vendredi 19 avril 2019

Élevé de terre




Jean 12, 27-33
27 "Maintenant mon âme est troublée, et que dirai-je ? Père, sauve-moi de cette heure ? Mais c’est précisément pour cette heure que je suis venu.
28 Père, glorifie ton nom." Alors, une voix vint du ciel : "Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore."
29 La foule qui se trouvait là et qui avait entendu disait que c’était le tonnerre ; d’autres disaient qu’un ange lui avait parlé.
30 Jésus reprit la parole : "Ce n’est pas pour moi que cette voix a retenti, mais bien pour vous.
31 C’est maintenant le jugement de ce monde, maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors.
32 Pour moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes."
33 — Par ces paroles il indiquait de quelle mort il allait mourir.

*

Qui est mis dehors quand Jésus est crucifié ? Jésus évidemment ! — répondent ses bourreaux !

Ça, c'est ce qu'il semble. Jésus, lui, répond l’inverse ! On l’a entendu (v. 31) : celui qui est jeté dehors est « le Prince de ce monde ». On sait que c’est là un titre du diable dans l’Évangile selon Jean. Et ce titre n’est pas donné par hasard : c’est que selon Jean et d’autres livres du Nouveau Testament, le diable est celui qui dirige les choses de ce monde jusqu’au jour du Royaume.

En ce sens que si l’on sait que ce sont des pouvoirs humains qui ont fait crucifier Jésus, c’est aussi que le Prince de ce monde est, comme ce titre l’indique, derrière les dirigeants de ce monde, les princes de ce monde. Derrière eux, se cache à tous coups un principe spirituel au moins ambigu, sinon carrément mauvais. Au sommet de cette hiérarchie diabolique, le diable. Et, Prince de ce monde, il entend éliminer toute opposition !

Eh bien, au jour où Jésus parle, il va s’agir pour lui d’affronter le maître des puissants, le Prince, derrière toute la hiérarchie du monde, à lui soumise — avec le représentant de César, Pilate, au haut de sa face visible — représentant la raison d’État —, et, allié de ce pouvoir romain, le pontife suprême, Caïphe — autorité du Temple en passe d'être détruit. Et voilà qu'alors une autre parole retentit : mon Nom, « je l’ai glorifié et je le glorifierai encore. »

Ils ne savent pas ce qu’ils font, les princes de ce monde. Lorsque Jésus est crucifié, c’est leur chef caché qui est jeté dehors, le Prince de ce monde.

Avouons que lorsque Jésus tient de tels propos : « le Prince de ce monde va être jeté dehors », il y a de quoi le prendre pour un illuminé. C’est lui, que l’on sache, qui est rejeté, lui seul, contre le monde entier et ses pouvoirs. Sur cette croix, lui, le Juste, est élevé de la terre. Mais, les princes de ce monde et leur chef l'ignorent, élevé au sens le plus fort du terme, élevé au point que tout homme, jusqu’aux extrémités du monde, va le voir. Élevé dans la gloire qui est la sienne auprès de Dieu avant même que le monde ne soit.

*

Un signe, pour Jésus, que son jour approche : des Grecs veulent le voir (c'est juste avant ce texte, v. 20 sq., et c'est en rapport avec cette demande de Grecs que vient notre texte). Ils vont le voir, élevé dans la gloire. Ces Grecs sont venus au Temple pour la Pâque juive ; et il veulent voir Jésus, qui annonçait son corps ressuscité comme Temple du Royaume qui vient. Ils vont bientôt le voir : dès lors, Jésus le sait, son heure approche. Ils vont le voir, élevé à la croix, élevé à la gloire, d’où il va attirer tous les hommes à lui, depuis les extrémités de la Terre, d’où viennent ces Grecs.

Ses ennemis, eux, au moment où ils planteront les clous dans ses mains et ses pieds, croiront le ficher définitivement au bois. Ils croient ne commettre qu’une crucifixion de plus. Ils sont en réalité devenus les instruments de Dieu qui élève son Fils à la gloire, qui glorifie celui qui porte son Nom : mon Nom, « je l’ai glorifié et je le glorifierai encore. »

Alors s’accomplit le jugement de ce monde. Condamné avec son Prince qui est jeté dehors. Du haut de cette croix, le monde nouveau se met en place. Une autre parole a retenti pour le peuple désemparé, pressentant ce qui s'annonce. Quand Jésus a annoncé le relèvement du Temple éternel au jour de sa résurrection, le Temple de Jérusalem, cœur symbolique de la vie spirituelle du peuple, est menacé de ruine. Souvenons-nous, juste avant, Jean 11, 48 : « Si nous le laissons continuer ainsi, tous croiront en lui, les Romains interviendront et ils détruiront et notre saint Lieu et notre nation. »

