dimanche 13 avril 2025

"Ni par la puissance ni par la force"




Ésaïe 50, 4-7 ; Psaume 22 ; Philippiens 2, 6-11 ; Luc 19, 28-40

Zacharie 9, 9
Pousse des cris de joie, fille de Jérusalem ! Voici, ton roi vient à toi ; Il est juste et victorieux, Il est humble et monté sur un âne, sur un ânon, le petit d’une ânesse.
Zacharie 4, 6
Ce n’est ni par la puissance ni par la force, mais c’est par mon Esprit, dit le SEIGNEUR de l’univers.

*

Au jour où Jésus entre à Jérusalem, la ville est occupée par les armées romaines — qui finiront par la détruire. Jésus en a pleuré, nous dit l'Évangile de Luc (19, 41). Mais il annonce aussi que la victoire viendra quand même, de façon surprenante, mystérieuse, une victoire totale, jusque sur la mort, le dernier ennemi (1 Corinthiens 15, 26)…

Déjà le prophète Zacharie parlait de la victoire inespérée du Seigneur sur la puissance des armées ennemies, et jusque sur le pouvoir de la mort, « ni par la puissance ni par la force, mais par mon Esprit, par mon Souffle, dit le Seigneur » (Zach 4, 6) — tandis que, toujours selon le prophète Zacharie, le Messie annoncé comme le futur roi David, le porteur de cette délivrance étonnante, arrive sur un ânon, un petit âne (Zach 9, 9).

Au jour des Rameaux (Rameaux que Luc ne mentionne d'ailleurs pas), c’est encore cette espérance que porte l'ânon face à l’immense supériorité militaire de Rome ; c’est toujours l’espérance du prophète Zacharie, que veut encore redonner Jésus par le geste de son entrée dans Jérusalem au dos d’un ânon — qui n’est pas un cheval, pas un animal militaire, ni prestigieux, parce que, selon la prophétie de Zacharie : « ce n’est ni par la puissance ni par la force, mais par mon Esprit, dit le Seigneur ».

*

Alors… — Luc 19, 28-41 — :
28 […] Jésus partit en avant pour monter à Jérusalem.
29 Or, quand il approcha de Bethphagé et de Béthanie, vers le mont dit des Oliviers, il envoya deux disciples
30 en leur disant : « Allez au village qui est en face ; en y entrant, vous trouverez un ânon attaché que personne n’a jamais monté. Détachez-le et amenez-le.
31 Et si quelqu’un vous demande : “Pourquoi le détachez-vous ?” vous répondrez : “Parce que le Seigneur en a besoin.” »
32 Les envoyés partirent et trouvèrent les choses comme Jésus leur avait dit.
33 Comme ils détachaient l’ânon, ses maîtres leur dirent : « Pourquoi détachez-vous cet ânon ? »
34 Ils répondirent : « Parce que le Seigneur en a besoin. »
35 Ils amenèrent alors la bête à Jésus, puis jetant sur elle leurs vêtements, ils firent monter Jésus ;
36 et à mesure qu’il avançait, ils étendaient leurs vêtements sur la route.
37 Déjà il approchait de la descente du mont des Oliviers, quand tous les disciples en masse, remplis de joie, se mirent à louer Dieu à pleine voix pour tous les miracles qu’ils avaient vus.
38 Ils disaient : « Béni soit celui qui vient, le roi, au nom du Seigneur ! Paix dans le ciel et gloire au plus haut des cieux !
39 Quelques pharisiens, du milieu de la foule, lui dirent : Maître, rabroue tes disciples !
40 Il répondit : Je vous le dis, si eux se taisent, ce sont les pierres qui crieront !
41 Quand, approchant, il vit la ville, il pleura sur elle ».

*

Venu sur un ânon, Jésus présente le royaume d’un roi humble, pacifique, sans armes ni armée, accueilli au nom de Dieu — « Béni soit celui qui vient, le roi, au nom du Seigneur ! Paix dans le ciel et gloire au plus haut des cieux ! » — au nom du Seigneur par lequel, par l’Esprit duquel, tout est toujours possible…

Ce n’est pas par la puissance et la force que l’on obtient la vraie délivrance, « c’est par mon Esprit, mon Souffle, dit le Seigneur. »

Or voilà que le signe de cette délivrance, par la puissance non de la force, mais du doux et léger Souffle de Dieu ; voilà que ce signe qu’est la venue du roi humble sur un ânon, vient d’être donné. Il entre sur un ânon…

*

« Lui qui est de condition divine
n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu.
Mais il a de lui-même renoncé à tout ce qu'il avait, prenant la condition de serviteur,
devenant semblable aux autres hommes, reconnu comme un simple homme,
il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, la mort sur une croix. »

(Philippiens 2, 6-8)

*

… Dans un royaume “normal”, ce n’est pas celui qui se fait serviteur qui règne, c’est au contraire celui qui se fait mousser, qui veut montrer à tout le monde combien il fait tout bien, et qui pour cela n’hésite pas à dénigrer les autres, ce que font ou, pense-t-il, ne font pas les autres… Au lieu d’être de ceux-là, pensons à la formule de l’acteur Robin Williams : « chaque personne que vous rencontrez est dans un combat dont vous ne savez rien. Alors soyez gentils. Toujours. »

Reconnaissons que grand ou petit, jeune ou vieux, nous voulons être le premier, le plus important, ou le plus apprécié ; nous avons à demander pardon de vouloir nous ranger devant les autres, de penser à nos désirs avant ceux des autres, parfois quitte à les dénigrer, les blesser.

