dimanche 20 janvier 2019

Noces éternelles




Esaïe 62.1-5 ; Psaume 96 ; 1 Corinthiens 12.4-11 ; Jean 2.1-12

Jean 2, 1-12
1 Or, le troisième jour, il y eut une noce à Cana de Galilée et la mère de Jésus était là.
2 Jésus lui aussi fut invité à la noce ainsi que ses disciples.
3 Comme le vin manquait, la mère de Jésus lui dit: "Ils n’ont pas de vin."
4 Mais Jésus lui répondit : « Que me veux-tu, femme? Mon heure n’est pas encore venue. »
5 Sa mère dit aux serviteurs : « Quoi qu’il vous dise, faites-le. »
6 Il y avait là six jarres de pierre destinées aux purifications rituelles; elles contenaient chacune de deux à trois mesures.
7 Jésus dit aux serviteurs : « Remplissez d’eau ces jarres » ; et ils les emplirent jusqu’au bord.
8 Jésus leur dit : « Maintenant puisez et portez-en au maître du repas. » Ils lui en portèrent,
9 et il goûta l’eau devenue vin — il ne savait pas d’où il venait, à la différence des serviteurs qui avaient puisé l’eau, aussi il s’adresse au marié
10 et lui dit : « Tout le monde offre d’abord le bon vin et, lorsque les convives sont gris, le moins bon; mais toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à maintenant ! »
11 Tel fut, à Cana de Galilée, le commencement des signes de Jésus. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui.
12 Après quoi, il descendit à Capharnaüm avec sa mère, ses frères et ses disciples; mais ils n’y restèrent que peu de jours.

*

Nous voilà à une fête de mariage célébrée parmi des amis de la mère de Jésus, où il est invité aussi, ainsi que ses disciples. Les noces sont alors un événement considérable, qui dure toute la semaine ; et on n’invite pas seulement les amis, mais les amis des amis, qui se trouvent naturellement en pareille circonstance être eux-mêmes des amis et avoir aussi des amis qui du coup accèdent aussi au cercle des amis. La joie s'étend aux cercles les plus larges.

Société du partage, qui déborde tout particulièrement dans la joie ; un peu comme celle que donne l'Esprit saint, et qui ne connaît pas de calculs ni de lendemains, surtout, précisément, dans la joie. Jésus fera allusion à cela en évoquant, dans la parabole des noces, les invités du bord du chemin.

La famille en joie veut du monde pour partager sa joie. Et veut y prendre du temps. Ici la fête a beaucoup duré. Et voilà que le vin vient à manquer. La famille est au bord de l’humiliation. Les convives sont en passe de ne pas être honorés comme il se doit. Non pas que le maître ait été chiche, ou plus pauvre qu'il aurait voulu le laisser paraître, mais plutôt que la joie ayant été très grande, le vin a beaucoup coulé.

Fête tout humaine : il ne s’agit pas d’une bénédiction nuptiale — la bénédiction, chose qui n’existera pas dans l’Église avant le Ve siècle, concerne dans le rite juif uniquement le premier jour, qui précède les sept jours de fête — ; il s'agit de la fête qui suit, où l'on trouve Jésus — un temps tout à fait profane ; moment qui n’en réfère pas moins au précepte de la Genèse sur l’homme et la femme : soyez féconds et multipliez-vous — d’où le signe de l’abondance de la fête…

Il y a un temps pour tout, y compris pour la fête, qui n'a pas à être bridée parce que ce n'est pas tous les jours la fête, au contraire précisément, et tant pis pour les lendemains. Le Dieu qui pourvoit à la joie pourvoit à plus forte raison au quotidien. « Ne vous inquiétez pas pour vos lendemains, remettez cela à Dieu », dit Jésus.

