Ésaïe 55, 6-9 ; Ps 145 ; Phil 1, 12-30
Matthieu 20, 1-16
Dieu ne semble-t-il pas donner plus aux uns qu'aux autres ? Et, croyons-nous aisément, donner plus à ceux qui en ont moins fait, ou en termes moraux, qui sont moins bons, ou encore, en termes religieux, moins pieux ?
À cela Jésus donne une réponse certes satisfaisante, mais qui laisse pourtant au palais de plusieurs, un reste de goût d'amertume. Bien sûr, dans la parabole de Jésus, le maître de la vigne, qui représente bien sûr Dieu, n'a pas lésé ceux à qui il avait promis le salaire de la journée de travail qu'ils ont effectuée. Mais tout de même, tant de fatigue pour recevoir la même chose que ceux qui n'ont quasiment rien fait ! N’est-ce pas donner envie d'arriver plus tard la prochaine fois ?...
Il nous est facile d’imaginer les circonstances de la parabole quand on a eu l’occasion de faire les vendanges. C’est du poids de la chaleur du jour que se plaignent les vignerons ; chose normale en temps habituel.
Concernant les vendanges, ceux qui y ont participé — les premiers auditeurs de la parabole en sont pour la plupart — savent combien au bout de plusieurs heures elles deviennent pénibles, surtout sur les derniers moments ; moments pénibles parmi les autres moments pénibles de la journée de vendange.
Jésus résume. Il aurait pu parler du froid et de l’humidité du petit matin, quand par-dessus le marché, les moustiques de la nuit sortent des feuilles humides et froides pour vous piquer les mains et vous dévorer le sang. Et la journée qui avance, le soleil qui monte et qui très vite assomme, jusqu’à cette heureuse pause casse-croûte, qui elle-même a quelque chose de désespérant : elle ne débouchera pas sur la sieste, mais trop courte, sur la reprise sous le soleil brûlant. Et les reins qui tirent de plus en plus.
Le maître de la vigne a fait des embauches à toutes les heures d’une journée, qui, pour les premiers, a commencé à six heures du matin. Pour eux, au moment où ils voient l’heureuse fin de la journée se profiler, ce moment où on peut enfin se détendre, prendre un repas rapide et s’allonger enfin – plus qu’une heure –, le maître embauche encore : jusqu’à la onzième heure, c’est-à-dire dix-sept heures.
Et voilà les nouveaux venus, frais et dispos, qui coupent les grappes avec entrain. On les imagine imposant à tous un rythme alerte pour avancer dans les rangées de vignes. Le maître, d’ailleurs, n’est peut-être pas mécontent : voilà une main d’œuvre vivifiée. Et les premiers venus qui redressent le dos de temps en temps pour détendre leurs reins...
Enfin, la journée se termine : il est dix-huit heures. On s’approche alors du maître et de son intendant, pour recevoir la paye à la journée. Un salaire correct : un denier, un peu moins d’un franc or, très convenable pour l’époque. Et voilà que tous reçoivent le plein salaire.
N’est-ce pas décourageant pour les premiers ?... En fait, à y regarder de près, on les imagine quand même mal en train de s’irriter. Demain est un nouveau jour, et les ouvriers de la onzième heure d’aujourd’hui, commenceront à l’aube, à moins qu’ils n’arrêtent complètement, mais les mêmes ne pourront pas se présenter à nouveau à cinq heures de l’après-midi !
En fait l’irritation ne concerne pas les vignerons, elle nous concerne. À ce point, on a déjà quitté la parabole. Car, évidemment, c’est une parabole, qui n’est pas là que pour nous parler de vignes et de frustrations d’ouvriers fatigués.
Dans un premier temps, le temps où Jésus énonce la parabole, l’allusion vise évidemment les relations entre les bons croyants, les pharisiens, sans oublier les disciples, ou plusieurs d’entre eux, d’un côté, et les patachons les plus divers de l’autre : prostituées, publicains (qui dans cet Israël occupé collectent les impôts pour les Romains !)..., j’en passe et des pires.
