dimanche 23 février 2020

"Aimez vos ennemis" !…




Lévitique 19, 1-2 & 17-18 ; Psaume 103 ; 1 Corinthiens 3, 16-23 ; Matthieu 5, 38-48

Matthieu 5, 38-48
38 Vous avez entendu qu'il a été dit : Œil pour œil, et dent pour dent.
39 Mais moi, je vous dis de ne pas vous opposer au mauvais. Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l'autre.
40 Si quelqu'un veut te faire un procès pour te prendre ta tunique, laisse-lui aussi ton vêtement.
41 Si quelqu'un te réquisitionne pour faire un mille, fais-en deux avec lui.
42 Donne à celui qui te demande, et ne te détourne pas de celui qui veut t'emprunter quelque chose.
43 Vous avez entendu qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu détesteras ton ennemi.
44 Mais moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent.
45 Alors vous serez fils de votre Père qui est dans les cieux, car il fait lever son soleil sur les mauvais et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes.
46 En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les collecteurs des taxes eux-mêmes n'en font-ils pas autant ?
47 Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Les nations mêmes n'en font-elles pas autant ?
48 Vous serez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait.

*

« Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. » Au jour où Jésus prononce ces paroles, les Romains qui ont colonisé le pays, y ont tous les droits. Il semble normal de plutôt les haïr, de vouloir se venger de toutes les exactions dont ils sont les auteurs.

Rappelons quelques aspects de l'oppression romaine, que sous-entend notre texte. Par exemple, les Romains occupants pouvaient réquisitionner les populations pour telle ou telle tâche (ainsi les « mille pas » en question au v. 41). Pratique courante de la réquisition en temps de domination.

Les humiliations n'étaient pas rares, face auxquelles les dominés étaient impuissants (« si l’on te gifle »…) ; humiliations et spoliations, face auxquelles on n'avait de recours que devant l'ennemi lui-même, avec ses tribunaux, structurellement injustes pour les opprimés ! Et ça ne vaut pas que pour le cas de l’oppression romaine. Le monde n'a pas cessé d'être, pour les plus humbles, structurellement injuste. Le jour où est réalisée la parole de la justice, de l'équité annoncée par Paul — « ni juif, ni grec ; ni esclave ni libre ; ni homme et femme » (Ga 3, 28), dans un monde de domination masculine — ce jour n'est pas venu ! Et dans un monde injuste, il risque fort d'être mal venu de se plaindre d'être spolié devant une justice aux mains de l'ennemi, qui n'a aucune raison d'être impartiale. Paul ne dira pas autre chose en mettant en garde contre ce qu'il appelle les plaidoiries devant les païens (1 Co 5).

Or, le commandement biblique « œil pour œil, dent pour dent » concerne la juste rétribution requise, il concerne l'équité dont doit faire preuve un juge honnête. Il ne s'agit évidemment pas dans le « œil pour œil, dent pour dent » biblique de vendetta, même restreinte ! Mais de justice rétributive où la tradition juive a appris à lire une ouverture vers ce qui finira par mettre en question jusqu'à la peine de mort : un tribunal qui mettrait en œuvre une peine de mort tous les 70 ans serait criminel, dit le Talmud. « Œil pour œil, dent pour dent » ne concerne donc, a fortiori, pas la vengeance personnelle. Mais une juste justice.

Or, on est en un temps où la justice est forcément suspecte, parce que dominée par un ennemi considérablement plus puissant. La sagesse consiste alors au minimum à faire le gros dos ; et pour les plus sages, qui ne veulent pas ajouter l'amertume à leur domination, à se confier en Dieu, seul juste juge, plutôt que de cultiver le ressentiment.

Mieux : vivre déjà le Royaume, en anticipation. Le Royaume : il s'agit de ces jours où il n'y a plus d'ennemis, mais des prochains — plus « ni juif, ni grec ; ni esclave ni libre ; ni homme et femme ». Savoir déjà découvrir dans les mesquineries des oppresseurs des signes de leur immense faiblesse, des signes de leur insécurité chronique, de leur besoin de réconfort ! Savoir par là les désarmer par une force intérieure (qui n’exclut pas la possibilité de fuir — cf. Mt 24, 16), force qu'ils ne soupçonnent même pas, mais qui fini toujours par se concrétiser : c'est de la sorte que le Royaume espéré commence à se déployer, que les choses commencent à changer.

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C'est ainsi que Jésus invite à redécouvrir le sens des préceptes de la Torah. Des préceptes qui ainsi redécouverts, sont la Loi du Royaume, qu'il s'agit de vivre dès à présent !

Fait écho à Jésus la parole de l'Apôtre Paul citant le livre des Proverbes : « ne vous vengez pas vous-mêmes, mais laissez agir la colère ». La victoire qui s'annonce, victoire sur tous les oppresseurs, n'est pas le fruit du sentiment et du désir de vengeance. Elle est le produit de la promesse de Dieu, Dieu juste à qui il s'agit de remettre l'exercice de la vengeance. Il s'agit de se décharger sur lui de tout ressentiment qui ne pourrait que nous ronger.

Quant à la réalisation de la promesse, elle advient par la mise en pratique, dès aujourd'hui, de la Loi du Royaume.

