Amos 6:1-7 ; Psaume 146 ; 1 Timothée 6:11-16
Luc 16, 19-31
La parabole de l'intendant infidèle précède ce texte, avec un verset charnière, qui apparemment n’a rien avoir ni avec l’intendant, ni avec Lazare et le riche : v. 18, « quiconque répudie sa femme et en épouse une autre commet l'adultère, et celui qui épouse une femme répudiée par son mari commet l'adultère. »
Voilà qui semble s’interposer dans le déroulement du texte comme un cheveu tomberait sur la soupe !
Cheveu sur la soupe, à moins que ce ne soit précisément une parole clef. La trahison qu'est l'adultère comme parallèle avec la trahison qu'est servir Dieu et Mammon à la fois, concernant et la parabole de l’intendant infidèle, et notre texte sur Lazare et le riche.
Car c'est de cela qu'il s'agit au départ. On en trouve un parallèle dans l'Épître de Jacques (ch.4, v.4) : « Adultères ! Ne savez-vous pas que l'amour du monde est inimitié contre Dieu ? Celui donc qui veut être ami du monde se rend ennemi de Dieu. »
Ce serait donc bien de notre question qu'il s'agirait : écoutons le contexte — Jacques écrit (v.1-5) : « D'où viennent les luttes, et d'où viennent les querelles parmi vous, sinon de vos passions, qui guerroient dans vos membres ? Vous convoitez et vous ne possédez pas ; vous êtes meurtriers et envieux, sans (rien) pouvoir obtenir ; vous avez des querelles et des luttes, et vous ne possédez pas, parce que vous ne demandez pas. Vous demandez et vous ne recevez pas, parce que vous demandez mal, afin de (tout) dépenser pour vos passions. Adultères ! Ne savez-vous pas que l'amour du monde est inimitié contre Dieu ? Celui donc qui veut être ami du monde se rend ennemi de Dieu. Croyez-vous que l'Écriture dise en vain: Dieu aime jusqu'à la jalousie l'Esprit qu'il a fait habiter en vous ? »
Alors notre parabole devient bien un clou enfoncé : il est effectivement impossible d'aimer Dieu et les biens — Mammon — ; il y a effectivement un abîme infranchissable et éternellement infranchissable. Cet abîme qu’est l’enfer dans lequel sont Lazare et les miséreux de notre monde.
Mais, me direz-vous à juste titre, « je ne trouve pas de Lazare devant la porte d’entrée de ma salle de banquet quotidien, que je sache ! Banquet d’ailleurs modeste, tout de même… » Certes… Quoique…
Je ne vous apprends rien en disant que la télévision, ou la radio, diffusent les principales éditions de leurs journaux aux heures des repas. C’est-à-dire que pour nombre d’entre nous, les repas s’agrémentent souvent d’informations et d’images sur ce qui se passe dans le monde.
Ainsi s’il vous arrive ces temps-ci de manger en écoutant le journal télévisé, vous prenez votre soupe — sur laquelle il n’y a pas de cheveu — assaisonnée de déclarations sur les Roms, ou de réflexions sur l’âge de la retraite, puis juste avant le plat principal, vous vous désaltérez d’une rasade d’attentats au Moyen Orient, assaisonnée de crise des otages du Niger, fait de fanatiques qui semblent ne rien revendiquer ! Vous pourrez plus tard goûter votre fromage, par exemple sur une tranche de meurtres passionnés accomplis par un amoureux éconduit. Et si l’occasion s’y prête vous pourrez accompagner votre dessert d’un reportage sur les grandes randonnées et leur vertu thérapeutique, ou sur les petits poissons nettoyeurs de pieds actuellement à la mode.
Mais avant fromage et dessert vous aurez eu votre plat de résistance, une bonne daube ruisselante dans sa sauce à point, ses belles olives noires, ses carottes et son laurier — daube dont je concède qu’elle n’a rien d’un des banquets à la romaine décrits dans l’évangile… Mais tout de même… Voilà quoiqu’il en soit notre daube,… assortie comme il se doit d’un reportage sur la famine au Niger, puisque les otages du groupe Aréva nous y ont conduits.