Et voilà que Jésus annonce aux bons croyants, aux fidèles, aux gens honnêtes, que dans la perspective de leur conversion, leur entrée dans la mission de l’Église, fût-elle tardive, les pécheurs et autres patachons ne seront pas lésés devant Dieu, par rapport à eux, qui ont un comportement honnête. Sachant donc ce qu’est le comportement des autres, il y a de quoi être irrité.
Et à cela on comprend qu’on est passé au-delà de la parabole, avec cette irritation des ouvriers, voyant les derniers arrivés dans leur premier jour de vendanges toucher un plein salaire pour les encourager. Illustration de ce que les fidèles peuvent s’irriter de voir la façon dont Jésus accueille les pécheurs.
La parabole est alors, selon ce que signifie ce mot, comparaison. Plusieurs d’entre vous, leur fait comprendre Jésus, trouveraient anormal de s’irriter parce que les derniers venus à la vigne sont biens payés. Vous n’avez donc pas de raison de vous irriter de ce que les derniers venus au travail du Royaume soient bien accueillis...
Dans un deuxième temps, la relecture de la parabole par la communauté chrétienne dans la mouvance, la parabole peut être entendue dans le cadre du trouble qui y est sans doute grand devant l’entrée en masse des païens dans l’Église. Dans la communauté chrétienne naissante, on n’est peut-être pas la toujours favorable à cette façon d’entrée des nations dans l’Église, à cette subversion que promeut la mission que, disent certains, s’est arrogée Paul.
Quand même : avoir porté le fardeau de la fidélité à la Torah pendant des générations, pour préparer le Royaume, et maintenant qu’il s’est approché, voir octroyer ses privilèges aux nouveaux qui se contentent d’en profiter sans avoir eu à porter le poids du fardeau des siècles, c’est un peu fort de café. Pour ces nouveaux, pas même de circoncision ou d’abstinence minimale concernant les viandes ou les boissons sacrifiées aux idoles.
Pas la moindre reconnaissance à l’égard de ceux qui depuis des générations, effectuent les rites qui consacrent les aliments, qui en font des nourritures ou des boissons sacrifiées à Dieu et non aux idoles.
Le rappel d’une telle parabole dans une communauté, celle à laquelle s’adresse Matthieu, réputée peu ouverte à la mission de Paul, est d’autant plus significatif : on est prêt justement, dans l’entourage de Matthieu, à entendre même ce qui bouleverse et qui trouble.
C’est cette double leçon qui doit nous interpeller aussi. Aujourd’hui pour nous, aucune des deux situations n’est apparemment à l’ordre du jour. Et pourtant !...
Pensons à la façon dont les pays aisés ont tendance à se fermer de sorte que ceux qui vivent dans des pays plus pauvres ne puissent pas bénéficier de leurs biens – comme les frères de Joseph (esclave étranger vendu par ses frères, grâce à qui l’Égypte a ensuite été sauvée de la famine) ; ces frères arrivant ensuite en Égypte comme réfugiés économiques. On imagine à tort que du coup, les biens profiteront moins à ceux qui en ont depuis plus longtemps.
Un peu comme dans l’histoire du nouvel arrivant de Fernand Reynaud, venu manger le pain des citoyens du pays… mais qui était boulanger ! Lorsqu’il s’en va, les autochtones ne mangent plus de pain. Outre l’humour, l’analyse y est tout à fait réaliste (où l’on retrouve Joseph). Un réalisme que connaissait le sultan turc Soliman le Magnifique accueillant les juifs expulsés d’Espagne et s’exclamant à propos du roi d’Espagne croyant se débarrasser d’un poids mort pour son pays – Soliman, le sultan turc, s’exclamait : quel est donc ce brave homme de roi d’Espagne qui m’envoie toute sa richesse ?
Et voilà un des nombreux points où nous jouons souvent à nôtre tour les premiers ouvriers de la parabole ; alors certes, si les derniers arrivent à la vigne tardivement, ce n’est pas pour le plaisir de travailler, c’est pour bénéficier de l’argent qu’ils vont gagner – et quand ils vont bénéficier du plein salaire et des acquis sociaux pour lesquels leurs ancêtres n’ont pas cotisé, les premiers venus rouspètent.