L'actualité nous permet de mesurer ce qu'il en sera, ce qu'il a pu en être. Ainsi, on ne savait pas ce que l'incendie de Notre-Dame de Paris nous a révélé comme perception diffuse d'une spiritualité commune. Œcuménique. Au-delà du seul rite catholique. Comme le Temple de Jérusalem qui était au strict plan cultuel un lieu sadducéen, une seule des mouvances spirituelles de l'Israël d'alors. Il n'en vaut pas moins, menacé, le trouble de la plupart, y compris non-sadducéens, comme Jésus lui-même. Chacun y a le symbole de son propre enracinement spirituel. Comme, d'une façon à la fois différente et similaire, Notre-Dame : elle est antérieure à la division religieuse de la France et de la chrétienté latine, division qui date, non pas du XVIe siècle, mais du XIVe, avec la division de la papauté-même. Depuis, plusieurs mouvances tentent la réunification, une réunification qui ne soit pas de surface, mais vraie et profonde. La Réforme est une de ces mouvances, une de ces tentatives. Toutes ont échoué. La division, remontant au XIVe siècle, sera entérinée par les guerres civiles-religieuses et la distribution divisée des affectations des édifices du culte. Comme pour le Temple de Jérusalem, affecté aux sadducéens, Notre-Dame est affectée au culte catholique, mais tous, dans un cas comme dans l'autre, y reconnaissent aussi quelque chose de leur propre vie spirituelle, jusqu'au-delà du christianisme aujourd'hui, jusqu'au-delà des frontières, comme les Grecs de notre évangile. C'est ce à quoi on vient d’assister dans une destruction, symbole d'une destruction spirituelle, incendie symbole d'un effondrement religieux, comme il en sera du Temple de Jérusalem, qui n'affecte pas que le seul culte auquel il est réservé, mais où tous, jusqu'au-delà des frontières du pays, se reconnaissent à leur façon.

Détresse à l'horizon de l'an 70, de la destruction du Temple, à laquelle a répondu une parole : mon Nom (invoqué dans ce Temple menacé), « je l’ai glorifié et je le glorifierai encore. »

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Voilà la réponse à la question des Grecs venus au Temple pour la Pâque et qui veulent voir Jésus, réponse à notre question (comme eux, ne sommes-nous pas ici ce soir pour rencontrer Jésus ?). Vous voulez me voir ? Mais on ne me voit que dans mon élévation, à la gloire, à la croix, glorifiant le Nom de Dieu. On ne me voit que là, on ne me rejoint que là.

Le crucifié est couronné roi d’un Royaume qui n’est pas ce monde ; mais qui est le seul Royaume qui ne passera pas. Lui le sait : ce n’est pas pour lui, c'est pour vous, pour nous qu’a retenti cette voix du ciel : « Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore. »

Cela coûte, cela a coûté à Jésus : « Maintenant mon âme est troublée, et que dirai-je ? Père, sauve-moi de cette heure ? Mais c’est précisément pour cette heure que je suis venu. »

*

On s'approche du lieu de la gloire que Jésus reçoit du Père. Cette crucifixion qui semble n'être que le lieu de l'ignominie et qui est en réalité le lieu de la glorification, la glorification du nom de Dieu — même racine en grec, sembler et glorifier ! Quoiqu'il en semble, il n'y a pas d'autre gloire que celle-là, élevée à la croix.

Voilà le jugement. Voilà la croisée des chemins où nous sommes placés. Être jeté dehors avec le Prince de ce monde, qui quoiqu'il en semble, est vaincu ; ou entrer dès aujourd’hui dans la vie, pour prix de l’abandon de notre propre vie, avec le Christ.

Alors, qui est mis dehors quand Jésus est crucifié ? Les bourreaux ont cru que c’était Jésus, selon ce qu'il semble. Lui, nous a montré à quel point c’était l’inverse. Ici, il n’y a pas de neutralité possible. Il n’y a pas de simples observateurs. Mais une alternative. La seule vraie alternative, au fond, de l’Histoire du monde. Avec le Christ sur la croix, dans la gloire ; ou dans la semblance, le faux-semblant, la gloire de ce monde qui passe, et qui est passé définitivement ce jour-là, en ce vendredi saint.

Telle est la croisée des chemins où nous place Jésus aujourd’hui.


RP, Poitiers, Vendredi saint, 19.04.19


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