dimanche 25 novembre 2018

Mauvaise graine




Daniel 7, 13-14 ; Psaume 93 ; Apocalypse 1, 5-8 ; Jean 18, 33-37

Matthieu 13, 24-30 & 34-43
24 Il leur proposa une autre parabole : "Il en va du Royaume des cieux comme d’un homme qui a semé du bon grain dans son champ.
25 Pendant que les gens dormaient, son ennemi est venu ; par-dessus, il a semé de la mauvaise herbe en plein milieu du blé et il s’en est allé.
26 Quand l’herbe eut poussé et produit l’épi, alors apparut aussi la mauvaise herbe.
27 Les serviteurs du maître de maison vinrent lui dire : Seigneur, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il s’y trouve de la mauvaise herbe ?
28 Il leur dit : C’est un ennemi qui a fait cela. Les serviteurs lui disent : Alors, veux-tu que nous allions la ramasser ? —
29 Non, dit-il, de peur qu’en ramassant la mauvaise herbe vous ne déraciniez le blé avec elle.
30 Laissez l’un et l’autre croître ensemble jusqu’à la moisson, et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs : Ramassez d’abord la mauvaise herbe et liez-la en bottes pour la brûler ; quant au blé, recueillez-le dans mon grenier.

*

Comme pour beaucoup de ses paraboles, mystérieuses, Jésus en donne explication à ses disciples, quelques versets plus loin…

34 Tout cela, Jésus le dit aux foules en paraboles, et il ne leur disait rien sans paraboles,
35 afin que s’accomplisse ce qui avait été dit par le prophète : J’ouvrirai la bouche pour dire des paraboles, je proclamerai des choses cachées depuis la fondation du monde.
36 Alors, laissant les foules, il vint à la maison, et ses disciples s’approchèrent de lui et lui dirent : "Explique-nous la parabole de la mauvaise herbe dans le champ."
37 Il leur répondit : "Celui qui sème le bon grain, c’est le Fils de l’homme ;
38 le champ, c’est le monde; le bon grain, ce sont les sujets du Royaume ; la mauvaise herbe, ce sont les sujets du Malin ;
39 l’ennemi qui l’a semée, c’est le diable ; la moisson, c’est la fin du monde ; les moissonneurs, ce sont les anges.
40 De même que l’on ramasse la mauvaise herbe pour la brûler au feu, ainsi en sera-t-il à la fin du monde :
41 le Fils de l’homme enverra ses anges ; ils ramasseront, pour les mettre hors de son Royaume, toutes les causes de chute et tous ceux qui commettent l’iniquité,
42 et ils les jetteront dans la fournaise de feu ; là seront les pleurs et les grincements de dents.
43 Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le Royaume de leur Père. Entende qui a des oreilles !

*

« Le Fils de l’homme enverra ses anges ; ils ramasseront, pour les mettre hors de son Royaume, toutes les causes de chute et tous ceux qui commettent l’iniquité. » Cela c’est au jour de jugement, car, dit Jésus : « Ma royauté n'est pas de ce monde. Si ma royauté était de ce monde, les miens auraient combattu pour que je ne sois pas livré » (Jn 18, 36, év. du jour). « Mais maintenant ma royauté n'est pas d'ici. ». Cela nous dit du même coup quelque chose de ce qu’est la mauvaise herbe en question — l’ivraie selon les anciennes traductions — et sa mauvaise graine : « toutes les causes de chute et tous ceux qui commettent l’iniquité. », c’est tout le mal qui se fait depuis la fondation du monde. Ce n’est pas rien ! C’est un mal et des douleurs dont il est légitime que l’on veuille les arracher du monde, et avec, ceux qui les commettent.

Or il n’est pas opportun de les arracher du monde tant que ce qu’il en est n’est pas dévoilé ! Car il est bien question de « choses cachées depuis la fondation du monde », selon le renvoi que fait Jésus au Psaume 78, devenu le titre d'un livre célèbre de René Girard.