C’est parce qu’ils ne connaissent pas les voies du Maître dont Soliman s’est fait témoin, peut-être malgré lui, au XVIe siècle, et avant lui le Pharaon élevant Joseph en dignité. Le Maître de la vigne est bon, et il donne d’emblée aux derniers venus les mêmes droits – ce sont ses voies – ; et cela pour le bien même des premiers ouvriers : du sang neuf dans les vignes sur le soir, ou dans une population vieillissante et fatiguée, cela ne fait pas de mal. Si le pouvoir espagnol avait su qu’il était en train de ruiner son pays, à l’époque le plus riche du monde (l’histoire a montré comment il s’est rapidement affaibli), le ruiner en expulsant sa richesse humaine qu’il jugeait indésirable, juifs et Maures…
Vois-tu d’un mauvais œil que je sois bon ? lui soufflait l’Évangile qu’il n’entendait pas… Ce qui vaut dans les vignes et à l’échelle des nations, vaut aussi pour l’Église. Le sang neuf dérange toujours un peu, ou même beaucoup. Et pourtant, en se fermant à la mission, cette vocation de l’Église sans laquelle elle s’engourdit, l’Église joue un peu les rois d’Espagne. « vos pensées ne sont pas mes pensées. Vos voies ne sont pas mes voies » (És 55, 8), dit Dieu.
Et cela vaut aussi bien sûr pour la façon dont, nous, dans l’Église depuis longtemps, voire des générations, vivons sur des lauriers, voire ceux de nos ancêtres, de sorte que le rythme plus alerte qui pourrait nous vivifier est bloqué – comme le travail dans les vignes se fait moins allègrement en fin de journée.
Et si, comme le dit le prophète Ésaïe, les voies de Dieu étaient infiniment au-dessus des nôtres ? Si ce qui nous parait injustice n'était que signe d'une sagesse infiniment plus profonde, et même comme le dit Jésus, signe, simplement, de bonté : « vois-tu d'un mauvais oeil que je sois bon ? » (Mt 20:15), ou comme le disait Ésaïe, regrette-tu que « Dieu pardonne abondamment » (Es 55:7) ?
Dieu connaît les besoins de chacun, au plan matériel immédiat, bien sûr, ce qui nous intéresse légitimement beaucoup ; au niveau de la rétribution indirecte aussi (récompense et correction), ce qui ne nous désintéresse pas non plus.
Alors, verrons-nous d'un mauvais œil que Dieu soit bon – non pas à l'égard d'autrui finalement, comme nous pensions avec les premiers ouvriers, mais à notre égard ? Car à y regarder de près, ne sommes-nous pas des derniers arrivés, héritiers des derniers arrivés auxquels fait allusion la parabole aux jours où elle était prononcée pour la première fois.
Saurons-nous dès lors être reconnaissants au Maître de la vigne pour une sagesse qui nous dépasse, et qui pour nous est grâce ; ou bien, à force d'une impatience insensée, en arriverons-nous à cesser de partager la route du Christ, sur laquelle il nous conduit au salaire qu'il nous destine – la liberté du Royaume – ? Que chacun se confie donc à la sagesse du Maître sans amertume ni arrière-pensée… Là se trouve la grâce qui nous est donnée.
Matthieu 20, 1-16
1 "Le Royaume des cieux est comparable, en effet, à un maître de maison qui sortit de grand matin, afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne.
2 Il convint avec les ouvriers d’une pièce d’argent pour la journée et les envoya à sa vigne.
3 Sorti vers la troisième heure, il en vit d’autres qui se tenaient sur la place, sans travail,
4 et il leur dit: Allez, vous aussi, à ma vigne, et je vous donnerai ce qui est juste.
5 Ils y allèrent. Sorti de nouveau vers la sixième heure, puis vers la neuvième, il fit de même.
6 Vers la onzième heure, il sortit encore, en trouva d’autres qui se tenaient là et leur dit: Pourquoi êtes-vous restés là tout le jour, sans travail? —
7 C’est que, lui disent-ils, personne ne nous a embauchés. Il leur dit: Allez, vous aussi, à ma vigne.
8 Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant: Appelle les ouvriers, et remets à chacun son salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers.
