Nous t’en prions, Notre Père, que le souffle de ton Esprit gonfle les voiles de notre foi, tendues pour Toi ; qu'il nous fasse avancer dans ce voyage qu'est l'enseignement que nous commençons de recevoir ici (...). Accorde-nous donc de donner aux mots leur véritable sens, prodigue la lumière à notre esprit, […] et établis notre foi dans la vérité. Accorde-nous de dire ce que nous croyons. Selon le devoir qui nous incombe, après avoir appris des prophètes et des apôtres que Tu es un seul Dieu et qu'il y a un seul Seigneur Jésus-Christ, donne-nous de Te célébrer (d’après Hilaire de Poitiers — Traité de la Trinité I, 6).
Daniel 7.13-14 ; Psaume 93 ; Apocalypse 1.5-8 ; Jean 18.33-37
Ps 93
Daniel 7.13-14
Jean 18.33-37
D’un côté une proclamation de la royauté de Dieu (Ps 93, 1 : « Le Seigneur est roi. Il est vêtu de majesté »), de l’autre l’affirmation que cette royauté se déploie dans l’image de Dieu, comme vis-à-vis humain (Dn 7, 14 — l’Humain selon l’image de Dieu : « On lui donna la domination, l'honneur et la royauté ») ; — et en écho Jésus qui affirme que la royauté dont il est question — et dont il se présente comme le témoin par excellence, témoin de la vérité (Jn 18, 37) —, cette royauté n’est pas de ce monde (Jn 18, 36).
Entre le règne éternel de Dieu et celui qui manifeste la façon dont l’homme en porte la marque et la délégation, se déploie la façon dont Dieu se connaît et se présente à nous : dans l’humilité.
Calvin nous dit (IC I, xiii, 21, vol. 1, p. 101-102), citant Hilaire de Poitiers (Trin I, 19) — « Laissons à Dieu le privilège de se connaître lui-même, car c’est lui seul, comme dit S. Hilaire, qui est témoin approprié de soi, et ne se connaît que par soi. » Dieu se connaissant et se dévoilant comme celui qui règne… dans l’humilité, par l’humilité — chose difficile à concevoir : nous croirions volontiers en un Dieu du coup d’éclat, qui déploie sa majesté comme on penserait devoir s’y attendre, comme se représentent communément les majestés et les pouvoirs…
Mais voilà qu’il n’en est pas ainsi — ce qu’on trouve en écho quand Jésus dit aux disciples s’interrogeant sur leur part de pouvoir : qu’il n’en soit pas de même parmi vous : ce n’est pas de la sorte que Dieu se connaît et se fait connaître, ce n’est pas de la sorte que la parole de Dieu saurait trouver un écho parmi vous — selon que Dieu seul se connaît et se dévoile de façon appropriée.
Selon la liturgie luthérienne (alors que nous voilà Église Unie avec les luthériens), ce dimanche est le dimanche de l’éternité. Éternité du Dieu qui ne se donne que dans la radicale humilité de celui dont le règne n’est pas de ce monde — connaissance de la vérité comme vis-à-vis : « je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. » Peut-être doit-on oser voir là une parole de réconciliation des liturgies puisque pour l’Eglise catholique romaine c’est le dimanche du Christ roi : le règne d’éternité, le règne du Fils de l’homme, n’est pas de ce monde. C’est l’affirmation à laquelle nous conduit l’évangile de jour.
Jésus aux prises avec Pilate, celui qui précisément représente le règne de ce monde, celui de César. Et qui donc — ça fait partie de sa tâche — entend tout comme parlant de ce monde : le règne dont il est question dans la parole de Dieu dont il a eu écho est donc pour lui forcément de ce monde : tu es le roi des Judéens m’ont dit d’aucuns. On imagine l’œil ironique de Pilate : voilà un roi qui n’a pas belle allure !
Avant d’aller plus loin dans ce texte, il me semble falloir préciser qu’il n’y est pas question de querelle entre juifs et chrétiens. D’abord les chrétiens n’existent pas encore. Jésus est juif. Ensuite la traduction commune de la question de Pilate donnée en grec sur Jésus « roi des juifs » est vraiment sujette à caution : il n’y a pas de roi d’une religion, mais d’un pays ! Aussi le terme grec, qui a un double sens : Judéen, habitant de la Judée, ou juif, membre de la religion juive, doit évidemment ici être traduit par Judéen : on peut être présenté comme roi de la Judée, mais pas comme roi du judaïsme !