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C'est là le commandement du Lévitique, « tu aimeras ton prochain comme toi-même », plus précisément, et littéralement : « pour ton prochain comme toi-même » — c'est-à-dire « tu voudras pour lui ce que tu voudrais pour toi », ce commandement semblable, comme dit Jésus, à celui du Deutéronome « tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ta vie, de toute ton intelligence, et tous tes moyens ». Rappelons à nouveau que le commandement d'amour du prochain n'a pas été créé de toute pièce au temps de l'Incarnation de Jésus et du Nouveau Testament. Il se trouve dans le Lévitique.

Reste une question — par laquelle s'explique la lecture que fait ici Jésus de ce commandement central. Elle concerne la notion de prochain. Il se trouve que selon une lecture réduite de la Torah à laquelle Jésus fait allusion, le terme prochain peut désigner en premier lieu celui avec qui je vis, qui partage la même religion, la même appartenance communautaire que moi : cf. Lv 25, 14 — semblant ainsi exclure de la fraternité biblique l'essentiel des êtres humains.

C'est de cette façon de comprendre que l'on peut en venir facilement à conclure du commandement « tu aimeras ton prochain comme toi-même » (littéralement, donc, « pour ton prochain comme toi-même ») — que l'on pouvait ne pas y inclure celui qu'à tort ou à raison on considérait comme son ennemi (d'où la fameuse idée courante — Mt 5, 43 : « tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi »).

Or, voilà que Jésus enseigne d’inclure sous la notion de prochain dans la fraternité, l'ennemi lui-même. Ce qui est lire au plus près Lévitique 19, 17-18 et en tirer les conséquences. Lv 19, 17-18 donne trois mots pour prochain : frère au sens biologique (v. 17), compatriote (v. 18 a), puis (v. 18 b), prochain en un sens que Jésus développera en Luc 10 dans la parabole du bon Samaritain : mon prochain est celui dont je fais mon prochain, quel qu'il soit.

Il ne s'agit donc pas d'aimer seulement ceux qui nous aiment comme cela se fait dans toutes les nations !

Ce faisant, Jésus n’est pas en train d’innover par rapport à la Torah, mais d’inviter à y lire ce qu’elle dit. Le Lévitique, quelques versets après « tu aimeras ton prochain », a élargi cette notion que nos peurs voudraient rétrécir : « tu aimeras l'immigrant comme toi-même » / pour l'immigrant comme pour toi-même (Lv 19, v. 34). Il n'innove pas, mais revient aux sources d'une Loi qu’on a pris l'habitude d'interpréter de façon accommodante, comme ça arrange.

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Alors il apparaît au fond que c'est annoncer une parole vide que de ne pas faire ici comme Jésus enseigne. Car toute parole qui ne s'accompagne pas d'actes est douteuse : « n'aimons pas en paroles en avec la langue, mais en action et en vérité » dit Jean (1 Jean 3, 18).

C'est ce qui fait que la Parole de Dieu est vérité : elle est devenue chair, habitant parmi nous, pleine de grâce et de vérité. « Ma Parole ne retourne pas à moi sans effet », ayant « fait lever son soleil sur les mauvais et sur les bons, fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. »

C'est élever à la dignité de frère du Christ que d'imiter Dieu en imitant le Christ se faisant le frère et le prochain du blessé du bord du chemin — blessé jusqu’en son sens oblitéré de la justice, comme le Romain oppresseur, qui se croit témoin de l’ordre et de la paix : « Pax romana », clame-t-il en pratiquant l’injustice, en blessé de la justice.

Au-delà des paroles, il n'est que les soins attentionnés du Christ pour le ramener lui aussi à la vérité qui sort de Jérusalem, Cité de Dieu.

Hors cela, il n'est de comportement que celui des païens, ces ennemis romains, dont on ne fait alors qu'adopter les mœurs, montrant dès lors qu'on ne fait pas mieux qu'eux, ne faisant qu'ajouter à leur comportement un orgueil qui s'ignore. C’est là comportement de péagers, collecteurs d'impôts pour les Romains, c'est-à-dire, de collaborateurs, d'alliés des Romains. « Les péagers, collecteurs d'impôts, ne font-il pas de même ? »

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Il ne reste donc qu'une possibilité. « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait », dit Jésus, évoquant le Lévitique (ch. 19, v. 2) : « vous serez saints car je suis saint, dit le Seigneur ». La « perfection » en question ne consiste pas en un état tel qu'il nous arracherait à notre humanité et à ses faiblesses, mais en une visée sérieusement poursuivie, qui se traduit en comportement accompli, — mature, pourrait-on dire selon un sens qui rend le sens de ce mot, « parfaits » : l'imitation, dans le cadre de nos limitations, de Dieu faisant pleuvoir, ou se lever le soleil, sur tous, sans conditions.

Un comportement mature, à la différence d'un comportement infantile, n'attend pas de récompense ou de reconnaissance préalable. Un comportement qui est le fruit de la liberté. Soyez-donc accomplis devant Dieu, emplis de son être de bonté, comme son comportement est débordement de lui-même.


RP, Poitiers, 23/02/20


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