Proverbes 8, 32-36 ; Psaume 90 ; Philémon 9b-17 ; Luc 14, 25-33
Luc 14, 25-33
L'aspect de ce texte voué à nous agréer le plus est sans doute celui qui concerne la tour ; le propos semble raisonnable : « lequel d'entre vous, quand il veut bâtir une tour, ne commence par s'asseoir pour calculer la dépense et juger s'il a de quoi aller jusqu'au bout ? Autrement, s'il pose les fondations sans pouvoir terminer, tous ceux qui le verront se mettront à se moquer de lui et diront : Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n'a pas pu terminer ! » Car comment dire ? — surtout soyons raisonnables ! Et cet aspect du texte semble raisonnable, du genre : si vous avez une tour à bâtir, ou autre chose, soyez prudents. De même, si vous voulez rejoindre l'Église, surtout pas d'excès. Restons modérés, pratiquons quelques arrangements.
Tentation commune : ça vaut jusque pour les héros de la foi ! Je dis ça pour préciser que le but n'est pas de nous culpabiliser : Martin Luther King, héros de la foi s'il en est ! (On en a beaucoup parlé ces derniers jours avec le cinquantenaire de son fameux « rêve ».) Il confie qu'il cherchait un travail paroissial qui lui laisserait du temps pour terminer sa thèse. Il ne savait pas qu'une de ses paroissiennes refuserait de céder sa place dans un bus de l' « apartheid ». Il ne savait pas jusqu'où ce refus le mènerait, lui. Prédicateur, on en fait le porte-parole du mouvement de protestation… jusqu'au mémorial Lincoln, le 28 août 1963. Martin Luther King, ce jour-là, — je cite des analystes — « n’est qu’un parmi 16 intervenants et il n'a que 5 minutes […]. Martin Luther King a senti qu’il manquait un quelque chose qui distingue un grand discours d’un discours historique. Il l’a ajouté au dernier moment. […] Le discours a duré 17 minutes au lieu de 5. » Aujourd'hui — je cite encore —, « le vrai sens du message de M.-L. King est lamentablement bafoué. Peut-être parce qu’il ne rentre pas nettement dans une phrase choc de douze secondes ni un tweet de 140 caractères ». Et puis ensuite, « lorsque Martin Luther King a commencé à critiquer la guerre dans le Sud-Est asiatique, le président Lyndon Johnson a annulé l’invitation qu’il lui avait lancée de venir à la Maison-Blanche. Le Prix Nobel de la paix est devenu persona non grata. […] Dans les années qui ont suivi la Marche, la cote de popularité de Martin Luther King s’est effondrée. Mais il a continué à se battre. […] », jusqu'à la mort… Après les Rameaux du prix Nobel, la Croix !
Et pour nous ?… Suivre le Christ ? Savons-nous ce que ça peut impliquer, jusqu'où ça peut mener, ou préférons pratiquer, et proposer, quelques petits arrangements ? Avouons que c'est souvent de la sorte que nous comptons pourvoir aux effectifs et à l'avenir de l'Église.
Résultat : effectivement, les foules se pressent, comme dans notre texte (Luc 14, 25). Enfin, elles se pressent, mais ailleurs qu'autour de Jésus… Tandis que Jésus était empêtré au milieu d'une foule nombreuse à laquelle il disait de haïr tout ce qui n'est pas lui, de comprendre que ce qu'il demande relève de l'impossible.
Haïr : c'est le mot en grec, qui traduit l’équivalent hébreu et araméen — langues radicales. Alors certes, on peut dire qu’après coup, il faut introduire les nuances que permet le français entre haïr et préférer moins. Certes, on peut toujours. Mais Jésus n’a pas parlé en français et en nuances ; et le mot est bien là, radical. Il pose une alternative. Entre aimer Jésus, et tout le reste, y compris ses proches, soi-même, etc., et donc que dire de ses biens !…
Ce qu'il demande relève de l'impossible ; telle est la mesure dans l'histoire de la tour : ce que Jésus demande n'est tout simplement pas raisonnable. Ce qui se vérifie avec l'autre exemple qu'il donne : affronter avec dix mille hommes une armée de vingt mille. Absurde ! Mais il faut le savoir : c’est ce qu’il demande. Et enfin, élément bien sûr décisif de son propos — on sort des illustrations — : ce en quoi consiste la mesure de la dépense : ça coûtera tout, jusqu’à la perte de tout attachement, jusqu’à la croix. Voilà qui est donc moins raisonnable que prévu.
Qui sait lire ce que dit Jésus, comprend bien qu'il est en train de nous confronter à l'impossible : si vous voulez me suivre, il faut savoir au départ que vous avez choisi l'impossible, que cela vous coûtera tout, que vous êtes face à moi, perdants d'avance. Qu'il vous faudra accepter le risque de perdre tout ce qui vous est cher : « quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple ».
Alors, si nous sommes dans cet état d'esprit, quelque chose est envisageable.