Ce n’est pas l’Esprit de Dieu que cet esprit-là : « par mon Esprit, souffle doux et léger, pas par la puissance, ni par la force », ni en se faisant valoir, croyant et disant faire mieux que les autres, en en disant du mal. Ce n’est pas ainsi qu’on fait venir le royaume éternel. « Les rois des nations agissent avec elles en seigneurs, et ceux qui dominent sur elles se font appeler bienfaiteurs. Qu'il n'en soit pas de même pour vous » (Luc 22, 25-26a). Le royaume du Christ est un royaume où celles et ceux qui sont déconsidérés, comme le Christ l’a été, vivent devant lui ; contrairement aux royaumes de ce temps où règnent ceux qui en imposent.

Au lieu de penser être mieux, faire mieux, les disciples du roi du royaume sont comme des ânes, réputés disgracieux, stupides et balourds, réputés ne pas faire les choses comme il faut par ceux qui pensent mieux faire ; mais c’est un âne, un de ceux qui font des âneries, qui a porté ce roi qui a renoncé à tout ce qu'il avait, ce roi qui a renoncé à être le plus fort, lui qui est de condition divine. Il s’est abandonné à l’Esprit de son Père pour instaurer son royaume « ni par la puissance ni par la force, mais par l’Esprit du Seigneur ».

Ainsi il peut dire à chacune et chacun de nous : « Qu’il n’en soit pas de même pour vous. Mais que le plus grand parmi vous soit comme le plus petit, et celui qui gouverne comme celui qui sert. […] Et moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert. » (Luc 22, 26-27)

*

« C’est pourquoi Dieu l’a souverainement élevé
et lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom,
afin qu’au nom de Jésus tous s’agenouillent,
dans les cieux, sur la terre, sous la terre,
et affirment que le Seigneur, c’est Jésus Christ, à la gloire de Dieu le Père. »

(Philippiens 2, 9-11)

*

C’est cela, le royaume où règne le plus humble, qui s’est fait serviteur ; c’est le royaume où il accueille toutes celles et ceux qui sont comme des ânes, comme ce petit âne qu’il a choisi pour le porter à Jérusalem et au monde…


RP, Châtellerault, Rameaux, 13 avril 2025
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dimanche 23 mars 2025

Le Nom sanctifié




Exode 3.1-15 ; Psaume 103 ; 1 Corinthiens 10.1-12 ; Luc 13.1-9

Exode 3, 1-15
1 Moïse faisait paître le troupeau de son beau-père Jéthro, prêtre de Madiân. Il mena le troupeau au-delà du désert et parvint à la montagne de Dieu, à l’Horeb.
2 L’ange du SEIGNEUR lui apparut dans une flamme de feu, du milieu du buisson. Il regarda : le buisson était en feu et le buisson n’était pas dévoré.
3 Moïse dit : « Je vais faire un détour pour voir cette grande vision : pourquoi le buisson ne brûle-t-il pas ? »
4 Le SEIGNEUR vit qu’il avait fait un détour pour voir, et Dieu l’appela du milieu du buisson : « Moïse ! Moïse ! » Il dit : « Me voici ! »
5 Il dit : « N’approche pas d’ici ! Retire tes sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sainte. »
6 Il dit : « Je suis le Dieu de ton père, Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob. » Moïse se voila la face, car il craignait de regarder Dieu.
7 Le SEIGNEUR dit : « J’ai vu la misère de mon peuple en Égypte et je l’ai entendu crier sous les coups de ses chefs de corvée. Oui, je connais ses souffrances.
8 Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens et le faire monter de ce pays vers un bon et vaste pays, vers un pays ruisselant de lait et de miel, vers le lieu du Cananéen, du Hittite, de l’Amorite, du Perizzite, du Hivvite et du Jébusite.
9 Et maintenant, puisque le cri des fils d’Israël est venu jusqu’à moi, puisque j’ai vu le poids que les Égyptiens font peser sur eux,
10 va, maintenant ; je t’envoie vers le Pharaon, fais sortir d’Égypte mon peuple, les fils d’Israël. »
11 Moïse dit à Dieu : « Qui suis-je pour aller vers le Pharaon et faire sortir d’Égypte les fils d’Israël ? » –
12 « JE SUIS avec toi, dit-il. Et voici le signe que c’est moi qui t’ai envoyé : quand tu auras fait sortir le peuple d’Égypte, vous servirez Dieu sur cette montagne. »
13 Moïse dit à Dieu : « Voici ! Je vais aller vers les fils d’Israël et je leur dirai : Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous. S’ils me disent : Quel est son nom ? – que leur dirai-je ? »
14 Dieu dit à Moïse : « JE SUIS QUI JE SERAI. » Il dit : « Tu parleras ainsi aux fils d’Israël : JE SUIS m’a envoyé vers vous. »
15 Dieu dit encore à Moïse : « Tu parleras ainsi aux fils d’Israël : Le SEIGNEUR, Dieu de vos pères, Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, m’a envoyé vers vous. C’est là mon nom à jamais, c’est ainsi qu’on m’invoquera d’âge en âge. »