Étant au Niger, voilà donc pour finir qu’apparaissent à l’écran des enfants faméliques au ventre gonflé par la dénutrition, agrippés au sein vide de leur mère squelettique, avec leurs yeux immenses semblant vous supplier, ces yeux au bord desquels s’aventurent quelques mouches en quête d’un reste d’humidité.
Si, malgré la fréquence de telles images, vous êtes encore de ceux qui s’émeuvent, vos yeux s’humectent alors, tout au plus, et tandis qu’apparaît le visage tour à tour grave ou souriant, du journaliste qui vous annonce le sujet suivant, vous finissez votre daube, qui n’en est pas moins succulente, et vous vous désaltérez d’un grand verre d’eau, ou d’un petit verre de vin de pays.
Le riche de notre parabole voit Lazare au pas de sa porte lorsqu’il a fini son repas et qu’il sort vaquer à ses occupations. Nous, sortant de nos maisons, voyons rarement, de nos jours, de mendiants réduits à un état tel que celui de Lazare… Quoique. Mais, vous l’avez compris, nous contemplons de toute façon aujourd’hui les miséreux carrément durant notre repas…
Mais alors, est-ce un appel à nous sentir coupables ? Allons un peu plus loin avant d’en rester à cette conclusion décourageante.
Quant au riche de notre parabole, c'est la loi d'éternité qu’il semble ignorer face à Lazare, la loi de la Résurrection et du miracle. Contre les aveuglements, les égoïsmes ou les manques de foi, la loi de la Résurrection ouvre des perspectives extraordinaires, des perspectives qu’ignore le riche de notre parabole.
Car quel est l'aveuglement du riche sur la misère de Lazare sinon celui d'un présent finalement clos sur lui-même depuis lequel il pense qu'il faut bien vivre — chacun pour soi — un présent clos dans lequel il ne peut que craindre qu'on ne puisse prendre en charge la misère du monde ?
« Franchement, si je me mets à m'occuper de tous les Lazare, je n'en ai pas pour longtemps à voir diminuer mon niveau de vie, puis à m'appauvrir moi-même. Ce n'est peut-être même pas bon pour Lazare : après tout, quand les gros sont maigres, les maigres sont morts. » On pourrait multiplier ainsi les paroles de sagesse qui ignorent la loi du miracle et de la Résurrection.
L'autre réalité, la vraie, celle que le riche ne voit pas face à ce présent incontournable, c'est celle de la Résurrection et du miracle. Il le comprend si bien — mais trop tard — qu'il demande que soit envoyé aux siens Lazare ressuscité, un Lazare transfiguré, resplendissant de la joie que Dieu lui-même lui accorde, — puisque lui, son frère plus riche, n'a pas voulu s'acquitter de cette responsabilité du partage que Dieu lui a octroyée avec sa richesse, responsabilité à l'égard du Lazare pauvre.
Rendez-vous compte de l’ironie. Il demande lui-même que soit envoyé Lazare qui antan ne pouvait même pas obtenir de visa pour venir chez lui. Prophétie sur les lendemains d’un monde vieillissant ?
Que Dieu le ressuscite à présent, et l'envoie aux siens, pour que ceux-ci voient enfin le vrai visage, glorieux, de ce Lazare défiguré par leur indifférence ! Mais les siens qui, comme lui, ne voient pas qui est Lazare quand il se présente comme le Christ s'est présenté à nous, dans l'humilité — ne sont-ils pas irrémédiablement aveugles à la réalité éternelle du jour nouveau ? — pourront-ils reconnaître la main de Dieu, et le Lazare ressuscité ? « Ils ont déjà Moïse et les prophètes » : que n'entendent-ils pas ? Être attentif : à la Loi et aux prophètes et aux autres. Or qu'est-ce qu'ils n'entendent pas ? Qu'est-ce qu'ils ne voient pas ? La même chose que leur frère, le riche de la parabole : ils ne voient pas, ou ne veulent pas voir, le misérable qui de toute façon est tout proche d'eux, et en la figure duquel le Christ se cache (« ce que vous n'avez pas fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous ne l'avez pas fait » — Mt 25).