… Et le vin vient à manquer avant qu'il n'ait suffisamment réjoui le cœur des participants. La nouvelle du problème commence à courir. On s'informe l'un l'autre : la fête risque bien d'être abrégée. Où apparaissent quelques incongruités, apparemment, du récit : une simple invitée, Marie, qui désigne Jésus aux serviteurs comme devant lui obéir, comme s'il était le maître du repas, ou le marié ! Lui qui, invité aussi, devient alors en effet comme le cœur caché de la fête. Tout est bouleversé. Marie ayant informé son fils, voilà de la part de Jésus une réaction étrange, d'abord à l'égard de sa mère.

*

Mais pourtant, Jésus perçoit cette information comme une interpellation. Venu en ce monde pour ce monde, ce qui l'entoure l'interpelle. Combien de fois ne le voyons-nous pas faire des miracles par compassion, apparemment à côté du sens qui est celui de tous ses miracles. Apparemment seulement, parce que fussent-ils œuvres de compassion, les miracles de Jésus sont toujours chargés d'une plénitude de sens qui en fait autant de portes ouvertes sur la vie spirituelle. Ce sens est d'ailleurs sans doute fort lié à ce que le monde l'interpelle — comme on dit —, ne le laisse pas indifférent.

La fin de la fête, la fin qui s'annonce, ne le laisse pas non plus indifférent. La fin de nos fêtes. Pourquoi faut-il que nos fêtes, nos joies, se terminent toujours ? Pourquoi faut-il que ce qui commence par des chants se termine dans la frustration, dans la tristesse, en manque du vin qui réjouit le cœur de l'homme ? Cette noce, par exemple, se terminera.

À regarder plus loin, plus tard, elle se terminera mal comme toute noce, de toute façon par un deuil — il faudra se quitter lorsque, au mieux après la vieillesse, la mort viendra frapper.

Réalité tout humaine, qui a inspiré au poète allemand Reiner Kunze ces mots émouvants : « Meurs avant moi, juste un peu / avant / Afin que ce ne soit pas toi / qui aies à revenir seule / sur le chemin de la maison ».

Il faudra bien quitter ce monde, se quitter l'un l'autre, arraché l'un à l'autre par la douleur de la mort, la joie tournera en deuil, comme la fête tourne court dans le manque de vin.

Alors Jésus donne le signe de ce qu'il est lui-même la fête éternelle, la fête où le vin ne vient jamais à manquer. Dans sa conscience de la prochaine fin de la fête qui est au cœur de toutes nos fêtes, Jésus s'interpose ; il s'interpose contre le scandale du fatal manque de vin. Alors son sang bientôt coulera, vin de joie de la fête éternelle.

Qu'en savent les hommes, qu'en sait sa mère ? D'où sa façon de lui répondre : qu'y a-t-il entre toi et moi ? Toi tu es de la terre ; quant à moi qui sais le remède à la douleur des fêtes passagères, des noces promises au deuil, mon heure n'est pas encore venue, l'heure où mon sang coulera comme un vin nouveau pour le salut du monde.

C'est ce que Jésus va signifier par son miracle, attestant qu'il vit lui-même au-delà des fêtes passagères, et qu'il fait entrer dans cet au-delà ceux qui, au cœur de leur fête, savent goûter le vin de l'alliance renouvelée, alliance éternellement nouvelle, qui purifie mieux que l'eau de toutes les aspersions dont sont remplies les jarres des purifications.

Car c'est bien de jarres de purification qu'il s'agit. Changer cette eau-là en vin, cette eau qu'il fait verser dans ces jarres-là, n'est pas le fait du hasard de la part de Jésus. Par lui prend place la joie éternelle de l'Alliance, où le meilleur des vins de fête ne vient jamais à manquer. Au cœur de l'Alliance. C'est là la dimension où Jésus resitue la question de sa mère. On est dans un monde nouveau, nouveaux cieux, nouvelle terre écrivait Esaïe, où l'on vient par le mystère de la foi.

*

Dès lors tout est à double sens.