Bref, Pilate demande à Jésus s’il entend prendre la place d’Hérode, roi des Judéens en titre, oui ou non ?!
Hérode étant l’allié des Romains, la puissance dominante, et de fait garante de l’ordre, on comprend que Pilate puisse être concerné. Mais comme il doute des capacités de ce… roi, qui ressemble si peu à un roi, à mener à bien un coup d’État, il invite Jésus à se prononcer lui-même sur ses prétentions politiques… Et n’obtient pas de réponse ! Le quiproquo est total ! D’un côté une question politico-diplomatique, le vrai motif de la condamnation de Jésus, en complicité entre autorités judéennes et romaines, malgré le scepticisme de Pilate qui cherche à se débarrasser cette affaire, et de l’autre l’affirmation juive, car le propos du juif Jésus est bien juif, sur la réalité, à une tout autre mesure, du règne de Dieu, ici dans un soulignement radical de l’humilité de Dieu.
Où l’on est renvoyé à un autre vis-à-vis : le vis-à-vis de l’éternité de Dieu et de son humanité, qui trouve dans l’histoire écho dès le Nouveau Testament dans un autre vis-à-vis, celui du judaïsme et de ce qui deviendra le christianisme : car il n’y a pas de christianisme sans judaïsme, sans judaïsme vivant. Jésus devant Pilate rend témoignage à la vérité, la vérité exprimée dans la Bible juive.
Le livre de Daniel nous donne une vision du règne de Dieu, règne décrit comme celui d'un fils d'homme, règne reçu auprès de l'Ancien des jours, Dieu.
Dans l’Évangile de Jean, l’homme Jésus apparaît dans la faiblesse au jour où il comparait devant Pilate ; apparemment loin de l'éternité, l'Évangile de Jean nous parle d'un temps sombre. Il nous parle du présent, de notre présent, où ce règne éternel du Fils de l'Homme est voilé sous la douleur, sous l'humiliation, sous tout ce que l'on confronte d'inhumain et de douloureux. Là, Dieu se montre faible, dans le silence.
Et j’entends l’écho du théologien juif Hans Jonas nous interrogeant sur « le concept de Dieu après Auschwitz ». Tout sauf régnant, comme le Dieu dont Jésus nous présente le visage devant Pilate. Le voilà en proie à un destin, aujourd’hui celui de Jésus devant Pilate, qui apparemment lui échappe ! Ici, ce sont les pouvoirs humains, particulièrement en la personne de Pilate, qui sont forts. Ici Dieu est voilé dans le Christ sous son apparente impuissance. Voilé, et révélé. Car précisément, là est la façon dont Dieu règne, d’un règne qui n’est pas de l’ordre des règnes de ce monde…
C’est le sens de la citation de Hilaire par Calvin. Le règne dont le Christ témoigne devant Pilate est d’un tout autre ordre que celui d’une concurrence à l’égard de César : c’est de la sorte que Dieu se connaît et se fait connaître : dans l’humilité, une humilité telle qu’elle en devient comme incompréhensible, le plus humble, Jésus devant Pilate, dévoilant l’infini.
Et j’en viens à Hilaire à nouveau, à son expérience religieuse propre.