*

Un Nom que l’on ne prononce pas, sauf à en faire… un nom, précisément, une idée : ce pourquoi on ne prononce pas ce Nom, plutôt que parce qu’on aurait perdu les voyelles — ce pourquoi on lit, plutôt que ce Nom, « mon Seigneur », Adonaï, un titre qui nous met en relation, avec « mon Seigneur », une relation plutôt qu’une description, qui fournirait quelque chose de l’ordre de l’idée, de l’image que l’on s’en fait. Un nom n’épuise pas ce qu’est celui qui le porte — a fortiori Dieu, Le Nom dont on n’a aucune approche suffisante, sauf à la réduire à un aspect, une idole, comme le veau d’or, censément sans doute image de jeune taureau, l’aspect puissance libératrice que l’on a vu à l’œuvre ! Image, idole…

On perçoit pourtant bien quelque chose : un buisson qui brûle et donne le mot « Sinaï », proche du mot hébreu pour « buisson » (sur l'Horeb, ou Mont désert) ; perception limitée à un signe, message, messager, « Ange » du Seigneur, signe de ce que peut signifier le nom déployé dans le texte, composant le mot être à tous les temps — de telle façon qu’il est bien difficile à traduire : depuis « celui qui est », se conjuguant comme « celui qui est, qui était et qui vient » — « mon Nom pour l’Éternité » (v. 15) —, ce qu'a retenu le grec, là où le texte hébreu accentue la dimension de la promesse : « Je serai avec toi » (v. 12) — où nous sommes alors conduits à la foi — « Je serai avec toi », promesse donnée à la confiance qui la reçoit.

*

Un Nom bien mystérieux ! Le Nom dans lequel se fonde l’interdit et l’impossibilité de représenter Dieu. Nom que l’on ne possède pas, Nom dont on ne peut que dire : qu’il soit sanctifié, c’est-à-dire : à part ! Le Nom fonde une exigence, un effort, un détour, comme celui de Moïse contournant le buisson annonçant ce nom insaisissable. Un détour qui ouvre vers des libérations inattendues, à commencer par celle que Moïse — bien disposé : « me voici », a-t-il d’abord dit (v. 4), mais effrayé : « qui suis-je ? » (v. 11) — portera, fort du Nom empli de sa promesse, au peuple captif auprès de Pharaon.

La libération est présente dans Le Nom même et dans son inaccessibilité, dans l’exigence de sa sanctification, mise à part, dont le contournement du buisson, « pour voir »… — pour voir qu’on ne verra rien ! — est déjà le signe : le signe et le fondement de la pensée, de l’art et des traditions culturelles issus de cette révélation biblique. Un Dieu qu’on ne voit pas, et donc qu’on ne peint pas, qu’on ne sculpte pas, ou que l’art visuel ne dit qu’en détours, partant des traces, que celui qui a promis sa présence protectrice laisse comme simples traces. Plus tard Moïse s’entendra dire : tu me verras par derrière, tu ne verras donc que les traces que je laisse. S’y fonde un art et une tradition du dépouillement.

Un feu, porté par l’Ange du Seigneur, à moins que le feu lui-même ne soit l’Ange, feu qui brûle pour le purifier tout ce qu’il touche, mais qui ne détruit pas qui se confie en lui selon la promesse de l’Alliance.

Rappelons-nous : Jésus reprend à son compte (Luc 20, 27-38 //) l’argument dont on sait qu’il est aussi celui des pharisiens lisant ce texte : on le retrouve dans le Talmud. Il se résume à la certitude suivante : tout repose sur la réalité efficace de la Parole de Dieu, la force créatrice de sa Parole, qui « ne retourne pas à lui sans effet » (Ésaïe 55, 11). La Torah est reçue comme Parole de Dieu. Dieu y nomme les patriarches. Ainsi lorsqu’il nomme Abraham, Isaac et Jacob, qui plus est en les liant ainsi à sa présence, il les situe dans sa propre éternité ; sa Parole éternelle sur eux les place au-dessus de leur quotidien, elle les place d’emblée dans l’éternité de Dieu : Dieu est éternel, en les nommant, ils les a donc nommés dans l’éternité, ils sont donc eux aussi dans l’éternité. Et ça vaut pour chacune et chacun de nous !

En les nommant la Parole de Dieu les rend éternels ! Et étant éternels, ils sont donc vivants, comme leur Dieu, qui n’est pas le Dieu des morts. C'est pourquoi « ceux qui ont part au monde à venir… ne peuvent plus mourir, car ils sont pareils aux anges ». Et ce dès aujourd'hui (cf. Luc 20, 35-36). C’est un des sens de l’ordre donné à Moïse de retirer ses sandales : laisse pour m’approcher tout ce qui est de ta vie dans le temps. Ces choses sont pour en bas de la Montagne. En haut, laisse ton souci.

Notre vraie réalité est cachée en Dieu, sa promesse est toujours là, un nouveau départ est toujours possible, et dût-il ne pas arriver, notre vie devant Dieu garde toute sa valeur, cachée aux yeux du monde, mais infinie, éternelle, indestructible.

Rien, aucune puissance qui soit dans les cieux, sur la terre ou sous la terre, ni présent, ni passé, ni avenir, rien ne peut te séparer de l’amour du Dieu qui sera avec toi, qui est avec toi depuis tous les temps — « Je serai avec toi » — amour qui brûle mais ne détruit pas ce qu’il brûle, mais au contraire le renouvelle en le purifiant de ce qui n’est pas de lui.

Alors n’aie pas peur, ni du Pharaon, ni d’aucune puissance qui soit au monde, ni bientôt des populations de géants qui ont occupé la terre promise à Abraham ; ni des Pilate face à Jésus, comme dans le texte de Luc que nous allons lire, ni des dieux de terreur qui les conduisent à commettre des horreurs, jusqu’à des sacrifices humains.