9 Ceux de la onzième heure vinrent donc et reçurent chacun une pièce d’argent.
10 Les premiers, venant à leur tour, pensèrent qu’ils allaient recevoir davantage; mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d’argent.
11 En la recevant, ils murmuraient contre le maître de maison:
12 Ces derniers venus, disaient-ils, n’ont travaillé qu’une heure, et tu les traites comme nous, qui avons supporté le poids du jour et la grosse chaleur.
13 Mais il répliqua à l’un d’eux: Mon ami, je ne te fais pas de tort; n’es-tu pas convenu avec moi d’une pièce d’argent?
14 Emporte ce qui est à toi et va-t’en. Je veux donner à ce dernier autant qu’à toi.
15 Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien? Ou alors ton œil est-il mauvais parce que je suis bon?
16 Ainsi les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers."
*
Dieu ne semble-t-il pas donner plus aux uns qu'aux autres ? Et, croyons-nous aisément, donner plus à ceux qui en ont moins fait, ou en termes moraux, qui sont moins bons, ou encore, en termes religieux, moins pieux ?
À cela Jésus donne une réponse certes satisfaisante, mais qui laisse pourtant au palais de plusieurs, un reste de goût d'amertume. Bien sûr, dans la parabole de Jésus, le maître de la vigne, qui représente bien sûr Dieu, n'a pas lésé ceux à qui il avait promis le salaire de la journée de travail qu'ils ont effectuée. Mais tout de même, tant de fatigue pour recevoir la même chose que ceux qui n'ont quasiment rien fait ! N’est-ce pas donner envie d'arriver plus tard la prochaine fois ?...
Il nous est facile d’imaginer les circonstances de la parabole quand on a eu l’occasion de faire les vendanges. C’est du poids de la chaleur du jour que se plaignent les vignerons ; chose normale en temps habituel.
Concernant les vendanges, ceux qui y ont participé — les premiers auditeurs de la parabole en sont pour la plupart — savent combien au bout de plusieurs heures elles deviennent pénibles, surtout sur les derniers moments ; moments pénibles parmi les autres moments pénibles de la journée de vendange.
Jésus résume. Il aurait pu parler du froid et de l’humidité du petit matin, quand par-dessus le marché, les moustiques de la nuit sortent des feuilles humides et froides pour vous piquer les mains et vous dévorer le sang. Et la journée qui avance, le soleil qui monte et qui très vite assomme, jusqu’à cette heureuse pause casse-croûte, qui elle-même a quelque chose de désespérant : elle ne débouchera pas sur la sieste, mais trop courte, sur la reprise sous le soleil brûlant. Et les reins qui tirent de plus en plus.
Le maître de la vigne a fait des embauches à toutes les heures d’une journée, qui, pour les premiers, a commencé à six heures du matin. Pour eux, au moment où ils voient l’heureuse fin de la journée se profiler, ce moment où on peut enfin se détendre, prendre un repas rapide et s’allonger enfin – plus qu’une heure –, le maître embauche encore : jusqu’à la onzième heure, c’est-à-dire dix-sept heures.
Et voilà les nouveaux venus, frais et dispos, qui coupent les grappes avec entrain. On les imagine imposant à tous un rythme alerte pour avancer dans les rangées de vignes. Le maître, d’ailleurs, n’est peut-être pas mécontent : voilà une main d’œuvre vivifiée. Et les premiers venus qui redressent le dos de temps en temps pour détendre leurs reins...
Enfin, la journée se termine : il est dix-huit heures. On s’approche alors du maître et de son intendant, pour recevoir la paye à la journée. Un salaire correct : un denier, un peu moins d’un franc or, très convenable pour l’époque. Et voilà que tous reçoivent le plein salaire.
N’est-ce pas décourageant pour les premiers ?... En fait, à y regarder de près, on les imagine quand même mal en train de s’irriter. Demain est un nouveau jour, et les ouvriers de la onzième heure d’aujourd’hui, commenceront à l’aube, à moins qu’ils n’arrêtent complètement, mais les mêmes ne pourront pas se présenter à nouveau à cinq heures de l’après-midi !