Ce Lazare tout proche, à leur porte, pour le riche et sa famille, ou, en tout cas, pas loin ; par exemple, dans la salle à manger sur l'écran de télévision. Mais que voulez-vous : les temps sont difficiles, il faut bien vivre. Alors chacun pour soi. Et que Dieu — ne le prions-nous pas pour cela ? — que Dieu veuille bien pourvoir aux besoins du Lazare malade et affamé qui se traîne à la porte de notre maison, de notre ville ou de notre télévision.
Quant à nous, serons-nous de ceux qui voient dans la misère de leur frère l'occasion de contribuer à ouvrir à tous, à commencer par nous-mêmes, les portes du paradis ? Ou y verrons-nous l'occasion de voir Dieu chercher de meilleurs intendants que nous pour la gestion des biens et des talents qu'il nous a confiés, ou à dispenser directement lui-même, auprès de lui, le paradis que nous avons refusé ici-bas au Lazare qu'il nous avait confié ? Et du coup, à nous-même et à nos cinq frères… Le paradis a un goût de partage…
Vous connaissez la fable réputée chinoise sur les longues cuillères et la différence entre l’enfer et le paradis… Des convives rangés en cercle chacun doté d'une cuillère pour la ramener à sa bouche, rendant inutile la nourriture disposée au milieu du cercle — et c'est l'enfer. Cuillères inutiles à moins que chacun n'utilise la sienne pour nourrir la personne d'en face, offrant ainsi des ouvertures vers le paradis.
Bref, il s'agit de connaître son manque : c'est justement ce qui manque au riche, connaître son manque, ouvrant sur la résurrection. Un Lazare devient alors pour lui un témoin propre à lui dire son manque. Un pauvre manque de tout : et c’est ce qui le rend disponible à la nouveauté ; et l’ouvre donc à la nouveauté de la grâce qui seule donne un nom. On reçoit son nom, on ne se le donne pas soi-même. « Lazare », un nom, qui signifie « Dieu aide » justement ; « le riche », un état, sans nom.
Alors pas question de culpabiliser qui que ce soit pour des phénomènes économiques mondiaux auxquels nous ne pouvons rien ou presque (le « presque » ne doit toutefois pas être négligé) ; pas question donc, quoiqu’il en soit, d’entrer dans un complexe de culpabilité qui ne nourrit personne. Certes il est toujours possible d’effectuer les petits pas à notre portée propres à corriger un minimum l’horrible réalité.
Mais là aussi, il nous faut recevoir la promesse de la grâce d’un Dieu qui nous accueille comme nous sommes, des êtres de manque. À moins que nous ne manquions de manque. Simplement, il nous appartient de découvrir que les apparences sont trompeuses et qu’il y a bel et bien deux mondes, scindés par un abîme et que le côté « bonheur » n’est pas forcément celui qu’il semble…
Luc 16, 19-31
19 "Il y avait un homme riche qui s’habillait de pourpre et de linge fin et qui faisait chaque jour de brillants festins.
20 Un pauvre du nom de Lazare gisait couvert d’ulcères au porche de sa demeure.
21 Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche ; mais c’étaient plutôt les chiens qui venaient lécher ses ulcères.
22 "Or le pauvre mourut et fut emporté par les anges au côté d’Abraham ; le riche mourut aussi et fut enterré.
23 Au séjour des morts, comme il était à la torture, il leva les yeux et vit de loin Abraham avec Lazare à ses côtés.
24 Alors il s’écria: Abraham, mon père, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l’eau pour me rafraîchir la langue, car je souffre le supplice dans ces flammes.