L'étonnement de l'organisateur devant la qualité de ce vin servi en fin de fête, par exemple : au premier plan, il s'agit d'une stricte interrogation sur le pourquoi de cette façon de faire : servir le bon vin à la fin. À un autre plan, il nous est indiqué que là est l'entrée dans l'alliance du Royaume, de la joie éternelle.

La façon dont Jésus répond apparemment sèchement à sa mère est aussi à double sens pour nous : adressée à celle qui n'entre que partiellement dans la pensée de celui qui pour être son fils n'en est pas moins son Dieu, cette parole vaut aussi et a fortiori pour nous, qui n'avons pourtant pas le bénéfice d'une telle grâce.

La foi, qui permet à ses disciples de saisir dans le miracle la gloire de Jésus, relève d'un étonnement devant le Dieu qui agit par où on ne l'attendrait pas, c'est-à-dire peut-être, d'un Dieu tout à fait libre par rapport aux conseils que l'on voudrait lui donner, par rapport aux façons d'agir que l'on voudrait lui suggérer à demi-mot — « ils n'ont plus de vin, tu sais ce qu'il te reste à faire ».

Prenons garde : il est des prières exaucées dont le sens sera pour nous plus dérangeant qu'une absence de réponse, des exaucements qui vont nous obliger à des bouleversements que nous ne prévoyons pas en formulant ces prières, des bouleversements tels que si nous les avions connus d'abord, nous nous serions peut-être abstenus de ces prières-là.

Et il est des façons de souffler à Dieu ce qu'il devrait nous enseigner, c'est-à-dire ce que l'on a l'habitude d'entendre — vieilles jarres comme vieilles outres.

C'est nous que Jésus appelle aujourd’hui encore à avoir part à l'ivresse spirituelle du vin nouveau. C'est toujours nous qu’il vise à travers cet attachement à des jarres que Dieu veut remplir du vin le meilleur.

*

Là seulement est le remède à notre aveuglement, qui est cette certitude que la fête doit finir le jour où finit le vin de nos vieilles outres. Nous sommes alors appelés à goûter ce vin qui ne peut que faire éclater nos vieilles outres, emplir d'ivresse nos vieilles jarres.

Dieu a gardé ce bon vin qu'il nous dévoile — aujourd'hui, — car il y a encore un aujourd'hui. Il nous le dévoile aujourd'hui encore en Jésus pour nous enivrer de sa présence qui ne finit jamais, pour nous préparer aux noces éternelles.


RP, Poitiers, 20.01.19


dimanche 13 janvier 2019

Jésus, baptisé lui aussi




Ésaïe 40, 1-11 ; Psaume 104 ; Tite 2, 11-14 & 3, 4-7 ; Luc 3, 15-22

Luc 3, 15-22
15 Le peuple était dans l’attente et tous se posaient en eux-mêmes des questions au sujet de Jean : ne serait-il pas le Messie ?
16 Jean répondit à tous : “Moi, c’est d’eau que je vous baptise; mais il vient, celui qui est plus fort que moi, et je ne suis pas digne de délier la lanière de ses sandales. Lui, il vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu;
17 il a sa pelle à vanner à la main pour nettoyer son aire et pour recueillir le blé dans son grenier ; mais la bale, il la brûlera au feu qui ne s’éteint pas.”
18 Ainsi, avec bien d’autres exhortations encore, il annonçait au peuple la Bonne Nouvelle.
19 Mais Hérode le tétrarque, qu’il blâmait au sujet d’Hérodiade, la femme de son frère, et de tous les forfaits qu’il avait commis,
20 ajouta encore ceci à tout le reste : il enferma Jean en prison.
21 Or comme tout le peuple était baptisé, Jésus, baptisé lui aussi, priait; alors le ciel s’ouvrit ;
22 l’Esprit Saint descendit sur Jésus sous une apparence corporelle, comme une colombe, et une voix vint du ciel : “Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré.”

*

« Jésus, baptisé lui aussi » (v. 21). C'est le temps de la venue de cette bonne nouvelle que Jean annonçait et accompagnait d'exhortations, comme nous dit le texte (v.18).