* * *

Ce dimanche dit de l’Éternité, dans les termes de la liturgie luthérienne, est aussi à la fois notre journée paroissiale d’accueil de l’aumônerie de prison, et à un plan international, la journée pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes. En regard du texte de l’Évangile que nous avons lu, la théorie du bouc émissaire de René Girard, et notamment dans son livre Des choses cachées depuis la fondation du monde, nous pose aussi la question des violences faites aux femmes, ainsi que la question de la prison — le bouc émissaire biblique étant envoyé au désert, hors de la société. Le bouc émissaire tel qu'il est décrit par René Girard nous renvoie à nous-mêmes, pour nous parler de l'importance de chacun, de chacune, aussi négligeable nous semblerait son cas (à l'image du Crucifié, jugé sans importance, moqué par tous).

J'ai évoqué il y a quelques semaines le cas emblématique de la Pakistanaise Asia Bibi, chrétienne devenue, comme femme d'un pays pauvre, bouc émissaire d'une violence inouïe. Le spécialiste des guerres actuelles en islam, l'universitaire d’origine iranienne Reza Aslan, compare l'état actuel de la guerre civile de 15 siècles que connait l'islam, la fitna, aux conflits européens de la guerre de 30 ans. Guerre religieuse et civile en islam qui se terminera probablement de la même façon que la guerre de 30 ans, quand on en aura assez de s'entre-exterminer. La guerre de 30 ans a cessé quand on en a eu assez de s'entre-exterminer, jusqu'au prochain oubli (nous venons de commémorer le centenaire de la fin d'une boucherie ultérieure, la guerre de 14). Jusqu'au prochain oubli, on a passé des traités de paix, en 1648 pour la guerre de 30 ans. En attendant, et à ce point le parallèle avec ce qui arrive à Asia Bibi menacée de mort pour blasphème est frappant, la guerre de 30 ans a été un moment culminant de la chasse aux sorcières. Les femmes subissaient une violence inouïe pour des blasphèmes imaginaires, violence dans laquelle la violence de la guerre civile / religieuse trouvait un exutoire. On avait oublié, tout fasciné par la violence les uns contre les autres, qu'aimer Dieu se traduit par aimer le prochain à son image en lequel il se rend présent, à commencer par le lieu par excellence de l'image de Dieu selon la Genèse (ch. 1, v. 27-28), le vis-à-vis : pour l'homme le féminin.

Illustration du XIXe siècle : Alphonse Daudet, dans Tartarin de Tarascon (1872) : « le bourriquot algérien a les reins solides… il le faut bien pour supporter tout ce qu’il supporte… demandez plutôt aux Arabes. Voici comment ils expliquent notre organisation coloniale… en haut, disent-ils, il y a mouci le gouverneur, avec une grande trique, qui tape sur l’état-major ; l’état-major, pour se venger, tape sur le soldat ; le soldat tape sur le colon, le colon tape sur l’arabe, l’arabe tape sur le nègre, le nègre tape sur le juif, le juif à son tour tape sur le bourriquot ; et le pauvre petit bourriquot n’ayant personne sur qui taper, tend l’échine et porte tout. »

Les éléments « inférieurs », en-dessous de « l'Arabe », recoupent vraisemblablement la hiérarchie préexistante de la dhimmitude, en un temps où grâce au décret Crémieux, les juifs maghrébins sortent de cet héritage par l'octroi du statut de citoyens français. Ce qu’Alphonse Daudet ignore ici ; sans doute cela lui déplaît-il. C’est connu, il est antisémite… Et peut-être aussi, bien machiste : il ne précise pas qu’à tous les niveaux qu'il décrit, sauf celui du bourriquot, tout le monde, pour se venger, s'en prend éventuellement à sa femme…

Avec Asia Bibi, l’actualité illustre que sans sa seconde partie — aimer le prochain —, le premier commandement — aimer Dieu — peut devenir insulte à Dieu, lui collant une image de Dieu cruel, voire criminel, une figure de diable, où la violence contre les femmes comme manifestation de son image est blasphème contre Dieu. N'est-ce pas tuer en son nom un être humain qui déshonore le nom de Dieu, arracher de ce monde l'humain fait selon son image qui est blasphème ? Voilà qui nous conduit de plain-pied dans le texte que nous avons lu, Mt 13, 24-43.