25 Abraham lui dit : Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu ton bonheur durant ta vie, comme Lazare le malheur ; et maintenant il trouve ici la consolation, et toi la souffrance.
26 De plus, entre vous et nous, il a été disposé un grand abîme pour que ceux qui voudraient passer d’ici vers vous ne le puissent pas et que, de là non plus, on ne traverse pas vers nous.
27 "Le riche dit : Je te prie alors, père, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père,
28 car j’ai cinq frères. Qu’il les avertisse pour qu’ils ne viennent pas, eux aussi, dans ce lieu de torture.
29 Abraham lui dit : Ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent.
30 L’autre reprit : Non, Abraham, mon père, mais si quelqu’un vient à eux de chez les morts, ils se convertiront.
31 Abraham lui dit : S’ils n’écoutent pas Moïse, ni les prophètes, même si quelqu’un ressuscite des morts, ils ne seront pas convaincus.
*
La parabole de l'intendant infidèle précède ce texte, avec un verset charnière, qui apparemment n’a rien avoir ni avec l’intendant, ni avec Lazare et le riche : v. 18, « quiconque répudie sa femme et en épouse une autre commet l'adultère, et celui qui épouse une femme répudiée par son mari commet l'adultère. »
Voilà qui semble s’interposer dans le déroulement du texte comme un cheveu tomberait sur la soupe !
Cheveu sur la soupe, à moins que ce ne soit précisément une parole clef. La trahison qu'est l'adultère comme parallèle avec la trahison qu'est servir Dieu et Mammon à la fois, concernant et la parabole de l’intendant infidèle, et notre texte sur Lazare et le riche.
Car c'est de cela qu'il s'agit au départ. On en trouve un parallèle dans l'Épître de Jacques (ch.4, v.4) : « Adultères ! Ne savez-vous pas que l'amour du monde est inimitié contre Dieu ? Celui donc qui veut être ami du monde se rend ennemi de Dieu. »
Ce serait donc bien de notre question qu'il s'agirait : écoutons le contexte — Jacques écrit (v.1-5) : « D'où viennent les luttes, et d'où viennent les querelles parmi vous, sinon de vos passions, qui guerroient dans vos membres ? Vous convoitez et vous ne possédez pas ; vous êtes meurtriers et envieux, sans (rien) pouvoir obtenir ; vous avez des querelles et des luttes, et vous ne possédez pas, parce que vous ne demandez pas. Vous demandez et vous ne recevez pas, parce que vous demandez mal, afin de (tout) dépenser pour vos passions. Adultères ! Ne savez-vous pas que l'amour du monde est inimitié contre Dieu ? Celui donc qui veut être ami du monde se rend ennemi de Dieu. Croyez-vous que l'Écriture dise en vain: Dieu aime jusqu'à la jalousie l'Esprit qu'il a fait habiter en vous ? »
Alors notre parabole devient bien un clou enfoncé : il est effectivement impossible d'aimer Dieu et les biens — Mammon — ; il y a effectivement un abîme infranchissable et éternellement infranchissable. Cet abîme qu’est l’enfer dans lequel sont Lazare et les miséreux de notre monde.
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Mais, me direz-vous à juste titre, « je ne trouve pas de Lazare devant la porte d’entrée de ma salle de banquet quotidien, que je sache ! Banquet d’ailleurs modeste, tout de même… » Certes… Quoique…
Je ne vous apprends rien en disant que la télévision, ou la radio, diffusent les principales éditions de leurs journaux aux heures des repas. C’est-à-dire que pour nombre d’entre nous, les repas s’agrémentent souvent d’informations et d’images sur ce qui se passe dans le monde.