* * *

Pilate… En Luc 13, “des gens”, dit le texte, rapportent à Jésus qu'un groupe de pèlerins galiléens a été massacré par Pilate. Je lis :

Luc 13, 1-5
1 Survinrent des gens qui lui rapportèrent l'affaire des Galiléens dont Pilate avait mêlé le sang à celui de leurs sacrifices.
2 Il leur répondit : "Pensez-vous que ces Galiléens étaient de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens pour avoir subi un tel sort ?
3 Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même.
4 "Et ces dix-huit personnes sur lesquelles est tombée la tour à Siloé, et qu'elle a tuées, pensez-vous qu'elles étaient plus coupables que tous les autres habitants de Jérusalem ?
5 Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de la même manière."


Un rapport plein de sous-entendus. Ces Galiléens, résistant au pouvoir, n'ont-ils pas eu là un signe menaçant ? De quoi être effrayés ! Et toi Jésus, Galiléen, quelle est ton interprétation… ?

Cette façon de chercher des raisons à tout ! Mais on le sent bien : les explications ne tiennent pas… Cela est au cœur de la révélation de l’Exode. Un Nom au-delà de tout nom, au-delà d’un moyen de tout expliquer par lui ! Y compris les catastrophes qui dépassent notre compréhension.

Et Jésus refuse évidemment de voir un quelconque lien de cause à effet entre on ne sait quel regard divin défavorable et la violence qui a atteint les victimes, supposées être menacées du fait de leur origine suspecte, galiléenne. Ce que Jésus fait apparaître en rappelant une autre catastrophe : l'écroulement de la tour de Siloé, ayant tué dix-huit personnes, judéennes celles-là, de Jérusalem (v. 4), et non point galiléennes.

Alors comprenez, souligne Jésus, qu’il n'y a pas à considérer les victimes quelles qu’elles soient comme plus exposées, voire plus coupables que les autres (comme ces Galiléens-là et ces Judéens-là ne sont ni plus ni moins pécheurs que les autres - v. 2). Pas d’explication ; il s’agit d’une menace qui pèse sur tous, ici Judéens comme Galiléens, — ce qui appelle à se convertir, se repentir, c’est-à-dire se tourner vers Dieu : “si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de la même manière”. Tous !

*

Et Jésus d'illustrer son appel par une parabole, la parabole du figuier stérile. — Luc 13, 6-9
6 "Un homme avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint y chercher du fruit et n'en trouva pas.
7 Il dit alors au vigneron : Voilà trois ans que je viens chercher du fruit sur ce figuier et je n'en trouve pas. Coupe-le. Pourquoi faut-il encore qu'il épuise la terre ?
8 Mais l'autre lui répond : Maître, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche tout autour et que je mette du fumier.
9 Peut-être donnera-t-il du fruit à l'avenir. Sinon, tu le couperas."


Si le massacre qui a frappé les Galiléens semble donner raison à ceux qui prétendent mieux savoir que faire, ou être plus fidèles, ou moins pécheurs, leur insensibilité, leur manque de compassion fraternelle face à ce sort cruel, dévoile qu’ils ne savent trouver là que la justification terrible d'un stérile contentement de soi…

À cette stérilité, comme au figuier stérile, il faut du fumier, excrément, signe de pourrissement, de déperdition ; mais si cette déperdition est reconnue et confessée, le fumier peut devenir signe annonciateur d’une nouvelle fécondité : “si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de la même manière”, Judéens comme Galiléens. Ce qui ne veut pas dire que le repentir, la conversion, évitera la mort à quiconque ! Juste que la fragilité, l’usure du temps, la menace de la violence, invitent à en appeler à celui qui promet à Moïse : “Je serai avec toi”.

Le fumier peut devenir promesse de renouveau. Convertissez-vous, repentez-vous : c’est Dieu seul qui fait croître. Cela ne dépend que de sa grâce.

*

Aujourd'hui encore, Dieu manifeste sa patience envers son figuier, pour qu'il porte ce fruit qui est d’être une bénédiction pour toutes et tous. Pour que germe la justice, la paix vraie et la joie pour toutes et tous, si nombreux, qui en sont privés, qui n’en savent pas la source. Un appel, face à la douleur du monde, à l’enrichir, chacun, chacune à notre mesure, à notre humble mesure. “Va”, a dit le Nom à Moïse.


RP, Châtellerault, 23.03.25
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dimanche 23 février 2025

"Quelle grâce est la vôtre ?"




1 Samuel 26, 2-23 ; Psaume 103 ; 1 Corinthiens 15, 45-49 ; Luc 6, 27-38

Luc 6, 27-38
27 « Je vous dis, à vous qui m’écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent,
28 bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient.
29 « À qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre. À qui te prend ton manteau, ne refuse pas non plus ta tunique.
30 À quiconque te demande, donne, et à qui te prend ton bien, ne le réclame pas.
31 Et comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux.
32 « Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle grâce est la vôtre ? »Car les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment.
33 Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quelle grâce est la vôtre ? Les pécheurs eux-mêmes en font autant.
34 Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez qu’ils vous rendent, quelle grâce est la vôtre ? Même des pécheurs prêtent aux pécheurs pour qu’on leur rende l’équivalent.
35 Mais aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants.
36 « Soyez généreux comme votre Père est généreux.
37 Ne vous posez pas en juges et vous ne serez pas jugés, ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés, acquittez et vous serez acquittés.
38 Donnez et on vous donnera ; c’est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante qu’on vous versera dans le pan de votre vêtement, car c’est la mesure dont vous vous servez qui servira aussi de mesure pour vous. »


*

Que font les êtres humains que nous sommes face à l'inimitié, à l'agressivité, à la calomnie, à l'injustice à notre égard, à l'ingratitude, au désamour ?