En fait l’irritation ne concerne pas les vignerons, elle nous concerne. À ce point, on a déjà quitté la parabole. Car, évidemment, c’est une parabole, qui n’est pas là que pour nous parler de vignes et de frustrations d’ouvriers fatigués.
Dans un premier temps, le temps où Jésus énonce la parabole, l’allusion vise évidemment les relations entre les bons croyants, les pharisiens, sans oublier les disciples, ou plusieurs d’entre eux, d’un côté, et les patachons les plus divers de l’autre : prostituées, publicains (qui dans cet Israël occupé collectent les impôts pour les Romains !)..., j’en passe et des pires.
Et voilà que Jésus annonce aux bons croyants, aux fidèles, aux gens honnêtes, que dans la perspective de leur conversion, leur entrée dans la mission de l’Église, fût-elle tardive, les pécheurs et autres patachons ne seront pas lésés devant Dieu, par rapport à eux, qui ont un comportement honnête. Sachant donc ce qu’est le comportement des autres, il y a de quoi être irrité.
Et à cela on comprend qu’on est passé au-delà de la parabole, avec cette irritation des ouvriers, voyant les derniers arrivés dans leur premier jour de vendanges toucher un plein salaire pour les encourager. Illustration de ce que les fidèles peuvent s’irriter de voir la façon dont Jésus accueille les pécheurs.
La parabole est alors, selon ce que signifie ce mot, comparaison. Plusieurs d’entre vous, leur fait comprendre Jésus, trouveraient anormal de s’irriter parce que les derniers venus à la vigne sont biens payés. Vous n’avez donc pas de raison de vous irriter de ce que les derniers venus au travail du Royaume soient bien accueillis...
Dans un deuxième temps, la relecture de la parabole par la communauté chrétienne dans la mouvance, la parabole peut être entendue dans le cadre du trouble qui y est sans doute grand devant l’entrée en masse des païens dans l’Église. Dans la communauté chrétienne naissante, on n’est peut-être pas la toujours favorable à cette façon d’entrée des nations dans l’Église, à cette subversion que promeut la mission que, disent certains, s’est arrogée Paul.
Quand même : avoir porté le fardeau de la fidélité à la Torah pendant des générations, pour préparer le Royaume, et maintenant qu’il s’est approché, voir octroyer ses privilèges aux nouveaux qui se contentent d’en profiter sans avoir eu à porter le poids du fardeau des siècles, c’est un peu fort de café. Pour ces nouveaux, pas même de circoncision ou d’abstinence minimale concernant les viandes ou les boissons sacrifiées aux idoles.
Pas la moindre reconnaissance à l’égard de ceux qui depuis des générations, effectuent les rites qui consacrent les aliments, qui en font des nourritures ou des boissons sacrifiées à Dieu et non aux idoles.
Le rappel d’une telle parabole dans une communauté, celle à laquelle s’adresse Matthieu, réputée peu ouverte à la mission de Paul, est d’autant plus significatif : on est prêt justement, dans l’entourage de Matthieu, à entendre même ce qui bouleverse et qui trouble.
C’est cette double leçon qui doit nous interpeller aussi. Aujourd’hui pour nous, aucune des deux situations n’est apparemment à l’ordre du jour. Et pourtant !...
Pensons à la façon dont les pays aisés ont tendance à se fermer de sorte que ceux qui vivent dans des pays plus pauvres ne puissent pas bénéficier de leurs biens – comme les frères de Joseph (esclave étranger vendu par ses frères, grâce à qui l’Égypte a ensuite été sauvée de la famine) ; ces frères arrivant ensuite en Égypte comme réfugiés économiques. On imagine à tort que du coup, les biens profiteront moins à ceux qui en ont depuis plus longtemps.