Au-delà des rappels de la Loi en vue du repentir que portait Jean, il y a la consolation du peuple exilé dans le péché, qu'il annonce selon Ésaïe, et la miséricorde de Dieu, dont l'éminent signe public est ce baptême du Christ.

Miséricorde étonnante qui est dans le partage, dans la solidarité qui se dit dans ce baptême. Car quel besoin de repentir, de baptême de repentir, pour un homme sans péché ? C'est là un geste de solidarisation avec le peuple exilé dans le péché. Le Seigneur partage l'exil du peuple, vient dans l'exil avec le peuple afin de l'en ramener — baptisé lui aussi « comme tout le peuple était baptisé » (v. 21).

Être Fils de Dieu, ainsi que le dit de Jésus la voix venue du ciel avec l'Esprit saint apparu comme une colombe, est pleinement lié à la réalisation du bon plaisir de Dieu par ce baptême de solidarité. Être Fils de Dieu, réalité intemporelle, s'exprime dans le temps : dans son humanité, Jésus est le Fils éternel de Dieu, et il le signifie dans son baptême. Dans ce geste, se faire baptiser, qui le solidarise avec le peuple, Jésus reçoit de l'Esprit, publiquement, sa consécration pour entrer dans son ministère de Messie, de Sauveur du peuple, ce qui marque le temps de la fin de l'exil du peuple dans le péché. Par ce geste, il exprime sa prise en charge, en obéissance au Père, de son rôle de serviteur, celui qui se solidarise avec le peuple exilé, toujours selon Ésaïe.

C'est l'œuvre de la seule grâce de Dieu, par laquelle Jésus vient nous rejoindre dans les lieux de toutes nos détresses. Il vient nous rejoindre jusqu'à la mort, par sa mort qu'il nommera « un autre baptême », il vient nous rejoindre jusqu'à notre mort, nos deuils, la douleur de la mort et des tragiques disparitions de ceux que nous aimons.

*

Lorsque avec l'Esprit venu comme une colombe, la voix déclare ainsi Jésus Fils de Dieu, en vertu de la solidarité totale qu'il montre à notre égard en se faisant baptiser, c'est notre adoption comme fils et fille à notre tour qui est aussi prononcée. Le baptême, qui est en premier lieu un geste d'humilité, un geste de repentir, devient aussi le signe d'une régénération. Ici, il nous est dit aussi : « toi qui est pécheur comme le dit en premier lieu ton baptême, tu reçois aussi la force de l'Esprit de Jésus par lequel en se solidarisant avec les pécheurs, il a sanctifié, rempli d'Esprit, ce geste d'humilité. »

Dieu a dit une fois pour toutes en Jésus : « tu es mon fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré. » Et cela signifie aussi ce partage de l'Esprit du Christ, ce don de son Esprit, dont le baptême est désormais un signe. Ce don d'affermissement, de force, est ce qui nous qualifie, nous donne capacité de grandir dans la liberté.

*

Qu'est-ce à dire ? On connaît le reste de la prédication de Jean, celui qui baptise Jésus, les fameuses exhortations avec lesquelles il accompagne la Bonne Nouvelle : comblez les abîmes, abaissez les montagnes, redressez ce qui est tordu. Notre texte nous rappelle qu'il est emprisonné pour cela, par le roi Hérode, qui n'aime pas qu'on lui rappelle trop publiquement qu'il est un pécheur public.

Cet appel de Jean à la justice, Jésus vient de l'assumer par son baptême, l'assumer pour l'accomplir par solidarité. Car la solidarité n'est pas un vain mot. Il s'agit d'être concrets. Jésus l'est. Et ce que le Baptiste nous appelle tous à faire, Jésus le fait. L'Esprit l'investit pour cela, et puisqu'il nous donne aussi cet Esprit, il nous donne aussi, comme le dit notre liturgie, la force de la faire. C'est là la liberté.