Décourageant, apparemment, du coup. Mais il faut savoir que c’est là, et nulle par ailleurs, l’Évangile de la liberté contre tout lien. Nous connaissons l'Évangile de la liberté, à nous d’en vivre. Responsables devant la radicalité de ses exigences, et par là appelés à la liberté. La liberté par la mort à soi-même.
Plus rien à perdre, donc : c’est là la mesure de la tour à construire et de la guerre à mener — spirituelle celle-là, et pas contre la chair et le sang ! Il n’est pas inutile, en notre temps, de le rappeler. C’est ce qu’apporte Jésus comme un dévoilement : il y a une brèche au cœur du monde. Alors cette autre division, la rupture, en un mot la Croix, est le lieu unique de tout nouveau commencement.
Avouons que Jésus dit exactement l'inverse, propose exactement l'inverse de ce que nous sommes tentés de proposer : une religion raisonnable. Mais une foi au Christ qui serait telle peut-elle intéresser des assoiffés de Dieu ? Est-elle capable recoudre notre monde déchiré ?
C’est pourquoi celui qui ne choisit pas entre Dieu et tout ce qu’il aime — qui ne « hait » pas cela, dit le langage d’alors, celui de Jésus… — « ne peut être mon disciple ». Ce qui débouche sur la Croix, qui est quoi ? — le lieu de la réconciliation, l’expulsion de ce qui déchire le monde.
Un christianisme tiède est-il capable recoudre notre monde déchiré ? Face à cette question dont la réponse est évidente : non, un tel christianisme tiède n'est pas intéressant ; et de toute façon même s’il était intéressant, là n’est pas la question. D’où le propos de Jésus sur lequel débouche le passage : « Le sel est une bonne chose ; mais si le sel devient fade, avec quoi l'assaisonnera-t-on ? Il n’est bon ni pour la terre, ni pour le fumier ; on le jette dehors. Celui qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende » (Luc 14, v. 34-35).
L’Évangile ce matin nous lance un défi : et si nous prenions Jésus au sérieux ? Si nous disions et vivions la vérité de l'Évangile ? — : suivre Jésus commence et recommence chaque jour par renoncer à tout ce qui nous lie, car « quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple ».
Luc 14, 25-33
25 De grandes foules faisaient route avec Jésus ; il se retourna et leur dit :
26 "Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple.
27 Celui qui ne porte pas sa croix et ne marche pas à ma suite ne peut pas être mon disciple.
28 "En effet, lequel d'entre vous, quand il veut bâtir une tour, ne commence par s'asseoir pour calculer la dépense et juger s'il a de quoi aller jusqu'au bout ?
29 Autrement, s'il pose les fondations sans pouvoir terminer, tous ceux qui le verront se mettront à se moquer de lui
30 et diront : Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n'a pas pu terminer !
31 "Ou quel roi, quand il part faire la guerre à un autre roi, ne commence par s'asseoir pour considérer s'il est capable, avec dix mille hommes, d'affronter celui qui marche contre lui avec vingt mille ?
32 Sinon, pendant que l'autre est encore loin, il envoie une ambassade et demande à faire la paix.
33 "De la même façon, quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple.
*
L'aspect de ce texte voué à nous agréer le plus est sans doute celui qui concerne la tour ; le propos semble raisonnable : « lequel d'entre vous, quand il veut bâtir une tour, ne commence par s'asseoir pour calculer la dépense et juger s'il a de quoi aller jusqu'au bout ? Autrement, s'il pose les fondations sans pouvoir terminer, tous ceux qui le verront se mettront à se moquer de lui et diront : Voilà un homme qui a commencé à bâtir et qui n'a pas pu terminer ! » Car comment dire ? — surtout soyons raisonnables ! Et cet aspect du texte semble raisonnable, du genre : si vous avez une tour à bâtir, ou autre chose, soyez prudents. De même, si vous voulez rejoindre l'Église, surtout pas d'excès. Restons modérés, pratiquons quelques arrangements.
Tentation commune : ça vaut jusque pour les héros de la foi ! Je dis ça pour préciser que le but n'est pas de nous culpabiliser : Martin Luther King, héros de la foi s'il en est ! (On en a beaucoup parlé ces derniers jours avec le cinquantenaire de son fameux « rêve ».) Il confie qu'il cherchait un travail paroissial qui lui laisserait du temps pour terminer sa thèse. Il ne savait pas qu'une de ses paroissiennes refuserait de céder sa place dans un bus de l' « apartheid ». Il ne savait pas jusqu'où ce refus le mènerait, lui. Prédicateur, on en fait le porte-parole du mouvement de protestation… jusqu'au mémorial Lincoln, le 28 août 1963. Martin Luther King, ce jour-là, — je cite des analystes — « n’est qu’un parmi 16 intervenants et il n'a que 5 minutes […]. Martin Luther King a senti qu’il manquait un quelque chose qui distingue un grand discours d’un discours historique. Il l’a ajouté au dernier moment. […] Le discours a duré 17 minutes au lieu de 5. » Aujourd'hui — je cite encore —, « le vrai sens du message de M.-L. King est lamentablement bafoué. Peut-être parce qu’il ne rentre pas nettement dans une phrase choc de douze secondes ni un tweet de 140 caractères ». Et puis ensuite, « lorsque Martin Luther King a commencé à critiquer la guerre dans le Sud-Est asiatique, le président Lyndon Johnson a annulé l’invitation qu’il lui avait lancée de venir à la Maison-Blanche. Le Prix Nobel de la paix est devenu persona non grata. […] Dans les années qui ont suivi la Marche, la cote de popularité de Martin Luther King s’est effondrée. Mais il a continué à se battre. […] », jusqu'à la mort… Après les Rameaux du prix Nobel, la Croix !
