Psaume 90 ; Proverbes 8, 32-36
Philémon 9b-17
9 […] Moi Paul, qui suis un vieillard, moi qui suis maintenant prisonnier de Jésus Christ,
10 je te prie pour mon enfant, celui que j'ai engendré en prison, Onésime,
11 qui jadis t'a été inutile et qui, maintenant, nous est utile, à toi comme à moi.
12 Je te le renvoie, lui qui est comme mon propre cœur.
13 Je l'aurais volontiers gardé près de moi, afin qu'il me serve à ta place dans la prison où je suis à cause de l'Évangile ;
14 mais je n'ai rien voulu faire sans ton accord, afin que ce bienfait n'ait pas l'air forcé, mais qu'il vienne de ton bon gré.
15 Peut-être Onésime n'a-t-il été séparé de toi pour un temps qu'afin de t'être rendu pour l'éternité,
16 non plus comme un esclave mais comme bien mieux qu'un esclave : un frère bien-aimé. Il l'est tellement pour moi, combien plus le sera-t-il pour toi, et en tant qu'homme et en tant que chrétien.
17 Si donc tu me tiens pour ton frère en la foi, reçois-le comme si c'était moi.
Luc 14, 25-33
25 De grandes foules faisaient route avec Jésus ; il se retourna et leur dit :
26 "Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple.
27 Celui qui ne porte pas sa croix et ne marche pas à ma suite ne peut pas être mon disciple.
28 "En effet, lequel d'entre vous, quand il veut bâtir une tour, ne commence par s'asseoir pour calculer la dépense et juger s'il a de quoi aller jusqu'au bout ?
29 Autrement, s'il pose les fondations sans pouvoir terminer, tous ceux qui le verront se mettront à se moquer de lui
30 et diront : Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n'a pas pu terminer !
31 "Ou quel roi, quand il part faire la guerre à un autre roi, ne commence par s'asseoir pour considérer s'il est capable, avec dix mille hommes, d'affronter celui qui marche contre lui avec vingt mille ?
32 Sinon, pendant que l'autre est encore loin, il envoie une ambassade et demande à faire la paix.
33 "De la même façon, quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple.
*
Partons donc d’Onésime, esclave de Philémon auquel Paul écrit, lui demandant de l’affranchir.
Les Romains considèrent l'esclavage comme infamant, au point qu’un un soldat romain préfère se suicider que de tomber en esclavage dans un peuple barbare — c’est-à-dire non-romain, puisque, le plus souvent, les personnes réduites en esclavage, ou maintenues dans cette condition d'esclave, proviennent d'autres peuples conquis, bref souvent des barbares, à savoir parlant une langue différente de celles des maîtres.
Un des centres les plus importants de vente d'esclave se trouve sur l'île de Délos. 150 000 esclaves épirotes en –167 ; 150 000 esclaves cimbres et teutons en –104 ; 50 000 esclaves lors de la prise de Carthage ; 400 000 à 1 million d'esclaves suite à la guerre des Gaules de Jules César. (Tout cela d’après Wikipédia.)
À l’époque la Gaule vend par ailleurs, ça fait partie de son commerce, pas mal d’esclaves à Rome. Par la suite, bien plus tard, ce sont les Slaves qui seront les principaux peuples chez qui on capture des esclaves, au point que leur nom (les « Slaves ») finira par désigner les esclaves et par remplacer le mot latin d’origine. À l’époque romaine, en latin, l'esclave se dit servus (esclave) ou ancilla (servante).
Le prestige d'un Romain se calcule au nombre d'esclaves qu'il possède. Certains en commandent plusieurs milliers. Le simple citoyen se satisfait d'un ou deux. N'en avoir aucun est le comble de la misère.
Un esclave était un bien que l'on possédait, dénué de tout droit ; il était sous la domination du pater familias qui avait droit de vie et de mort sur lui. La domination du maître sur l'esclave était totale, au même titre que la domination du mari sur sa femme.