Ainsi s’il vous arrive ces temps-ci de manger en écoutant le journal télévisé, vous prenez votre soupe — sur laquelle il n’y a pas de cheveu — assaisonnée de déclarations sur les Roms, ou de réflexions sur l’âge de la retraite, puis juste avant le plat principal, vous vous désaltérez d’une rasade d’attentats au Moyen Orient, assaisonnée de crise des otages du Niger, fait de fanatiques qui semblent ne rien revendiquer ! Vous pourrez plus tard goûter votre fromage, par exemple sur une tranche de meurtres passionnés accomplis par un amoureux éconduit. Et si l’occasion s’y prête vous pourrez accompagner votre dessert d’un reportage sur les grandes randonnées et leur vertu thérapeutique, ou sur les petits poissons nettoyeurs de pieds actuellement à la mode.
Mais avant fromage et dessert vous aurez eu votre plat de résistance, une bonne daube ruisselante dans sa sauce à point, ses belles olives noires, ses carottes et son laurier — daube dont je concède qu’elle n’a rien d’un des banquets à la romaine décrits dans l’évangile… Mais tout de même… Voilà quoiqu’il en soit notre daube,… assortie comme il se doit d’un reportage sur la famine au Niger, puisque les otages du groupe Aréva nous y ont conduits.
Étant au Niger, voilà donc pour finir qu’apparaissent à l’écran des enfants faméliques au ventre gonflé par la dénutrition, agrippés au sein vide de leur mère squelettique, avec leurs yeux immenses semblant vous supplier, ces yeux au bord desquels s’aventurent quelques mouches en quête d’un reste d’humidité.
Si, malgré la fréquence de telles images, vous êtes encore de ceux qui s’émeuvent, vos yeux s’humectent alors, tout au plus, et tandis qu’apparaît le visage tour à tour grave ou souriant, du journaliste qui vous annonce le sujet suivant, vous finissez votre daube, qui n’en est pas moins succulente, et vous vous désaltérez d’un grand verre d’eau, ou d’un petit verre de vin de pays.
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Le riche de notre parabole voit Lazare au pas de sa porte lorsqu’il a fini son repas et qu’il sort vaquer à ses occupations. Nous, sortant de nos maisons, voyons rarement, de nos jours, de mendiants réduits à un état tel que celui de Lazare… Quoique. Mais, vous l’avez compris, nous contemplons de toute façon aujourd’hui les miséreux carrément durant notre repas…
Mais alors, est-ce un appel à nous sentir coupables ? Allons un peu plus loin avant d’en rester à cette conclusion décourageante.
*
Quant au riche de notre parabole, c'est la loi d'éternité qu’il semble ignorer face à Lazare, la loi de la Résurrection et du miracle. Contre les aveuglements, les égoïsmes ou les manques de foi, la loi de la Résurrection ouvre des perspectives extraordinaires, des perspectives qu’ignore le riche de notre parabole.
Car quel est l'aveuglement du riche sur la misère de Lazare sinon celui d'un présent finalement clos sur lui-même depuis lequel il pense qu'il faut bien vivre — chacun pour soi — un présent clos dans lequel il ne peut que craindre qu'on ne puisse prendre en charge la misère du monde ?
« Franchement, si je me mets à m'occuper de tous les Lazare, je n'en ai pas pour longtemps à voir diminuer mon niveau de vie, puis à m'appauvrir moi-même. Ce n'est peut-être même pas bon pour Lazare : après tout, quand les gros sont maigres, les maigres sont morts. » On pourrait multiplier ainsi les paroles de sagesse qui ignorent la loi du miracle et de la Résurrection.
*
L'autre réalité, la vraie, celle que le riche ne voit pas face à ce présent incontournable, c'est celle de la Résurrection et du miracle. Il le comprend si bien — mais trop tard — qu'il demande que soit envoyé aux siens Lazare ressuscité, un Lazare transfiguré, resplendissant de la joie que Dieu lui-même lui accorde, — puisque lui, son frère plus riche, n'a pas voulu s'acquitter de cette responsabilité du partage que Dieu lui a octroyée avec sa richesse, responsabilité à l'égard du Lazare pauvre.
Rendez-vous compte de l’ironie. Il demande lui-même que soit envoyé Lazare qui antan ne pouvait même pas obtenir de visa pour venir chez lui. Prophétie sur les lendemains d’un monde vieillissant ?