En général, nous sommes tentés, quand nous n'en sommes pas carrément fiers, de répondre du tac au tac. Répondre par l'inimitié à ceux qui se montrent nos ennemis ; par l'agressivité à l'égard de ceux qui nous agressent ; le mépris ou l'insulte envers ceux qui nous calomnient ; le rejet envers les ingrats ; le détournement de ceux qui nous témoignent un manque d'amour.

Si nous n'en sommes pas carrément fiers, nous sommes au moins tentés de répondre de cette façon-là, ou pour les plus modérés, au minimum par le mépris et l'indifférence.

Face à cela, le difficile comportement requis des disciples. Jusqu’à « tendre l'autre joue ! » Difficile comportement de disciples suscitant souvent l'ironie. Pourtant, c'est bien écrit !…

Où il s’agit de prendre garde à quelques erreurs habituelles de lecture — par exemple celle qui consiste à confondre, pour cet exemple précis, la vengeance personnelle avec la justice, dont les personnes privées ne sont pas dépositaires ! L’attitude personnelle prônée ici renvoie à la loi ; et en premier lieu à la Torah — qui a pour fonction de libérer chacun d'avoir à juger soi-même, voire à haïr autrui, fût-il ennemi, — en un mot se venger soi-même.

Dans un texte parallèle (Ro 12, 17-21), Paul cite le Deutéronome (32, 35) et le Livre des Proverbes (25, 21-22) pour dire que la vengeance et le châtiment relèvent de Dieu, seul juge ultime, et de toute façon miséricordieux, juge ultime au-delà même des pourtant légitimes, mais pas infaillibles, autorités humaines.

Il y a quelque chose de cette conviction dans l'attitude de David à l'égard de Saül dans le Livre de Samuel (1 S 26, 2-23 — v. 10 : « c’est à l’Éternel seul à le frapper, soit que son jour vienne et qu’il meure, soit qu’il descende sur un champ de bataille et qu’il y périsse »).

Cela dit, le texte du 1er livre de Samuel — qui considère Dieu et son représentant sous l’angle de la justice civile, et non du comportement individuel — ne parle donc pas de la même chose que Jésus. Th. de Bèze, notamment, s’est appuyé sur 1 Samuel en initiant, dans son livre Du droit des magistrats, le droit de résistance à l’oppression. On a fait dire au Réformateur ce qu’il n’a pas dit, à savoir qu’il serait à l'origine de ce qui deviendra les assassinats politiques des rois Henri III et Henri IV. Total contresens, puisque s’il reconnaît aux magistrats le droit, voire le devoir, de s'opposer à un pouvoir oppresseur, fût-il le pouvoir du roi, il refuse catégoriquement la possibilité de porter la main contre lui, parce qu’il est choisi par Dieu, il est l’oint de Dieu. Et pour cela il se fonde sur notre texte de Samuel où David refuse de porter la main sur le roi en titre, Saül.

Le rapport avec l’Évangile de Luc est uniquement que nous sommes alors dans le contexte de l'oppression romaine — qui comptait des humiliations diverses des populations soumises, et auxquelles Jésus fait ici allusion concernant son peuple.

Or, si la Bible ne prône pas la vengeance individuelle, elle n’enseigne pas non plus la passivité des peuples. Sur ce plan, il y a un temps pour tout. Il n'est pas raisonnable d'agir de façon suicidaire et de poser des actions d'éclat inutiles sinon nuisibles, sans faire preuve de sagesse. Dieu est celui qui exerce la justice, et qui venge les opprimés. Pas nous comme personnes privées. Quoiqu’il utilise pour cela même la justice humaine et l'action humaine. Il y a aussi un temps pour les armes — hélas d'ailleurs. Et ce n'est pas de ce temps qu'il est question dans notre texte.

Il s’agit ici pour les disciples de vivre dans l'imitation de la miséricorde dont ils savent bénéficier eux-mêmes et dans la totale liberté vis-à-vis de leur désir de vengeance, fût-ce un juste désir de vengeance, même légitime, parlant de crimes pouvant aller jusqu'à l'horreur ! Il s'agit ici, comme chez Paul, et cela vaut en tout temps et pour tous, de libérer chacun, fût-il victime de quelque crime, de la charge supplémentaire d'avoir à souffrir d'un désir de vengeance, souffrir du souci de se fermer et de se replier plutôt que de vivre, au prétexte qu'autrui a nourri ou continue à nourrir contre moi de l'inimitié, ou que sais-je encore. Terrible façon de ne jamais se libérer de son oppresseur, de lui rester lié par le désir de vengeance. “Le piège de la haine, c'est qu'elle nous enlace trop étroitement à l'adversaire” écrit Milan Kundera (L'immortalité, folio, p. 44).

Non pas, donc, qu'il soit question de prôner l'impunité, pour quelque faute que ce soit. Mais cela ne relève pas de la vengeance individuelle.

« Si vous vivez dans la captivité du désir de vengeance, du besoin permanent de veiller à ce que vous soyez traités équitablement, quelle grâce est la vôtre ? » demande Jésus, quelle liberté avez vous ? Car il ne s'agit pas ici d'une sorte de redevance, comme pourraient le laisser croire certaines habitudes de traduction, comme : « quel gré vous en saura-t-on ? » ou « quelle récompense, ou reconnais­sance, vous en aura-t-on ? » pour ce qui est littéralement en grec « quelle grâce est la vôtre ? » Ce n’est pas la même chose ! Laisser penser que dans l'amour d'autrui, il serait question de mérite à récompenser ; là où il n'est question que de signe de la liberté que donne la grâce !

