dimanche 19 juillet 2015

“Reposez-vous un peu”





Jérémie 23, 1-6 ; Psaume 23 ; Éphésiens 2, 13-18 ; Marc 6, 30-34

Marc 6, 30-34
30 Les apôtres se réunissent auprès de Jésus et ils lui rapportèrent tout ce qu’ils avaient fait et tout ce qu’ils avaient enseigné.
31 Il leur dit : « Vous autres, venez à l’écart dans un lieu désert et reposez-vous un peu. » Car il y avait beaucoup de monde qui venait et repartait, et eux n’avaient pas même le temps de manger.
32 Ils partirent en barque vers un lieu désert, à l’écart.
33 Les gens les virent s’éloigner et beaucoup les reconnurent. Alors, à pied, de toutes les villes, ils coururent à cet endroit et arrivèrent avant eux.
34 En débarquant, Jésus vit une grande foule. Il fut pris de pitié pour eux parce qu’ils étaient comme des brebis qui n’ont pas de berger, et il se mit à leur enseigner beaucoup de choses.

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« Venez à l’écart dans un lieu désert et reposez-vous un peu » : les disciples ont droit au repos. Remarquez, ce n’est pas nouveau : c’est un commandement de la Torah. Nous avons droit au repos — mais…

… Voilà les foules qui se pressent, ne laissant pas les disciples tranquilles. Apparemment, le vrai repos, ou en d’autres termes la vraie « retraite », est post mortem. Les retraités le savent, qui voient qualifier leur retraite d’ « active ». Si le vrai repos est à venir, alors que faire ? — Imaginez-vous en disciple, au jour de notre épisode : « j’avais prévu de me reposer. Jésus lui-même m’y a invité ; et voilà… » Reste alors à rouspéter, face aux foules qui sont bel et bien là — ou à prendre sur soi (en rouspétant, peut-être de toute façon, d’ailleurs, intérieurement). Deux solutions qui n’en sont pas.

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Cela dit : Jésus fait face et prend soin des foules importunes ; il est le bon berger et a compassion de ces foules qu’il voit comme brebis à l’abandon ; et malgré l’indécence que représente ce repos troublé, il va en prendre soin. Mais lui seul est le bon berger : il n’y a donc pas lieu de « culpabiliser » si l’on est tenté de rouspéter, et même si l’on succombe à la rouspétance ou comme plus tard les disciples, à la tentation du renvoi des foules — ou si à l’inverse on serre les dents pour imiter Jésus. Car ce sont apparemment les deux seules solutions.

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Revenons aux Douze et arrêtons-nous un instant sur l’alternance activité / repos qui est en jeu ici (et qui correspond à l’institution du shabbat — avec les six jours pour travailler, et un jour pour se reposer). Alternance dont la part repos est apparemment « squizée » ici ; — puisque les foules arrivent au lieu désert, au lieu de repos promis avant même les disciples. Avouez qu’il y a de quoi rouspéter ou au moins tomber les bras ! Les Douze reviennent d’une tournée missionnaire sans doute fatigante. Jésus leur propose de se reposer, et voilà des importuns qui veulent leur voler ce repos si mérité…

Au fond, nos repos provisoires et partiels, repos par alternance, sur un rythme temporel — un temps pour se reposer, un shabbat, qui suit un temps pour travailler ; nos repos temporels représentent l’attente du Shabbat définitif, selon une autre alternance, l’alternance Histoire / Royaume. Bref, après la question de la retraite, celle de l’intermittence, qui débouche sur un constat similaire. Où, de façon triviale : les week-ends préfigurent les vacances, qui préfigurent la retraite… Et tous ces « shabbats » préfigurent le Royaume. Le repos dans le temps, le temps de repos, représente quelque chose dont il n’est que l’ombre, il n’est qu’un repos partiel et troublé.

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À ce point, faisons un retour à l’attitude de Jésus pour remarquer que notre texte peut être mis en rapport avec ses propos sur shabbat et guérison. En Jean 5, Jésus vient d’opérer une guérison le jour du shabbat. On le lui reproche ; Jésus répond (v. 17) : « Mon Père travaille jusqu’à présent. Moi aussi, je travaille. » — Le contexte est similaire : juste avant la multiplication des pains, comme dans notre texte.

C’est ainsi, en premier lieu, que notre texte nous permet de prendre au sérieux la problématique des pharisiens concernant les guérisons le jour du shabbat. On a vu que l’on peut comprendre un agacement éventuel des disciples (il y avait des malades dans la foule, qui cherchaient à bénéficier des mêmes privilèges que les autres guéris) ; — l’agacement probable des disciples est du même ordre que celui des pharisiens : Dieu nous a donné droit au repos ; ils peuvent se faire guérir un peu plus tard ! — Jésus répond : « Mon Père travaille jusqu’à présent. Moi aussi, je travaille. » Ici, il a compassion des foules sans berger. Problématique similaire.

