le milieu de la nuit, et prenant les bonnets de ses frères et le sien, il alla tout doucement les mettre sur la tête des sept filles de l’Ogre, après leur avoir ôté leurs couronnes d’or, qu’il mit sur la tête de ses frères et sur la sienne, afin que l’Ogre les prît pour ses filles, et ses filles pour les garçons qu’il voulait égorger. La chose réussit comme il l’avait pensé : car l’Ogre, s’étant éveillé sur le minuit, eut regret d’avoir différé au lendemain ce qu’il pouvait exécuter la veille. Il se jeta donc brusquement hors du lit, et, prenant son grand couteau : « Allons voir, dit-il, comment se portent nos petits drôles ; n’en faisons pas à deux fois. »
Il monta donc à tâtons à la chambre de ses filles, et s’approcha du lit où étaient les petits garçons, qui dormaient tous, excepté le Petit Poucet, qui eut bien peur lorsqu’il sentit la main de l’Ogre qui lui tâtait la tête, comme il avait tâté celles de tous ses frères. L’Ogre, qui sentit les couronnes d’or : « Vraiment, dit-il, j’allais faire là un bel ouvrage ; je vois bien que je bus trop hier soir. » Il alla ensuite au lit de ses filles, où, ayant senti les petits bonnets des garçons : « Ah ! les voilà, dit-il, nos gaillards ; travaillons hardiment. » En disant ces mots, il coupa, sans balancer, la gorge à ses sept filles. Fort content de cette expédition, il alla se recoucher dans sa chambre. »

Est-ce que des parents lisant ce conte à leurs enfants — vous avez reconnu Le Petit Poucet — leur enseigneraient les bienfaits de l’égorgement ? Évidemment pas ! C’est un conte, une petite histoire… comme les paraboles ! Si on le lit peu de nos jours, c’est aussi parce qu’il n’est plus aisément compréhensible, notamment sous cet angle, quand une telle pratique effrayante n’était pas inenvisageable au temps du conte, portant en cela son poids effrayant. C’était le cas aussi au temps de Jésus…

*

Or c’est bien un malentendu sur une supposée violence qui a valu à Jésus sa condamnation par les autorités romaines et leurs collaborateurs du Temple, comme zélote voulant renverser le pouvoir. Malentendu que Jésus n’espère même pas corriger ! Il sait déjà que cela se terminera par sa crucifixion, et que le jour approche où il faudra affronter ce feu que sa seule présence sur terre attise et allume, et que seule l’eau de son engloutissement dans la mort pourra éteindre ! C’est là le sens de son propos.

« Je suis venu jeter un feu sur la terre ». La croix, signe de contradiction, dévoile une coupure du monde : être avec les prophètes remettant le monde en question, où contre eux, avec ceux qui sont prêts à tous les subterfuges pour faire taire ce qui les dérange et dérange le désordre établi du monde. Une division du monde qui éclate à la croix, où on tente définitivement de faire taire la vérité, en condamnant Jésus à mort comme un terroriste, lui qui a enseigné d’aimer ses ennemis et de tendre l’autre joue ! Car à nouveau c’est bien le motif officiel, inscrit sur la croix (roi des Judéens, voulant donc renverser le représentant de César), de sa condamnation !

Il apparaît alors que désormais, on sera ou d’un côté de la coupure du monde, ou d’un autre ! À moins qu’on ne soit avec Jésus, au cœur de la brèche que son baptême dans la mort a opérée.

*

N’être jamais d’un camp de la persécution et de la violence, fût-elle simplement morale, via la calomnie. N’être pas du camp des chercheurs de poux dans la tête des témoins honnêtes, dont on cherche juste à ne pas entendre leurs remises en question.

On a dit tout et son contraire contre les prophètes, jusqu’à déclarer leur parole inaudible comme pour Paul (jugé, selon 2 Pierre 3, 16, « difficile » — en fait trop dérangeant pour qu’on entende avec simplicité ce qu’il écrit), ou Jérémie contre qui on a été, dit la Bible, jusqu’à payer des faux-prophètes évidemment moins dérangeants, ressassant ce qu’on a, croit-on, toujours entendu ! Ce qui rejoint la parole attribuée à Confucius : « Lorsque tu fais quelque chose, sache que tu auras contre toi, ceux qui voudraient faire la même chose, ceux qui voulaient le contraire, et l'immense majorité de ceux qui ne voulaient rien faire ».

Pour Jésus, on le dénonce comme une menace contre le pouvoir de Rome et du Temple (donc prônant la violence), prétexte de sa condamnation ! Et tout cela, avertit Jésus, relisant les anciens prophètes, ira jusqu’à diviser les familles, les nations, les Églises !… Et ira jusqu’à sa mort, son baptême dans les eaux sombres de la mort.

Si un faux-prophète fait aisément nombre autour de lui, voire l’unanimité, ou, de nos jours, reçoit l'aval médiatique ou au moins la curiosité intéressée, le vrai prophète dérange trop pour cela… Et on accusera — « la volonté de condamner emploie toujours l'arme qu'elle a sous la main. » (Gaston Bachelard) —  : on accusera Jésus de vouloir détruire le Temple, bref, de mettre le feu en ce sens-là ! Comme déjà on accusait Jérémie, opposé à l’avis majoritaire : son refus d’user de la force violente contre Babylone (de toute façon bien plus puissante, comme Rome au temps de Jésus) est ce qui lui vaudra la persécution — contre sa parole jugée catastrophiste et défaitiste (ch. 38) :
4 Les chefs dirent au roi : Que cet homme soit mis à mort ! car il décourage les hommes de guerre qui restent dans cette ville, et tout le peuple, en leur tenant de pareils discours ; cet homme ne cherche pas le bien de ce peuple, il ne veut que son malheur.
5 Le roi Sédécias répondit : Voici, il est entre vos mains ; car le roi ne peut rien contre vous.
6 Alors ils prirent Jérémie, et le jetèrent dans la citerne de Malkija, fils du roi, laquelle se trouvait dans la cour de la prison ; ils descendirent Jérémie avec des cordes. Il n’y avait point d’eau dans la citerne, mais il y avait de la boue ; et Jérémie enfonça dans la boue.

Pour l’heure Jérémie s’en sort suite à l’intercession de l’Éthiopien Ebed-Mélec. Il n’en sera pas toujours ainsi. Mais la fidélité à Dieu dans le refus des façons trop humaines de faire venir son Règne (ce pourquoi Jésus est condamné !), ce refus qui est le fait de Jérémie et de Jésus, reste pour nous à l’ordre du jour.

C’est ainsi qu’il s’agit d’être avec Jésus crucifié dans la brèche du refus de ce qui, au sein des nations, des religions, des Églises, et jusqu’au sein des familles, et fût-ce en son nom, déchire le monde… ce qui est pourtant inéluctable : faire ce que l'on a à faire, sachant que : « Je suis venu jeter un feu sur la terre », a averti Jésus.


RP, Poitiers, 18.08.19


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