*

Le temps annoncé par Jean le Baptiste s’est approché ; le temps de combler les fossés creusés par la richesse et la corruption. Un temps toujours actuel bien sûr, tant que dure le temps — « vous aurez toujours les pauvres avec vous », rappellera Jésus. Face à l'énormité du déséquilibre, on est pris d'un sentiment de malaise, et d'impuissance. Et dès lors, à terme, de culpabilité. Ce qui est inutile, comme toute impuissance ou culpabilité, mais le Christ libère de la culpabilité en donnant du même coup la force qui est dans la liberté qu'il octroie.

Car être libéré de la culpabilité suppose recevoir aussi la parole qui fait se lever, et la force de se lever. Lazare n'est libéré de son tombeau que parce qu'il entend et reçoit la Parole qui lui dit : sors. Et il ne sort que par la force de cette Parole, par l'Esprit qui l'accompagne et la porte. La liberté que nous donne le Christ se traduit, comme toute liberté, en don. Qui ne sait que se replier, et ne sait pas donner, n'est pas libre. Un Lazare qui entendant la parole qui lui dit « Sors », et qui ne sortirait pas donnerait à se demander s'il l'a bien entendue. Paul parle (Ro 12, 3) de la mesure de foi accordée à chacun, et qui se jauge en liberté, et donc en don.

Si l'Esprit nous est donné, si tout est don, qu'en est-il d'une liberté qui ne débouche pas sur le don mais laisse dans le repliement et la peur ? Le don de temps, de présence, d'attention, et de ce qui est proche du cœur, d'argent.

Rappelons-nous aujourd'hui encore que, avec ses faibles moyens, mais avec l’affermissement de l’Esprit, l'Église a aussi pour vocation de lutter contre les déséquilibres dénoncés par Jean, et qui n'ont peut-être fait qu'augmenter ; puisqu’on continue d’assister à l'augmentation apparente du déséquilibre que dénonçait Jean.

Le Christ est apparu au baptême de Jean pour se solidariser avec nous et nous donner la force, pour nous rendre libres. « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libre », vous qui vous dites enfants d'Abraham, dira Jésus — Abraham à qui Dieu suscite des enfants depuis des pierres, selon ce même Jean le Baptiste. Puisque l'Évangile n'est rien d'autre que la parole qui libère.

Ma Parole, dit Dieu, ne revient pas à moi sans effet. Elle demeure éternellement. Et le souffle de l'Esprit qui la porte libère ce qui est appelé à la liberté et dessèche ce qui n’a pas lieu d’être : « il vous baptisera dans l'Esprit Saint et le feu »… « recueillant le blé dans son grenier ; mais la bale, il la brûlera ». Tout comme « l'herbe sèche, la fleur se fane quand le souffle du Seigneur vient sur elles... Oui, le peuple, c'est de l'herbe : l'herbe sèche, la fleur se fane, mais la parole de notre Dieu subsistera toujours ! »

Alors que l'Esprit saint nous libère de ce qui doit être desséché et nous fasse entendre cette Parole par laquelle Jésus nous est donné : « Tu es mon fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré. »

Alors la liberté jaillira comme un fleuve qui donne sans cesse l'eau qu'il reçoit, comme ce fleuve au-dessus duquel la colombe désignait l'Esprit par lequel nous aussi pouvons devenir fils et filles, c'est-à-dire libres.