Philémon est donc un personnage respectable, prestigieux, maître d’esclaves, et voilà qu’un de ses esclaves fait des siennes, fréquente un milieu, le même que le sien d’ailleurs, les chrétiens, dont le chef, en quelque sorte, Paul, lui explique à présent que ledit esclave, Onésime, est son égal.
Énorme !… À une époque où l’on n’a pas l’arsenal juridique posant l’égalité de l’esclave. Arsenal juridique inexistant sur lequel Paul ne peut donc pas se fonder, comme on semble parfois lui en faire presque grief ! Non, pour lui tout se fonde sur le Christ, qui riche de tous les biens de la création, s’est fait pauvre et esclave, semblable au plus humble de ses frères.
*
Voilà qui donne une idée de la puissance du texte de l’Évangile de ce jour !
Voilà qui donne une idée de ce propos apparemment raisonnable de Jésus concernant la tour à construire : « lequel d'entre vous, quand il veut bâtir une tour, ne commence par s'asseoir pour calculer la dépense et juger s'il a de quoi aller jusqu'au bout ? Autrement, s'il pose les fondations sans pouvoir terminer, tous ceux qui le verront se mettront à se moquer de lui et diront : Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n'a pas pu terminer ! »
Car comment dire ? — surtout soyons raisonnables ! Et cet aspect du texte semble raisonnable. Sauf que quand on est Philémon, la dépense s’appelle Onésime pour commencer — avant bien sûr tout le reste pour finir...
Commençons par revisiter l’idée, telle qu’on serait tenté de la comprendre : si vous avez une tour à bâtir, ou autre chose, soyez prudents. De même, si vous voulez rejoindre l'Église, surtout pas d'excès. Restons modérés, pratiquons quelques arrangements. Oh ! il faudra bien abandonner une petite partie de nos avantages : un culte de temps en temps, les jours où cela ne nous dérange pas trop. Et pour les jeunes, les jours où on n'est pas rentré trop tard le samedi soir ; pour tous, un petit moins financier — de temps en temps. Ajoutons à cela la sagesse de savoir ménager la chèvre et le chou, si le grand frère ou le copain n'est pas très pour, ici aussi quelque petit arrangement fera l'affaire.
Quant à la croix à porter, on en fait aujourd'hui de très jolies, huguenotes si l'on veut. Et voilà le disciple parfait. Avouons que c'est souvent de la sorte que nous comptons pourvoir aux effectifs et à l'avenir de l'Église.
Résultat : effectivement, les foules se pressent, comme dans notre texte (Luc 14, 25). Enfin, elles se pressent, mais ailleurs qu'autour de Jésus.
Tandis que Jésus était empêtré au milieu d'une foule nombreuse à laquelle il disait de haïr tout ce qui n'est pas lui, de comprendre que ce qu'il demande relève de l'impossible.
Haïr : c'est le mot en grec, qui traduit l’équivalent hébreu et araméen — langues radicales. Alors certes, on peut dire qu’après coup, il faut introduire les nuances que permet le français entre haïr et préférer moins. Certes, on peut toujours. Mais Jésus n’a pas parlé en français et en nuances ; Et le mot est bien là, radical. Il pose une alternative. Entre aimer Jésus, et tout le reste, y compris ses proches, soi-même, etc., et donc que dire de ses biens !…
Ce qu'il demande relève de l'impossible ; telle est la mesure dans l'histoire de la tour. Ou bien : la tour de l'histoire ressemble-t-elle plus à celle de Babel ou à une tour de sable sur la plage ?
Ce que Jésus demande relève de l'impossible. La preuve : l'autre exemple qu'il donne : affronter avec dix mille hommes une armée de vingt mille. Absurde ! Mais il faut le savoir : c’est ce qu’il demande.