Si vous n'aimez que ceux dont vous êtes sûrs qu'ils vous aiment, « quelle grâce avez-vous de plus que les pécheurs les plus aveugles à la grâce ? » Telle est bien la question. Dès lors, quid d'être disciple d’un maître qui lui n'a pas prétendu être en charge de la vengeance, allant plutôt jusqu'à la croix ?

« Aimez vos ennemis », donc, soyez libres envers tous, sortez des rancœurs. C'est l'enseignement de la Torah ! Donne et il te sera donné. Et aime sans attendre en retour. Fais à autrui ce que tu voudrais qu'il te fasse. Sois miséricordieux comme l'est ton Père. Sinon, quelle grâce est la tienne ?

Ici apparaît sans doute l'essentiel de la question, dans ce texte qui oppose les disciples et, selon les mots employés, les pécheurs, qui aiment ceux qui les aiment, sont bons envers ceux qui sont bons, prêtent à ceux qui leurs rendent, etc.

Toi, imite plutôt ton Père ! Car que fait un enfant, comment montre-t-il qu'il est enfant de son père ? En l'imitant. Or, que fait Dieu, le Père ? Il est bon envers tous. Il fait rayonner son soleil sur les bons et les méchants, est-il dit dans le même ordre d’idée. Il est bon envers les ingrats et les méchants.

Le péché, qui fait s'imaginer qu'on ne vit pas de la grâce, consistera ici à penser que les ingrats et les méchants, ce sont les autres ; et qu'effectivement Dieu est bien bon de continuer à être généreux envers eux. Le disciple du Christ, lui, sait bien qu'il ne mérite rien, et qu'il est dans la catégorie des ingrats et des méchants ; et que donc il ne subsiste que par la seule miséricorde et générosité de son Père. Il ne lui reste donc qu'à agir de même.

C'est pourquoi juste après cet appel à être généreux comme notre Père, il nous est dit de ne pas juger, de ne pas condamner ; c'est-à-dire déjà, ne pas nous imaginer que l'ingratitude et la méchanceté sont le fait des autres. Avoir donc un comportement généreux en cela aussi, sachant que nous ne méritons pas ce que nous recevons.

Dieu est généreux et miséricordieux envers les ingrats que nous sommes. À lui donc la justice. Et cela d'une façon tellement juste qu'il nous demande à nous de lui fournir les balances et les règles avec lesquelles il nous mesure. Ce sont tout simplement celles que nous utilisons : « c’est la mesure dont vous vous servez qui servira aussi de mesure pour vous » (v. 38). Que cette mesure soit donc celle de la grâce que nous avons reçue !

On comprend alors pourquoi ce qu'on appelle la règle d'or se trouve au milieu de ce passage : « comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux. » Ou redoutez que le jugement que vous portez sur eux ne retombe sur vous qui agissez au fond de la même manière. « Comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux. » C'est sans doute le tout de la règle de comportement que requiert de nous Jésus : puisque vous êtes des graciés, qui vivez droits devant Dieu sans aucun mérite, n'en exigez pas d'autrui pour agir à son égard selon la même générosité, le même sens du don qui est celui de votre Père.


RP, Châtellerault, 23.02.25
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dimanche 5 janvier 2025