RP, Poitiers, 13.01.19


dimanche 6 janvier 2019

Cheminement de Mages




Ésaie 60.1-6 ; Psaume 72 ; Éphésiens 3.2-6 ; Matthieu 2.1-12

Matthieu 2, 1-12
1 Jésus étant né à Bethléem de Judée, au temps du roi Hérode, voici que des mages venus d'Orient arrivèrent à Jérusalem
2 et demandèrent : "Où est le roi des Judéens qui vient de naître ? Nous avons vu son astre à l'Orient et nous sommes venus lui rendre hommage."
3 A cette nouvelle, le roi Hérode fut troublé, et tout Jérusalem avec lui.
4 Il assembla tous les grands prêtres et les scribes du peuple, et s'enquit auprès d'eux du lieu où le Messie devait naître.
5 "A Bethléem de Judée, lui dirent-ils, car c'est ce qui est écrit par le prophète :
6 Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n'es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda : car c'est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple."
7 Alors Hérode fit appeler secrètement les mages, se fit préciser par eux l'époque à laquelle l'astre apparaissait,
8 et les envoya à Bethléem en disant : "Allez vous renseigner avec précision sur l'enfant; et, quand vous l'aurez trouvé, avertissez-moi pour que, moi aussi, j'aille lui rendre hommage."
9 Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route; et voici que l'astre, qu'ils avaient vu à l'Orient, avançait devant eux jusqu'à ce qu'il vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant.
10 À la vue de l'astre, ils éprouvèrent une très grande joie.
11 Entrant dans la maison, ils virent l'enfant avec Marie, sa mère, et, se prosternant, ils lui rendirent hommage ; ouvrant leurs coffrets, ils lui offrirent en présent de l'or, de l'encens et de la myrrhe.
12 Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner auprès d'Hérode, ils se retirèrent dans leur pays par un autre chemin.

*

Les Mages. Ils disent la manifestation de Dieu à tous, aux nations (cf. Ep 3, 6), jusqu’aux nations lointaines, « manifestation » selon le sens du terme issu du grec, « épiphanie ». Voici la venue de la lumière dans l’histoire, commémorée à Noël, comme à son zénith. Le Royaume, ici, se fait plus proche.

*

Les Mages étaient la caste sacerdotale dans l’Empire perse (donc prêtres plutôt que rois — le texte ne les dit pas rois : ils sont « devenus » rois, « rois-mages », au regard des textes des Psaumes et d’Ésaïe proposés pour ce jour — ; et ils n’étaient pas nécessairement trois — ça, ça vient du nombre de leurs cadeaux, avant de désigner les trois continents — le monde entier d’alors — qu’ils en viendront à représenter : Afrique, Asie, Europe). Des prêtres, au départ, de la caste sacerdotale des Mages, chez les Perses, de religion mazdéenne — un peu comme les Lévites pour les Hébreux.

La religion mazdéenne est connue, elle existe toujours ; elle se réclame du prophète Zoroastre (ou Zarathoustra), prophète de Ahura Mazda (comme les mazdéens nomment Dieu). C’est la dynastie des Achéménides, rois des Mèdes et des Perses dont était le célèbre Cyrus, qui l’adopta. Sous son petit-fils Darius Ier (Ve siècle av. J.-C.), le zoroastrisme est la religion en place. Après lui, son fils Xerxès Ier, puis Artaxerxès Ier (qui régna de 465 à 425 av. J.-C.) en furent aussi des fidèles (tous ces rois sont mentionnés dans plusieurs livres de la Bible : Esdras, Néhémie, Daniel, Aggée, Zacharie, Esther…). Le mazdéisme est resté la religion de l’Iran durant douze siècles, jusqu’à sa conversion à l’islam à partir du VIIe siècle ap. J.-C.

*

Le texte de Matthieu renvoie à une prophétie mazdéenne, qui incluait une référence aux astres. Un signe, que selon leur croyance, ces Mages interprètent de la sorte, nous dit Matthieu : un roi des Judéens est né. Un roi des Judéens, les Mages vont donc chez Hérode : normal, il s'agit du roi de Judée en place, ils vont à la famille royale. Et c'est alors la prophétie de l'Écriture juive qui éclairera plus précisément leur chemin : ce sera plus humble que les palais de Jérusalem. Ce sera Bethléem.

L'étoile réapparaît alors — v.10 : « à la vue de l'étoile, ils éprouvèrent une grande joie » — comme un dernier clin d’œil. Mais attention, ici les choses, parlant de prophétie, prennent une tournure inattendue. Matthieu, on le sait, bâtit son récit de l’Enfance sur les prophéties de la Bible hébraïque. Et voilà que, chose étonnante, il y introduit une prophétie issue d’une autre religion !