* * *

Ce qui est caché depuis la fondation du monde est dans ce texte de Matthieu la racine du mal — de ce mal énorme — qui se commet dans le monde. Un ennemi a semé cette mauvaise graine (v. 25). Le mal relève du mystère, d’un mystère incommensurable, le « mystère d’iniquité » dans les mots de Paul, cette iniquité qui est vouée à être arrachée… Le mal relève du mystère, nommé ici : semé par le diable. Un désordre imprévu, source du mal, s’est immiscé dans la création de Dieu, caché depuis sa fondation et voué à être dévoilé. Or où est-ce que le mal, où est-ce que le diable, a été dévoilé ?

À la croix ! Car que s’est-il passé à la croix concernant ce mystère d’iniquité ? Son initiateur a été jeté dehors ! Jean 12, 31-33 : « Maintenant c’est le jugement de ce monde ; maintenant le prince de ce monde sera jeté dehors. Et moi, quand j’aurai été élevé de la terre, j’attirerai tous les hommes à moi. Il disait cela pour indiquer de quelle mort il devait mourir. » À la croix, le semeur de la mauvaise graine, le semeur de l’ivraie est dévoilé et jeté dehors !

Est-ce à dire qu’il est temps pour les disciples de procéder à l’arrachage de la mauvaise herbe ? La réponse de Jésus est clairement : non ! « Ma royauté n'est pas de ce monde. Si ma royauté était de ce monde, les miens auraient combattu pour que je ne sois pas livré, dit Jésus à Pilate dans le texte œcuménique de ce dimanche de l’Éternité. Ma royauté n'est pas d'ici. » Ici, être disciple de Jésus est être du côté des persécutés, pas des persécuteurs ! Héritage de l'enseignement de la Torah. Ainsi le dit le Talmud : « quand un méchant persécute un juste, Dieu est du côté du juste contre le méchant, quand un méchant persécute un méchant, Dieu est du côté du méchant persécuté contre le méchant persécuteur, quand un juste persécute un méchant, Dieu est du côté du méchant persécuté contre le juste persécuteur ».

*

« S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi » annonce Jésus à ses disciples dans la suite de son affirmation de ce que le diable est jeté dehors lors de sa crucifixion.

C’est que loin de devoir procéder par avance à l’arrachage de la mauvaise herbe, du mal et de ceux qui le commettent, à commencer par les persécuteurs, — le dévoilement de la racine du mal, interdit précisément tout arrachage prématuré, avant le jugement final ! Que dévoile en effet la croix lorsqu’elle dévoile la racine immémoriale du mal, le diable ? Que le mal est, avant tout, une volonté immémoriale d’arracher, d’expulser ce que l’on désigne comme le mal.

Le mal, dès l’origine, est persécuteur. Le diable est meurtrier dès le commencement ; dès le premier meurtre, le meurtre d’Abel, il est là. Et menteur et père du mensonge, dès le premier meurtre, il enfouit ce meurtre sous le mensonge : suis-je le gardien de mon frère ? demande Caïn.

Car, ne nous leurrons pas, le meurtrier ment, et prétend avoir accompli une œuvre — sinon juste — tout au moins explicable… De là à prétendre arracher la mauvaise herbe, le pas a toujours été franchi dans l’histoire, avant et après le Christ. On n’a jamais persécuté ou mis à mort quiconque sans bonne cause, ou prétendu telle !… En fait du mensonge ! Le mensonge derrière lequel chacun se cache.

« Vous voulez accomplir les désirs du diable, dira Jésus à ses persécuteurs. Il a été meurtrier dès le commencement, et il ne s’est pas tenu dans la vérité, parce que la vérité n’est pas en lui. Lorsqu’il profère le mensonge, ses paroles viennent de lui-même car il est menteur et le père du mensonge » (Jean 8, 44). Le mensonge est bien lié au meurtre et à la persécution, à la volonté d’expulser — et c’est là l’œuvre du diable.