Un peu comme dans l’histoire du nouvel arrivant de Fernand Reynaud, venu manger le pain des citoyens du pays… mais qui était boulanger ! Lorsqu’il s’en va, les autochtones ne mangent plus de pain. Outre l’humour, l’analyse y est tout à fait réaliste (où l’on retrouve Joseph). Un réalisme que connaissait le sultan turc Soliman le Magnifique accueillant les juifs expulsés d’Espagne et s’exclamant à propos du roi d’Espagne croyant se débarrasser d’un poids mort pour son pays – Soliman, le sultan turc, s’exclamait : quel est donc ce brave homme de roi d’Espagne qui m’envoie toute sa richesse ?
Et voilà un des nombreux points où nous jouons souvent à nôtre tour les premiers ouvriers de la parabole ; alors certes, si les derniers arrivent à la vigne tardivement, ce n’est pas pour le plaisir de travailler, c’est pour bénéficier de l’argent qu’ils vont gagner – et quand ils vont bénéficier du plein salaire et des acquis sociaux pour lesquels leurs ancêtres n’ont pas cotisé, les premiers venus rouspètent.
C’est parce qu’ils ne connaissent pas les voies du Maître dont Soliman s’est fait témoin, peut-être malgré lui, au XVIe siècle, et avant lui le Pharaon élevant Joseph en dignité. Le Maître de la vigne est bon, et il donne d’emblée aux derniers venus les mêmes droits – ce sont ses voies – ; et cela pour le bien même des premiers ouvriers : du sang neuf dans les vignes sur le soir, ou dans une population vieillissante et fatiguée, cela ne fait pas de mal. Si le pouvoir espagnol avait su qu’il était en train de ruiner son pays, à l’époque le plus riche du monde (l’histoire a montré comment il s’est rapidement affaibli), le ruiner en expulsant sa richesse humaine qu’il jugeait indésirable, juifs et Maures…
Vois-tu d’un mauvais œil que je sois bon ? lui soufflait l’Évangile qu’il n’entendait pas… Ce qui vaut dans les vignes et à l’échelle des nations, vaut aussi pour l’Église. Le sang neuf dérange toujours un peu, ou même beaucoup. Et pourtant, en se fermant à la mission, cette vocation de l’Église sans laquelle elle s’engourdit, l’Église joue un peu les rois d’Espagne. « vos pensées ne sont pas mes pensées. Vos voies ne sont pas mes voies » (És 55, 8), dit Dieu.
Et cela vaut aussi bien sûr pour la façon dont, nous, dans l’Église depuis longtemps, voire des générations, vivons sur des lauriers, voire ceux de nos ancêtres, de sorte que le rythme plus alerte qui pourrait nous vivifier est bloqué – comme le travail dans les vignes se fait moins allègrement en fin de journée.
*
Et si, comme le dit le prophète Ésaïe, les voies de Dieu étaient infiniment au-dessus des nôtres ? Si ce qui nous parait injustice n'était que signe d'une sagesse infiniment plus profonde, et même comme le dit Jésus, signe, simplement, de bonté : « vois-tu d'un mauvais oeil que je sois bon ? » (Mt 20:15), ou comme le disait Ésaïe, regrette-tu que « Dieu pardonne abondamment » (Es 55:7) ?
Dieu connaît les besoins de chacun, au plan matériel immédiat, bien sûr, ce qui nous intéresse légitimement beaucoup ; au niveau de la rétribution indirecte aussi (récompense et correction), ce qui ne nous désintéresse pas non plus.
Alors, verrons-nous d'un mauvais œil que Dieu soit bon – non pas à l'égard d'autrui finalement, comme nous pensions avec les premiers ouvriers, mais à notre égard ? Car à y regarder de près, ne sommes-nous pas des derniers arrivés, héritiers des derniers arrivés auxquels fait allusion la parabole aux jours où elle était prononcée pour la première fois.
Saurons-nous dès lors être reconnaissants au Maître de la vigne pour une sagesse qui nous dépasse, et qui pour nous est grâce ; ou bien, à force d'une impatience insensée, en arriverons-nous à cesser de partager la route du Christ, sur laquelle il nous conduit au salaire qu'il nous destine – la liberté du Royaume – ? Que chacun se confie donc à la sagesse du Maître sans amertume ni arrière-pensée… Là se trouve la grâce qui nous est donnée.
R.P.
Antibes 18.09.11
Antibes 18.09.11
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