*

Des Mages aux prises avec un roi qui veut les utiliser — ici contre un rival royal potentiel. Des Mages conduits où ils ne voulaient pas aller, de Jérusalem à Bethléem…

Où l’on retrouve un épisode parallèle dans le livre biblique des Nombres, et qui n’est pas sans éclairer celui des Mages : Balaam. Comme les Mages, « Balaam s'en alla et retourna dans son pays ; et Balaq s'en alla de son côté » (Nb 24, 25) — comme Hérode du sien. Balaam est un genre de devin, comme les Mages. Balaq lui demande de maudire Israël, comme Hérode qui dans la suite du texte, en massacrera les enfants. Et poussé par Dieu, que lui répond Balaam le devin ? — « Il n'y a pas d'augure en Jacob, ni de divination en Israël : en temps voulu il est dit à Jacob, à Israël, ce que Dieu fait » (Nombres 23, 23). Et voici ce qu’annonce Dieu par Balaam : « Je le vois, mais ce n'est pas pour maintenant; je l'observe, mais non de près : De Jacob monte une étoile, d'Israël surgit un sceptre » (Nombres 24, 17).

Étoile annoncée par Balaam, et que rencontrerons les Mages qui lui ressemblent sous l’angle où comme lui, ils sont des prophètes païens. Étoile qui est Jésus.

*

C’est sans doute par ce type de biais qu’est introduit dans la tradition chrétienne ce qui est connu à l’époque comme une véritable prophétie étrangère, zoroastrienne.

Un texte arabe de l’Église primitive affirme : Zoroastre — que ce texte identifie justement à Balaam —, Zoroastre annonça, je cite (ch. 1, v.2), que : « La vierge sera enceinte sans avoir connu d’homme […]. Son enfant par la suite ressuscitera des morts ; et sa bonne nouvelle [sera connue] dans les sept climats de la terre » ; cela avec pour signe une étoile. Et plus loin, le même texte (ch. 5, v1) : « Des Mages arrivèrent d'Orient à Jérusalem, selon ce que Zoroastre avait prédit ».

Eh bien ! cette prophétie est effectivement connue par ailleurs. Je cite la prophétie zoroastrienne, donnée dans le livre zorozastrien de l'Avesta : « À la fin des siècles, Ahura Mazda engagera une lutte décisive contre Ahriman et l'emportera grâce à l'archange Sraoscha (l'obéissant), vainqueur du démon Ashéma. Une Vierge concevra alors un Messie, le Victorieux, le second Zoroastre qui fera ressusciter les morts et d'abord le premier mort, l'homme primitif : Gayomart ».

Les historiens précisent en outre qu'en Iran oriental des Mages se recueillaient chaque année sur une montagne pour y guetter durant trois jours — c’est une partie de leur culte — « l'étoile du grand roi ».

*

Du coup, pour étrange qu'il nous apparaisse, notre récit sur les Mages prend tout un sens. Dans le cadre de leur attente mazdéenne, des zoroastriens à Jérusalem ? Eh bien, c’est tout à fait envisageable ! Depuis longtemps, des contacts étaient noués entre Israël et les peuples où il a été dispersé. La Bible parle en bien du roi Cyrus.

Le dialogue interreligieux est à l’époque chose naturelle. Ça l’est resté jusqu’au Moyen Âge occidental, où l’Europe a été coupée du reste du monde suite aux invasions de la fin de l’Antiquité. Le contact avec les autres religions et traditions est alors devenu agressif puisqu’on ne les connaissait plus et qu’elles étaient perçues — parfois à juste titre — comme menaçantes pour la foi.

Cette habitude a parfois persisté même après la redécouverte du reste du monde : quand on a pris l’habitude de se croire seul… on garde des réflexes, qui en l’occurrence témoignent au fond d’une foi mal assurée, réflexes qui peuvent cesser quand on sait en qui l’on a cru.