Je le cite : « Les livres écrits, ainsi que l’enseigne la religion des Hébreux, par Moïse et par les prophètes me tombèrent entre les mains, et j’y lus ces paroles que Dieu prononce en parlant de lui-même : « Je suis celui qui est, » et ensuite : « Voici ce que vous direz aux enfants d’Israël : celui qui est m’a envoyé vers vous. » Je fus frappé de cette définition si parfaite de Dieu, qui, exprimée dans un langage tout à fait approprié à l’intelligence de l’homme, lui révèle la connaissance jusqu’alors incompréhensible de la nature divine. »
Mais voilà, dit-il, que cette parole l’effraie, lui semblant parler d’un Dieu lointain, jusqu’à ce qu’il lise le Prologue de cet évangile de Jean où nous lisons aujourd’hui la rencontre de Jésus et de Pilate : « J’y apprends, dit-il, que le Créateur est Dieu de Dieu, que le Verbe est Dieu, et qu’au commencement il est avec Dieu. Tout s’explique, et je comprends que la lumière du monde demeure dans le monde, et que le monde ne la reconnaît pas ; qu’il vient chez soi, et qu’il n’est pas reçu par les siens ; que ceux qui le reçoivent deviennent, pour prix de leur foi, les enfants de Dieu, qu’ils ne sont pas nés de l’accouplement de la chair, ni de la conception du sang, ni de la volonté des corps, mais de Dieu, puis que le Verbe a été fait chair, qu’il habite parmi nous, et que sa gloire, comme Fils unique du Père, est parfaite avec la grâce et la vérité. Mon esprit agité et toujours inquiet vit alors briller un rayon d’espérance plus vif qu’il ne s’y attendait. Je fus d’abord pénétré de la connaissance de Dieu, et les idées que j’avais naturellement conçues de l’éternité du Créateur, de son infinité et de sa beauté, s’appliquaient, je le compris dès lors, à son fils unique. »
… Celui qui nous a rejoints, qui a revêtu notre humanité. Toujours le vis-à-vis de l’infini et de l’humilité, présent dans le Christ.
Un vis-à-vis intime de Dieu et de l’humanité dans le Christ qui fonde nos vies comme en vis-à-vis ; à commencer par ce vis-à-vis qu’est celui de la création de l’humain — homme et femme il les créa. Concernant Hilaire, qui est marié, son ministère en vis-à-vis commence sans doute là… En humble témoignage de ce qui est pleinement révélé dans le vis-à-vis de l’Incarnation du Christ.
Où l’on sait que le vis-à-vis dans lequel l’humanité est donnée comme image de Dieu est loin du vase clos, mais est de l’ordre du dévoilement de soi pour aller plus avant dans la rencontre de celui qui nous dévoile à lui-même comme il se connaît lui-même. Et puis, je le redis, ce vis-à-vis se signifie dans notre temps, le temps des hommes : d’abord, dès les évangiles, dans le vis-à-vis du judaïsme et du christianisme et donc a fortiori, par la suite, dans le vis-à-vis œcuménique des Églises chrétiennes — pour commencer par là.
Je me suis référé à Hilaire pour dire cela : c’est que son héritage est ancré dans cette leçon biblique-là. Et étant à Poitiers… À l’époque d’Hilaire, au IVe siècle, on est plusieurs siècles avant la séparation des christianismes d’Occident et d’Orient, on est douze siècles avant la Réforme — ; voilà un témoin que nous avons donc en commun, Églises de Poitiers. Mais au-delà même de nos Églises, il offre une parole qui vaut d’être entendue par tous : la parole du vis-à-vis du Dieu Autre qui s’exprime dans nos vis-à-vis — de chrétiens en regard d’Israël, d’Églises chrétiennes en regard les unes des autres, et cela s’étend aux autres traditions, à commencer par celles qui se réclament d’Abraham et au-delà encore à l’humanité et ses institutions, celles de la Cité.
Autant vis-à-vis. Où je mentionnerai à mon tour, à ma modeste échelle, quelques vis-à-vis d’un ministère, celui pour lequel l’Église réformée, par sa présidente de la région Ouest, m’installe aujourd’hui à Poitiers : en premier bien sûr le vis-à-vis de mon épouse ; puis le vis-à-vis du conseil presbytéral et de chacun dans la communauté, notamment ceux qui exercent des responsabilités dans les diverses activités, catéchétiques, d’entraide, de témoignage… ; mes collègues du consistoire du Poitou, mes collègues des autres Églises, catholique, orthodoxe, protestantes, ainsi que leurs communautés — à commencer par celles qui partagent notre temple, l’Église malgache et l’Église coréenne, signe local concret de l’universalité de l’Eglise.
Et puis je n’oublie pas parmi nos vis-à-vis les responsables et les membres des communautés juive et musulmane, et au-delà des cultes, celles et ceux qui ont des responsabilités dans notre Cité commune, au plan national, régional, départemental et local.