Dieu travaille toujours — mais en même temps, il est entré dans son Shabbat : Genèse 2,2 « Le septième jour toute l’œuvre que Dieu avait faite était achevée et il se reposa au septième jour de toute l’œuvre qu’il avait faite. » Les deux idées sont dans la Bible. La notion de Dieu qui travaille, ou ailleurs, en d’autres termes, qui veille, est bien présente. Au-delà des alternances temporelles, il travaille donc, et en même temps, il est entré dans son repos, un vrai repos, celui-là. Jésus fait de même, et nous sommes invités à faire de même. Ce qui renvoie au shabbat en un sens « intérieur » :

L’idée de shabbat intérieur apparaît nettement dans l’Épître aux Hébreux, ch. 4 :

4 […] on a dit du septième jour : Et Dieu se reposa le septième jour de tout son ouvrage,
[… Puis…]
7 il fixe de nouveau un jour, aujourd’hui, disant beaucoup plus tard, […] : Aujourd’hui, si vous entendez sa voix, n’endurcissez pas vos cœurs.
8 De fait, si Josué leur avait assuré le repos [ce qui parle de cette autre une signification du repos, désignant aussi la terre promise comme préfiguration du Royaume], — si Josué leur avait assuré le repos, il ne parlerait pas, après cela, d’un autre jour.
9 Un repos sabbatique reste donc en réserve pour le peuple de Dieu.
10 Car celui qui est entré dans son repos s’est mis, lui aussi, à se reposer de son ouvrage, comme Dieu s’est reposé du sien.
11 Empressons-nous donc d’entrer dans ce repos…

Avant le repos futur promis, et dans lequel on est déjà invité à entrer, cela concerne donc la terre promise aux Hébreux sortant d’Égypte. On a la préfiguration dans l’alternance du temps et la préfiguration dans l’espace : la terre — « un lieu à l’écart ». Or, comme durant le temps de la retraite souvent dite « active », dans la terre promise, on travaille, puisqu’il y a alternance entre travail et Shabbat.

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Dès lors, on perçoit mieux ce qu’il peut en être : l’alternance repos / travail prend aussi une fonction symbolique. Dans le temps, et dans l’espérance du Royaume, se met en place une idée de prise de distance intérieure, où l’on est appelé à entrer ; ce qui revient à entendre aussi, avec Paul (1 Co 7, 29-31) : « le temps est écourté. Désormais, que ceux qui ont une femme soient comme s’ils n’en avaient pas, ceux qui pleurent comme s’ils ne pleuraient pas, ceux qui se réjouissent comme s’ils ne se réjouissaient pas, ceux qui achètent comme s’ils ne possédaient pas, ceux qui tirent profit de ce monde comme s’ils n’en profitaient pas vraiment. Car la figure de ce monde passe. »

Le retrait temporel, le jour du repos, les temps de retraite, ou les lieux à l’écart, désignent aussi un nécessaire retrait intérieur sans lequel le retrait temporel risque d’être tout sauf un repos. On connaît tous les agités du dimanche, qui font tout sauf se reposer, et qui, du coup, deviennent de plus en plus indisponibles. Et pourtant, le dimanche a bien eu lieu !

Alors cet autre terme pour ce retrait intérieur : distance, prise de distance, prend tout son sens. La compassion dont fait preuve ici Jésus devient ainsi fonction d’une prise de distance par rapport à soi ; une compassion qui dès lors n’a rien d’une obligation, fruit d’une angoisse ou d’un sentiment de culpabilité… Une « compassion » ainsi mal vécue n’étant jamais exempte, en outre, de quelque ressentiment ou rouspétance intérieure.

Prise de distance par rapport à soi qui ne signifie pas dédain de soi, mais retrait intérieur, retrait de soi ; soi caché en Dieu. « Votre vie est cachée avec Christ, en Dieu », écrit Paul. Concevoir cela est le vrai repos, le lieu désert à l’écart est celui-là ; un lieu inaccessible.

Notons que savoir que là est le repos ne disqualifie pas les rythmes, les alternances de repos et d’activité, mais au contraire les qualifie, leur donne une certaine et réelle qualité. L’institution d’un jour de repos est un don de Dieu à Israël, transmis via l’Église à l’Empire romain et au monde. Un abattement des idoles, qui vaut jusqu’à nos jours, quand une société qui sacrifie à l’idole consumériste renoue avec la culpabilisation païenne du droit au repos…

A fortiori nos temps de repos sont-ils qualifiés par leur dimension intérieure, devenant découverte des lieux de retrait, des possibilités de paix intérieure — un temps de grâce — ; alors les accidents comme celui qu’ont rencontré là Jésus et ses disciples, s’ils demeurent gênants, deviennent cependant surmontables. La prise de distance dans le temps, par des temps de repos, qualifiée par le développement de la prise de distance intérieure, ouvre à la disponibilité.

Le Royaume de Dieu est au milieu de vous, dit encore Jésus. À savoir, ce repos espéré qu’est le Royaume, cette promesse d’un shabbat définitif, peut être saisi dans notre aujourd’hui : « c’est aujourd’hui le jour du repos », dit l’Épître aux Hébreux au passage que l’on a cité. Le Royaume nous a rejoints au cœur de notre intimité. Quand les temps alternés nous apprennent que le repos est au fond intérieur, la présence et la disponibilité sont l’autre face, selon laquelle « Dieu travaille jusqu’à présent », comme le dit Jésus. En fait, celui qui se repose en Dieu, témoigne en même temps, en se reposant, en quelque sorte, de sa présence : « En vain vous levez-vous matin, vous couchez-vous tard, et mangez-vous le pain d’affliction, dit le Psaume (127, 2) ; il en donne autant à son bien-aimé pendant qu‘il dort » ! Ce qui ne veut sans doute pas dire qu’il ne faut rien faire, mais qu’il faut savoir qu’il est un lieu de refuge intérieur dont la fréquentation n’est pas facultative.

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Le repos est nécessaire et demande des temps, et des lieux, réservés. Mais il n’est jamais complet, sans trouble et définitif dans notre temps. Jésus est maître du repos, qu'il source en Dieu ; source de compassion et d’action à la fois. Le cœur des temps de repos est caché en Dieu : le repos est au fond hors du temps, qui est lieu de l’action. Il est prise de distance de soi en Dieu.

« Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous donnerai du repos. » (Mt 11, 28)


R.P. Poitiers, 19.07.15


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