À l’époque du Nouveau Testament, le dialogue avec les autres traditions et religions était naturel. On se nourrissait même de la réflexion d’autrui. Et dans les deux sens. On sait par exemple que les Perses, justement, faisaient leur l’idée de résurrection non seulement avant la résurrection du Christ, mais même quatre ou cinq siècles avant : c’est leur réflexion qui les avait amenés à une conviction que le judaïsme a lui aussi reconnue juste.

Et en sens inverse, l'attente messianique juive avait rejoint des convictions d’autres peuples, et dépassait alors largement les frontières d'Israël. La Bible est alors traduite en grec depuis deux siècles !

Le contact est plus particulièrement étroit avec les pensées les plus proches de la religion du Dieu unique (ainsi Paul et les philosophes d'Athènes — Actes 17). Et donc avec une religion comme le zoroastrisme — à savoir la religion des Mages.

Un signe des temps, ces temps prophétisés par Ésaïe, et dont Paul deviendra le grand annonciateur. Voilà un Dieu qui accompagne ceux qui cherchent son salut, même païens, même de façon confuse, jusque dans leur démarche confuse.

Un Dieu qui prend le risque de frayer sur les chemins de ce monde, qui prend le risque de l'Incarnation, pour mener ce monde, pour mener la chair, jusqu'à la folie de la rencontre d’un enfant — qui est le Fils de Dieu. Un enfant humble de parents humbles chez qui entrent de prestigieux prêtres étrangers, déposant aux pieds de l'infini mystère la richesse de leur or, l'encens de leurs prières, et la myrrhe qui parfume les vivants et les morts.

À nous de les y accompagner. Le message de Dieu a rompu les frontières : c'est ce qui est au cœur de ce récit : Dieu est manifesté au monde. Il nous a accompagnés, et nous accompagne dans les méandres de nos réalités afin que nous vivions de sa seule grâce au cœur du monde où nous frayons.

*

Car voilà que face à la recherche de la sagesse, Dieu a opposé la folie de sa présence dans un enfant ; la foi miraculeuse à la faiblesse d’un enfant. À ce point, c’est à nous d’emboîter le pas des Mages et de leur histoire étrange.

Rappelez-vous (v.9-10) : « l'astre, qu'ils avaient vu à l'Orient, […] vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant. À la vue de l'astre, ils éprouvèrent une très grande joie. » « De Jacob monte une étoile » avait dit Balaam. Arrêtée au-dessus de l’enfant, l’étoile est le signe de sa provenance, céleste. Cet enfant vient des cieux à notre rencontre, sur nos chemins, même tortueux comme celui des Mages païens ; avec nous mystérieusement, comme la trace d’une étoile, jusqu’à ce carrefour où s’arrête l’étoile et où l’on repart « par un autre chemin ».

Un chemin d’humilité : voilà des Mages arrivés dans la ville royale, Jérusalem, s’attendant au palais d’Hérode — et qui se retrouvent dans un pauvre village. Les voilà qui, loin des honneurs royaux, repartent en catimini, dans l’humilité. C’est la leçon qui nous est donnée aussi : on rencontre le Messie dans l’humilité, une humilité qui seule élève : où peut-être les Mages seront perçus à juste titre comme des rois, représentant les continents lointains — d’une royauté qui n’est pas celle des vanités humaines…

Un autre chemin. L’enfant était l’étoile, il est désormais le chemin. Nous n’avons pas eu le cheminement des Mages. Nous avons eu chacun les nôtres, ceux de nos espérances, de nos étoiles confuses, de nos religiosités, de nos soucis, de nos fardeaux, jusqu’à l’enfant, qui mystérieusement, nous a guidés et accompagnés jusque là. À présent l’étoile s’arrête, dévoilant l’enfant, nouveau chemin, lumineux, où nous sommes à présent envoyés avec lui… « un autre chemin ».

R.P., Châtellerault, 06.01.19