Question de vis-à-vis. C’est bien ce message qui me semble résonner dans les textes bibliques que nous avons lus. C’est ainsi que s’il n’est pas question pour Jésus de renverser Hérode ou le pouvoir de Rome !, c’est qu’il ne saurait être question pour lui d’autre pouvoir que celui de la parole de Dieu, et qu’il ne saurait donc être question de dicter telle ou telle forme d’un prétendu règne de Dieu à un pouvoir laïque en niant le vis-à-vis de la Cité — qu’il n’en soit ainsi parmi vous. Il n’est de témoignage que d’un règne qui n’est pas de ce monde, et cela uniquement par l’humilité de celui qui a renoncé à tout pouvoir, qui nous a rejoints jusqu’à la mort, nous dévoilant notre humilité en descendant jusqu’à nos détresses les plus intenses — depuis celles de notre quotidien, jusqu’à celles de l’actualité internationale.
Et je reprendrai Hilaire, à nouveau cité par Calvin (IC II, xvi, 11, vol 1, p. 270 / Trin IV.42, II.24, III.15) : « S. Hilaire dit que, par cette descente, nous avons obtenu ce bien que la mort est abolie. […] Que la croix la mort et les enfers sont notre vie. [Que] le Fils de Dieu est aux enfers : mais l’homme est exalté au ciel. »
Ou l’on retrouve Daniel (7, 13-14) : « Arriva comme un fils d'homme ; Il s'avança vers l'Ancien des jours, Et on le fit approcher de lui. On lui donna la domination, l'honneur et la royauté ; Et tous les peuples, les nations et les hommes de toutes langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle Qui ne passera pas, Et sa royauté ne sera jamais détruite. »
Une royauté qui n’est pas de ce monde. Un service qui n’est pas une servitude — un service qui se traduit en service de l’humain : c’est bien un fils d’homme, dans toute l’humilité qui est dans ce nom-même en hébreu comme en français : humain, humus. Un service qui ne passe pas parce qu’il dévoile en vis-à-vis l’éternité de celui dont le règne a été dévoilé dans l’humilité du Fils de l’Homme.
*
Daniel 7.13-14 ; Psaume 93 ; Apocalypse 1.5-8 ; Jean 18.33-37
Ps 93
1 Le SEIGNEUR est roi.
Il est vêtu de majesté.
Le SEIGNEUR est vêtu, avec la force pour baudrier.
Oui, le monde reste ferme, inébranlable.
2 Depuis lors ton trône est ferme ; depuis toujours tu es.
Daniel 7.13-14
13 Je regardais pendant mes visions nocturnes,
Et voici que sur les nuées du ciel
Arriva comme un fils d'homme ;
Il s'avança vers l'Ancien des jours,
Et on le fit approcher de lui.
14 On lui donna la domination, l'honneur et la royauté ;
Et tous les peuples, les nations et les hommes de toutes langues le servirent.
Sa domination est une domination éternelle
Qui ne passera pas,
Et sa royauté ne sera jamais détruite.
Jean 18.33-37
33 Pilate rentra donc dans la résidence. Il appela Jésus et lui dit : « Es-tu le roi des Judéens ? »
34 Jésus lui répondit : « Dis-tu cela de toi-même ou d'autres te l'ont-ils dit de moi ? »
35 Pilate lui répondit : « Est-ce que je suis Judéen, moi ? Ceux de ta nation, les grands prêtres, t'ont livré à moi ! Qu'as-tu fait ? »
36 Jésus répondit : « Ma royauté n'est pas de ce monde. Si ma royauté était de ce monde, les miens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux pouvoirs judéens. Mais maintenant ma royauté n'est pas d'ici. »
37 Pilate lui dit alors : « Tu es donc roi ? » Jésus lui répondit : « Tu dis que je suis roi. Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. »
*
D’un côté une proclamation de la royauté de Dieu (Ps 93, 1 : « Le Seigneur est roi. Il est vêtu de majesté »), de l’autre l’affirmation que cette royauté se déploie dans l’image de Dieu, comme vis-à-vis humain (Dn 7, 14 — l’Humain selon l’image de Dieu : « On lui donna la domination, l'honneur et la royauté ») ; — et en écho Jésus qui affirme que la royauté dont il est question — et dont il se présente comme le témoin par excellence, témoin de la vérité (Jn 18, 37) —, cette royauté n’est pas de ce monde (Jn 18, 36).
Entre le règne éternel de Dieu et celui qui manifeste la façon dont l’homme en porte la marque et la délégation, se déploie la façon dont Dieu se connaît et se présente à nous : dans l’humilité.