Tragique incarnation




Ésaïe 60, 1-6 ; Psaume 72 ; Ep 3, 2-3a & 5-6 ; Matthieu 2, 1-12

Matthieu 2
1 Jésus étant né à Bethléhem en Judée, au temps du roi Hérode, voici des mages d’Orient arrivèrent à Jérusalem,‭
‭2 et dirent : Où est le roi des Judéens qui vient de naître ? car nous avons vu son étoile en Orient, et nous sommes venus pour l’adorer.‭
3 ‭Le roi Hérode, ayant appris cela, fut troublé, et tout Jérusalem avec lui.‭
4 ‭Il assembla tous les principaux sacrificateurs et les scribes du peuple, et il s’informa auprès d’eux où devait naître le Christ.‭
‭5 Ils lui dirent : A Bethléhem en Judée ; car voici ce qui a été écrit par le prophète :‭
6 ‭Et toi, Bethléhem, terre de Juda, Tu n’es certes pas la moindre entre les principales villes de Juda, Car de toi sortira un chef Qui paîtra Israël, mon peuple.‭
‭7 Alors Hérode fit appeler en secret les mages, et s’enquit soigneusement auprès d’eux depuis combien de temps l’étoile brillait.‭
‭8 Puis il les envoya à Bethléhem, en disant : Allez, et prenez des informations exactes sur le petit enfant ; quand vous l’aurez trouvé, faites-le-moi savoir, afin que j’aille aussi moi-même l’adorer.‭
‭9 Après avoir entendu le roi, ils partirent. Et voici, l’étoile qu’ils avaient vue en Orient marchait devant eux jusqu’à ce qu’étant arrivée au-dessus du lieu où était le petit enfant, elle s’arrêta.‭
10 ‭Quand ils aperçurent l’étoile, ils furent saisis d’une très grande joie.‭
‭11 Ils entrèrent dans la maison, virent le petit enfant avec Marie, sa mère, se prosternèrent et l’adorèrent ; ils ouvrirent ensuite leurs trésors, et lui offrirent en présent de l’or, de l’encens et de la myrrhe.‭
‭12 Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner vers Hérode, ils regagnèrent leur pays par un autre chemin.‭
‭13 Lorsqu’ils furent partis, voici, un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph, et dit : Lève-toi, prends le petit enfant et sa mère, fuis en Égypte, et restes-y jusqu’à ce que je te parle ; car Hérode cherchera le petit enfant pour le faire périr.‭
‭14 Joseph se leva, prit de nuit le petit enfant et sa mère, et se retira en Égypte.‭
‭15 Il y resta jusqu’à la mort d’Hérode, afin que s’accomplît ce que le Seigneur avait annoncé par le prophète : J’ai appelé mon fils hors d’Égypte.‭
‭16 Alors Hérode, voyant qu’il avait été joué par les mages, se mit dans une grande colère, et il envoya tuer tous les enfants de deux ans et au-dessous qui étaient à Bethléhem et dans tout son territoire, selon la date dont il s’était soigneusement enquis auprès des mages.‭
‭17 Alors s’accomplit ce qui avait été annoncé par Jérémie, le prophète:‭
‭18 On a entendu des cris à Rama, Des pleurs et de grandes lamentations : Rachel pleure ses enfants, Et n’a pas voulu être consolée, Parce qu’ils ne sont plus.‭
19 ‭Quand Hérode fut mort, voici, un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph, en Égypte,‭
20 ‭et dit : Lève-toi, prends le petit enfant et sa mère, et va dans le pays d’Israël, car ceux qui en voulaient à la vie du petit enfant sont morts.‭
‭21 Joseph se leva, prit le petit enfant et sa mère, et alla dans le pays d’Israël.‭
22 ‭Mais, ayant appris qu’Archélaüs régnait sur la Judée à la place d’Hérode, son père, il craignit de s’y rendre ; et, divinement averti en songe, il se retira dans le territoire de la Galilée,‭
‭23 et vint demeurer dans une ville appelée Nazareth, afin que s’accomplît ce qui avait été annoncé par les prophètes : Il sera appelé Nazaréen.


*

“On a entendu des cris à Rama, Des pleurs et de grandes lamentations : Rachel pleure ses enfants, Et n’a pas voulu être consolée, Parce qu’ils ne sont plus.” Tragique Massacre des Innocents que nos lectures liturgiques laissent de côté. Il m’a pourtant semblé opportun de nous y pencher. Tragique massacre, tragique Rachel morte en couches dans la douleur de l’enfantement de Benjamin, qu’elle voulu appeler “fils de ma douleur”, avant que son mari Jacob ne rectifie le nom en Benjamin, “fils de ma droite”. Matthieu a cité le livre du prophète Jérémie, parlant des pleurs de Rachel sur ses enfants déportés, et aujourd’hui massacrés par Hérode. Les pleurs de Rachel disent le tragique de toute vie.

J’y vois un parallèle avec “l’épée qui transpercera l'âme de Marie” selon la prophétie de Siméon rapportée par Luc.

J’y vois aussi un rapport avec la réponse de Jésus à Jean le Baptiste qui refuse de le baptiser, quelques versets plus loin dans Matthieu, sachant qu’il n’a pas lieu de se repentir de fautes qu’il n’a pas commises. Et Jésus de dire que c’est justice qu’il se repente — des fautes de ceux qu'il est venu rejoindre, nous les humains ! Troublant écho au Massacre des Innocents quelques versets avant. Jésus en est innocent bien sûr, mais sa vie terrestre, la continuation de sa vie terrestre, en passe par là.

Albert Camus évoque cela à sa façon, disant de Jésus et de sa crucifixion : “il savait, lui, qu’il n’était pas tout à fait innocent. S’il ne portait pas le poids de la faute dont on l’accusait, […] il avait dû entendre parler d’un certain massacre des innocents. Les enfants de la Judée massacrés pendant que ses parents l’emmenaient en lieu sûr, pourquoi étaient-ils morts sinon à cause de lui ? Il ne l’avait pas voulu, bien sûr. Ces soldats sanglants, ces enfants coupés en deux, lui faisaient horreur. Mais, tel qu’il était, je suis sûr qu’il ne pouvait les oublier. Et cette tristesse qu’on devine dans tous ses actes, n’était-ce pas la mélancolie inguérissable de celui qui entendait au long des nuits la voix de Rachel, gémissant sur ses petits et refusant toute consolation ? La plainte s’élevait dans la nuit, Rachel appelait ses enfants tués pour lui, et il était vivant !” (Albert Camus, La chute, folio p. 119.)

Venu nous rejoindre dans la chair, il entre dans le tragique que porte inéluctablement la chair de ce monde devenue la sienne.

Avant cela, selon notre texte, des Mages, prêtres d’Iran, cherchent un roi des Judéens — non pas un « roi des juifs » comme le laissent penser les traductions, mais un roi des Judéens : on n’est pas roi d’une religion ! — à nouveau cette précision indispensable : Hérode règne sur la Judée, pas sur la diaspora, à laquelle correspond alors largement notre vocable de « juifs », de même qu’il ne règne pas sur la Galilée et autres régions, juives mais pas judéennes !

On vient donc en Judée rencontrer un roi des Judéens ! Et on vient bien sûr au palais royal, celui d’Hérode, qui est loin de régner sur les « juifs » ! Il est reconnu, bien sûr, mais du bout des lèvres. Placé là par les Romains, fustigé par la plupart des mouvements, lui et toute sa dynastie, fustigée par Jean le Baptiste et les disciples de Jésus comme par les pharisiens, Hérode se sait impopulaire, et comme tel, est tyrannique.