Et preuve supplémentaire : ce en quoi consiste la mesure de la dépense : ça coûtera tout, jusqu’à la perte de tout attachement, jusqu’à la croix. Voilà qui est moins raisonnable que prévu.
Qui sait lire ce que dit Jésus, comprend bien qu'il est en train de nous confronter à l'impossible : si vous voulez me suivre, il faut savoir au départ que vous avez choisi l'impossible, que cela vous coûtera tout, que vous êtes face à moi, perdants d'avance. Qu'il vous faudra accepter le risque de perdre tout ce qui vous est cher : « quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple ».
Alors, si nous sommes dans cet état d'esprit, quelque chose est envisageable.
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Décourageant, apparemment, du coup. Mais il faut savoir que c’est là, et nulle par ailleurs, l’Évangile de la liberté contre tout lien. Où l’on retrouve Philémon et Onésime. La liberté de l’esclave — et du maître — libérés, les deux ! — de leurs liens. Nous connaissons l'Évangile de la liberté, à nous d’en vivre. Responsables devant la radicalité de ses exigences, et par là appelés à la liberté. La liberté par la mort à soi-même.
Plus rien à perdre, donc : c’est là la mesure de la tour à construire et de la guerre à mener — spirituelle celle-là, et pas contre la chair et le sang ! Il n’est pas inutile, en notre temps, de le rappeler. Dieu ne cesse de nous appeler hors de notre esclavage, grâce à quoi Paul demandait à Philémon de ne pas maintenir dans son état son esclave Onésime. Il lui demandait de lui accorder une liberté qui leur coûterait nécessairement cher aux deux, y compris sur le plan strictement financier. Tout. Or, c'est ce que Dieu nous demande à tous par rapport à ceux que nous tendons à maintenir dans l'esclavage, et par rapport à nos propres esclavages. Il faut commencer par rompre, au moins symboliquement, d'avec ceux avec qui nous sommes liés, et donc d'abord nos proches. Rupture sans laquelle il n'est qu'esclavage dans nos relations avec eux, et même dans la relation avec soi-même.
C’est ce qu’apporte Jésus comme un dévoilement : il y a une brèche au cœur du monde. Alors cette autre division, la rupture, en un mot la Croix, est le lieu unique de tout nouveau commencement.
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Avouons que Jésus dit exactement l'inverse, propose exactement l'inverse de ce que nous sommes tentés de proposer : une religion raisonnable (des penseurs illustres l’ont proposé : un livre célèbre d’un philosophe qui ne l’est pas moins s’intitule même « la religion dans les limites de la simple raison »). Mais une foi au Christ qui serait telle peut-elle intéresser des assoiffés de Dieu ? Est-elle capable recoudre notre monde déchiré ?
C’est pourquoi celui qui ne choisit pas entre Dieu et tout ce qu’il aime — qui ne « hait » pas cela, dit le langage d’alors, celui de Jésus… — « ne peut être mon disciple ». Ce qui débouche sur la Croix, qui est quoi ? — le lieu de la réconciliation — 2 Corinthiens 5 — l’expulsion de ce qui déchire.
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Un christianisme tiède est-il capable recoudre notre monde déchiré ? Face à cette question dont la réponse est évidente : non, un tel christianisme tiède n'est pas intéressant ; et de toute façon même s’il était intéressant, là n’est pas la question. D’où le propos de Jésus sur lequel débouche le passage : « Le sel est une bonne chose ; mais si le sel devient fade, avec quoi l'assaisonnera-t-on ? Il n’est bon ni pour la terre, ni pour le fumier ; on le jette dehors. Celui qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende » (Luc 14, v. 34-35).
L’Évangile ce matin nous lance un défi : et si nous prenions Jésus au sérieux ? Si nous disions et vivions la vérité de l'Évangile ? — : suivre Jésus commence et recommence chaque jour par renoncer à tout ce qui nous lie, car « quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple ».
R.P.
5.09.10
5.09.10
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