Et pour nous ?… Suivre le Christ ? Savons-nous ce que ça peut impliquer, jusqu'où ça peut mener, ou préférons pratiquer, et proposer, quelques petits arrangements ? Avouons que c'est souvent de la sorte que nous comptons pourvoir aux effectifs et à l'avenir de l'Église.
Résultat : effectivement, les foules se pressent, comme dans notre texte (Luc 14, 25). Enfin, elles se pressent, mais ailleurs qu'autour de Jésus… Tandis que Jésus était empêtré au milieu d'une foule nombreuse à laquelle il disait de haïr tout ce qui n'est pas lui, de comprendre que ce qu'il demande relève de l'impossible.
Haïr : c'est le mot en grec, qui traduit l’équivalent hébreu et araméen — langues radicales. Alors certes, on peut dire qu’après coup, il faut introduire les nuances que permet le français entre haïr et préférer moins. Certes, on peut toujours. Mais Jésus n’a pas parlé en français et en nuances ; et le mot est bien là, radical. Il pose une alternative. Entre aimer Jésus, et tout le reste, y compris ses proches, soi-même, etc., et donc que dire de ses biens !…
Ce qu'il demande relève de l'impossible ; telle est la mesure dans l'histoire de la tour : ce que Jésus demande n'est tout simplement pas raisonnable. Ce qui se vérifie avec l'autre exemple qu'il donne : affronter avec dix mille hommes une armée de vingt mille. Absurde ! Mais il faut le savoir : c’est ce qu’il demande. Et enfin, élément bien sûr décisif de son propos — on sort des illustrations — : ce en quoi consiste la mesure de la dépense : ça coûtera tout, jusqu’à la perte de tout attachement, jusqu’à la croix. Voilà qui est donc moins raisonnable que prévu.
Qui sait lire ce que dit Jésus, comprend bien qu'il est en train de nous confronter à l'impossible : si vous voulez me suivre, il faut savoir au départ que vous avez choisi l'impossible, que cela vous coûtera tout, que vous êtes face à moi, perdants d'avance. Qu'il vous faudra accepter le risque de perdre tout ce qui vous est cher : « quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple ».
Alors, si nous sommes dans cet état d'esprit, quelque chose est envisageable.
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Décourageant, apparemment, du coup. Mais il faut savoir que c’est là, et nulle par ailleurs, l’Évangile de la liberté contre tout lien. Nous connaissons l'Évangile de la liberté, à nous d’en vivre. Responsables devant la radicalité de ses exigences, et par là appelés à la liberté. La liberté par la mort à soi-même.
Plus rien à perdre, donc : c’est là la mesure de la tour à construire et de la guerre à mener — spirituelle celle-là, et pas contre la chair et le sang ! Il n’est pas inutile, en notre temps, de le rappeler. C’est ce qu’apporte Jésus comme un dévoilement : il y a une brèche au cœur du monde. Alors cette autre division, la rupture, en un mot la Croix, est le lieu unique de tout nouveau commencement.
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Avouons que Jésus dit exactement l'inverse, propose exactement l'inverse de ce que nous sommes tentés de proposer : une religion raisonnable. Mais une foi au Christ qui serait telle peut-elle intéresser des assoiffés de Dieu ? Est-elle capable recoudre notre monde déchiré ?
C’est pourquoi celui qui ne choisit pas entre Dieu et tout ce qu’il aime — qui ne « hait » pas cela, dit le langage d’alors, celui de Jésus… — « ne peut être mon disciple ». Ce qui débouche sur la Croix, qui est quoi ? — le lieu de la réconciliation, l’expulsion de ce qui déchire le monde.
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Un christianisme tiède est-il capable recoudre notre monde déchiré ? Face à cette question dont la réponse est évidente : non, un tel christianisme tiède n'est pas intéressant ; et de toute façon même s’il était intéressant, là n’est pas la question. D’où le propos de Jésus sur lequel débouche le passage : « Le sel est une bonne chose ; mais si le sel devient fade, avec quoi l'assaisonnera-t-on ? Il n’est bon ni pour la terre, ni pour le fumier ; on le jette dehors. Celui qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende » (Luc 14, v. 34-35).
L’Évangile ce matin nous lance un défi : et si nous prenions Jésus au sérieux ? Si nous disions et vivions la vérité de l'Évangile ? — : suivre Jésus commence et recommence chaque jour par renoncer à tout ce qui nous lie, car « quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple ».
RP,
Poitiers, 08/09/13
Poitiers, 08/09/13
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