Eh bien la croix est précisément le dévoilement de ce mensonge, de ce mensonge meurtrier. Ici, l’ « ivraie » qu’on a voulu arracher est le seul juste ! C’est de la sorte que le diable a été dévoilé : le Christ crucifié a publiquement livré les puissances en spectacle, dira Paul.

On voit ce qu’il en est de vouloir arracher la mauvaise herbe. Prétendre arracher la mauvaise herbe fait tout simplement entrer dans un cycle de violence persécutrice, dont les pouvoirs aux mains du diable planteur d’ivraie tentent de bien se garder :

Le représentant de César, Pilate, qui n’est pas sans raison dans le credo — « il a été crucifié sous Ponce Pilate » —, se lave les mains et renvoie dos à dos les persécutés de l’Empire : le Christ et Israël — ce qui débouchera dans l’Empire romain devenu chrétien, puis dans sa descendance, sur une persécution d’Israël par ceux qui se réclament du Christ, se voulant arracheurs d’ivraie à leur tour !

On voit le piège que, pourtant, Jésus a dévoilé ! Et contre lequel il a pourtant mis en garde : la mauvaise herbe n’est pas où on la désigne, ni en prison, ni dans de pauvres femmes innocentes accusée de blasphème ou de sorcellerie, où tout simplement en proie à la violence sans autre motif que leur statut dans une hiérarchie imaginaire qui s'échoue sur le dos des bourriquots ! La mauvaise herbe relève du mystère d’iniquité, caché depuis la fondation du monde.

La croix nous dévoile à quel point elle ne peut être arrachée que par le juge céleste.

L’ivraie est le mal persécuteur, « les causes de chute et tous ceux qui commettent l’iniquité », tous ceux qui servent la persécution. On ne la voit qu’à ses effets, comme la mauvaise herbe du même nom, que l’on ne reconnaît pas dans un premier temps.

Elle est dévoilée par la croix comme le fruit meurtrier du menteur et père du mensonge. Elle n’a été dévoilée que là, par celui à qui Dieu a remis le jugement, le Christ, et ne peut être arrachée que par son jugement, la crucifixion, c’est à dire cette extraction du mal qui grève le monde et qui est d’abord et avant tout la violence persécutrice et meurtrière.

Tel est donc ce mystère caché depuis la fondation du monde. Il a été dévoilé au vendredi saint :

« C’est une sagesse […] qui n’est pas de ce siècle, ni des princes de ce siècle, qui vont être réduits à l’impuissance ; nous prêchons, écrit Paul, la sagesse de Dieu, mystérieuse et cachée, que Dieu avait prédestinée avant les siècles, pour notre gloire ; aucun des princes de ce siècle ne l’a connue, car s’ils l’avaient connue, ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de gloire. Mais c’est, comme il est écrit : Ce que l’œil n’a pas vu, Ce que l’oreille n’a pas entendu, Et ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, Tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment. Dieu nous l’a révélé par l’Esprit. Car l’Esprit sonde tout, même les profondeurs de Dieu »
(1 Co 2, 6-10).

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Jean 18, 33-37
33 Pilate rentra donc dans la résidence. Il appela Jésus et lui dit : « Es-tu le roi des Judéens ? »
34 Jésus lui répondit : « Dis-tu cela de toi-même ou d'autres te l'ont-ils dit de moi ? »
35 Pilate lui répondit : « Est-ce que je suis Judéen, moi ? Ceux de ta nation, les grands prêtres, t'ont livré à moi ! Qu'as-tu fait ? »
36 Jésus répondit : « Ma royauté n'est pas de ce monde. Si ma royauté était de ce monde, les miens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux pouvoirs judéens. Mais maintenant ma royauté n'est pas d'ici. »
37 Pilate lui dit alors : « Tu es donc roi ? » Jésus lui répondit : « Tu dis que je suis roi. Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. »

R.P. Poitiers, 25.11.18


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