Il a beau avoir embelli le Temple, joué les grands monarques, il n’en est pas aimé pour autant, et il le sait.

De même que, mutatis mutandis, on a beau aimer le magnifique palais de Versailles, cela n’a jamais fait de Louis XIV autre chose que ce qu’il a été, signataire la même année — 1685 — de la révocation de l’Édit de Nantes et du Code noir. Hérode ressemble un peu à cela. C’est ainsi que le Massacre des Innocents a largement de quoi relever des possibilités historiques ! Hérode a perpétré plusieurs massacres d'innocents. En outre Bethléem est un petit village, les enfants de moins de deux ans pouvaient être une dizaine et le massacre passer inaperçu…

Reste qu’Hérode, roi des Judéens, n’est pas aimé des juifs, et il le sait. Et il est sans doute mal vu de la plupart des juifs du monde entier. Car le judaïsme est déjà une réalité internationale, depuis l’exil à Babylone.

Le judaïsme connaît un rayonnement qui influence les autres religions du monde antique, dont celle des Mages, tribu sacerdotale en Perse, des prêtres mazdéens. Et lorsque selon leur croyance et observations des astres, ils ont investigué la naissance d’un roi des judéens, ils se sont mis en route, non pas comme rois, mais comme prêtres, annonçant cependant l’hommage de rois futurs, selon le prophète Ésaïe, le Ps 72, etc.

L’idée a beau sembler étrange, elle n’a elle non plus rien d’invraisemblable, en ce sens que, oui, le rayonnement du judaïsme s’étend alors jusqu’en Perse. Oui, l’espérance de délivrance que portent les prophètes d’Israël habite d’autres peuples et ils y croisent volontiers leurs diverses prophéties — comme ici la naissance, annoncée selon les livres zoroastriens qui sont les leurs par une étoile, de leur « Soshiant », sauveur de fin des temps.

*

Hérode, lui, sait bien que ce n’est pas lui qui est porteur de l’espérance messianique en Israël. Il sait en tout cas qu’il n’en est pas porteur auprès de son peuple.

Alors la venue d’une délégation de prêtres étrangers cherchant un roi des Judéens est pour lui mauvais signe. Surtout quand les théologiens juifs de sa cour lui confirment la vocation de Bethléem, ville de David, comme ville messianique qui soulève l’espoir jusqu’en ce lointain Orient. Non, ce n’est pas chez lui qu’est né ce futur libérateur !

Ce que vont découvrir les Mages, c’est un enfant humble. Rien à voir avec le roi Hérode au service de l’ordre romain.

*

Les Mages sont donnés comme une avant-garde de ce qui est avéré depuis : c’est dans l’humilité de l’enfant de Noël qu’est la promesse de la délivrance que les rois reconnaîtront un jour.

Le texte est lourd d’une puissance prophétique… trop bouleversante sans doute pour qu’on sache en voir toute la portée !

La prophétie n’est pas encore à son terme. Aujourd’hui encore, alors que l’on a vu que l’humilité de l’enfant renversait les puissants de leur trône… Ou qu’on l’a entrevu : ce n’est pas la naissance d’Hérode qui marque nos années, ce n’est pas non plus la naissance de César Auguste. C’est celle de cet enfant inconnu qu’ont, les premiers, reconnu ces prêtres mazdéens venus lui rendre hommage. Et pourtant aujourd’hui encore, on n’a pas compris ! Aujourd’hui encore, on adore les puissants et les symboles de la puissance.

Les Mages, par leurs cadeaux d’hommage, ont reconnu la royauté de l’enfant : l’hommage de l’or. Les voilà bientôt élevés eux-mêmes par là à un statut royal — celui de rois-mages — qui n’est d’abord pas celui de ces prêtres. Ces prêtres qui lui ont fait aussi l’hommage de leur dignité sacerdotale : le symbole de l’encens.

Et ils nous ont dit que la reconnaissance de sa dignité éternelle ne serait ni aisée, ni sans que l’histoire future, à commencer par la sienne, ne soit chargée de douleurs : la myrrhe, parfum d'onction messianique, mais aussi réputé pour son amertume (déjà dans la racine du mot en hébreu) et aromate d’embaumement des défunts.

Trois cadeaux qui seront bientôt aussi le décompte du nombre des Mages, selon les trois continents connus dans l’Antiquité, dont ils deviennent ainsi les représentants : l’Afrique, l’Asie, l’Europe.

Aujourd’hui, nous marquons nos années à la venue de ce prince royal. Aujourd’hui des temples, nos églises, lui sont dédiés sur toute la face de la terre, hommage à sa dignité sacerdotale. Et aujourd’hui encore, le royaume de paix et de bonheur dont il est porteur est embaumé de myrrhe comme en un sarcophage.

Alors que les Mages nous ont dit que le prince de la paix était cet enfant humble, loin de la richesse des palais royaux, des Hérode et des César Auguste, aujourd’hui quand même, alors qu’on date nos années de la venue de cet enfant, on court encore après le prestige des palais royaux et des richesses que les Mages ont laissées aux pieds de l’enfant.

Et cette année encore, ils nous invitent à repartir avec eux par un autre chemin (v. 12), qui ne soit pas celui des palais royaux et de la gloire de la possession, mais celui de l’humilité du prince de la paix, cette « paix que le monde ne connaît pas » et qu’il nous appelle toujours à recevoir.


RP, Châtellerault, Épiphanie, 05.01.25
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