Que Dieu le ressuscite à présent, et l'envoie aux siens, pour que ceux-ci voient enfin le vrai visage, glorieux, de ce Lazare défiguré par leur indifférence ! Mais les siens qui, comme lui, ne voient pas qui est Lazare quand il se présente comme le Christ s'est présenté à nous, dans l'humilité — ne sont-ils pas irrémédiablement aveugles à la réalité éternelle du jour nouveau ? — pourront-ils reconnaître la main de Dieu, et le Lazare ressuscité ? « Ils ont déjà Moïse et les prophètes » : que n'entendent-ils pas ? Être attentif : à la Loi et aux prophètes et aux autres. Or qu'est-ce qu'ils n'entendent pas ? Qu'est-ce qu'ils ne voient pas ? La même chose que leur frère, le riche de la parabole : ils ne voient pas, ou ne veulent pas voir, le misérable qui de toute façon est tout proche d'eux, et en la figure duquel le Christ se cache (« ce que vous n'avez pas fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous ne l'avez pas fait » — Mt 25).
Ce Lazare tout proche, à leur porte, pour le riche et sa famille, ou, en tout cas, pas loin ; par exemple, dans la salle à manger sur l'écran de télévision. Mais que voulez-vous : les temps sont difficiles, il faut bien vivre. Alors chacun pour soi. Et que Dieu — ne le prions-nous pas pour cela ? — que Dieu veuille bien pourvoir aux besoins du Lazare malade et affamé qui se traîne à la porte de notre maison, de notre ville ou de notre télévision.
*
Quant à nous, serons-nous de ceux qui voient dans la misère de leur frère l'occasion de contribuer à ouvrir à tous, à commencer par nous-mêmes, les portes du paradis ? Ou y verrons-nous l'occasion de voir Dieu chercher de meilleurs intendants que nous pour la gestion des biens et des talents qu'il nous a confiés, ou à dispenser directement lui-même, auprès de lui, le paradis que nous avons refusé ici-bas au Lazare qu'il nous avait confié ? Et du coup, à nous-même et à nos cinq frères… Le paradis a un goût de partage…
Vous connaissez la fable réputée chinoise sur les longues cuillères et la différence entre l’enfer et le paradis… Des convives rangés en cercle chacun doté d'une cuillère pour la ramener à sa bouche, rendant inutile la nourriture disposée au milieu du cercle — et c'est l'enfer. Cuillères inutiles à moins que chacun n'utilise la sienne pour nourrir la personne d'en face, offrant ainsi des ouvertures vers le paradis.
Bref, il s'agit de connaître son manque : c'est justement ce qui manque au riche, connaître son manque, ouvrant sur la résurrection. Un Lazare devient alors pour lui un témoin propre à lui dire son manque. Un pauvre manque de tout : et c’est ce qui le rend disponible à la nouveauté ; et l’ouvre donc à la nouveauté de la grâce qui seule donne un nom. On reçoit son nom, on ne se le donne pas soi-même. « Lazare », un nom, qui signifie « Dieu aide » justement ; « le riche », un état, sans nom.
Alors pas question de culpabiliser qui que ce soit pour des phénomènes économiques mondiaux auxquels nous ne pouvons rien ou presque (le « presque » ne doit toutefois pas être négligé) ; pas question donc, quoiqu’il en soit, d’entrer dans un complexe de culpabilité qui ne nourrit personne. Certes il est toujours possible d’effectuer les petits pas à notre portée propres à corriger un minimum l’horrible réalité.
Mais là aussi, il nous faut recevoir la promesse de la grâce d’un Dieu qui nous accueille comme nous sommes, des êtres de manque. À moins que nous ne manquions de manque. Simplement, il nous appartient de découvrir que les apparences sont trompeuses et qu’il y a bel et bien deux mondes, scindés par un abîme et que le côté « bonheur » n’est pas forcément celui qu’il semble…
R.P.,
Vence, 26.09.10
Vence, 26.09.10