Calvin nous dit (IC I, xiii, 21, vol. 1, p. 101-102), citant Hilaire de Poitiers (Trin I, 19) — « Laissons à Dieu le privilège de se connaître lui-même, car c’est lui seul, comme dit S. Hilaire, qui est témoin approprié de soi, et ne se connaît que par soi. » Dieu se connaissant et se dévoilant comme celui qui règne… dans l’humilité, par l’humilité — chose difficile à concevoir : nous croirions volontiers en un Dieu du coup d’éclat, qui déploie sa majesté comme on penserait devoir s’y attendre, comme se représentent communément les majestés et les pouvoirs…
Mais voilà qu’il n’en est pas ainsi — ce qu’on trouve en écho quand Jésus dit aux disciples s’interrogeant sur leur part de pouvoir : qu’il n’en soit pas de même parmi vous : ce n’est pas de la sorte que Dieu se connaît et se fait connaître, ce n’est pas de la sorte que la parole de Dieu saurait trouver un écho parmi vous — selon que Dieu seul se connaît et se dévoile de façon appropriée.
Selon la liturgie luthérienne (alors que nous voilà Église Unie avec les luthériens), ce dimanche est le dimanche de l’éternité. Éternité du Dieu qui ne se donne que dans la radicale humilité de celui dont le règne n’est pas de ce monde — connaissance de la vérité comme vis-à-vis : « je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. » Peut-être doit-on oser voir là une parole de réconciliation des liturgies puisque pour l’Eglise catholique romaine c’est le dimanche du Christ roi : le règne d’éternité, le règne du Fils de l’homme, n’est pas de ce monde. C’est l’affirmation à laquelle nous conduit l’évangile de jour.
*
Jésus aux prises avec Pilate, celui qui précisément représente le règne de ce monde, celui de César. Et qui donc — ça fait partie de sa tâche — entend tout comme parlant de ce monde : le règne dont il est question dans la parole de Dieu dont il a eu écho est donc pour lui forcément de ce monde : tu es le roi des Judéens m’ont dit d’aucuns. On imagine l’œil ironique de Pilate : voilà un roi qui n’a pas belle allure !
Avant d’aller plus loin dans ce texte, il me semble falloir préciser qu’il n’y est pas question de querelle entre juifs et chrétiens. D’abord les chrétiens n’existent pas encore. Jésus est juif. Ensuite la traduction commune de la question de Pilate donnée en grec sur Jésus « roi des juifs » est vraiment sujette à caution : il n’y a pas de roi d’une religion, mais d’un pays ! Aussi le terme grec, qui a un double sens : Judéen, habitant de la Judée, ou juif, membre de la religion juive, doit évidemment ici être traduit par Judéen : on peut être présenté comme roi de la Judée, mais pas comme roi du judaïsme !
Bref, Pilate demande à Jésus s’il entend prendre la place d’Hérode, roi des Judéens en titre, oui ou non ?!
Hérode étant l’allié des Romains, la puissance dominante, et de fait garante de l’ordre, on comprend que Pilate puisse être concerné. Mais comme il doute des capacités de ce… roi, qui ressemble si peu à un roi, à mener à bien un coup d’État, il invite Jésus à se prononcer lui-même sur ses prétentions politiques… Et n’obtient pas de réponse ! Le quiproquo est total ! D’un côté une question politico-diplomatique, le vrai motif de la condamnation de Jésus, en complicité entre autorités judéennes et romaines, malgré le scepticisme de Pilate qui cherche à se débarrasser cette affaire, et de l’autre l’affirmation juive, car le propos du juif Jésus est bien juif, sur la réalité, à une tout autre mesure, du règne de Dieu, ici dans un soulignement radical de l’humilité de Dieu.
Où l’on est renvoyé à un autre vis-à-vis : le vis-à-vis de l’éternité de Dieu et de son humanité, qui trouve dans l’histoire écho dès le Nouveau Testament dans un autre vis-à-vis, celui du judaïsme et de ce qui deviendra le christianisme : car il n’y a pas de christianisme sans judaïsme, sans judaïsme vivant. Jésus devant Pilate rend témoignage à la vérité, la vérité exprimée dans la Bible juive.
Le livre de Daniel nous donne une vision du règne de Dieu, règne décrit comme celui d'un fils d'homme, règne reçu auprès de l'Ancien des jours, Dieu.
Dans l’Évangile de Jean, l’homme Jésus apparaît dans la faiblesse au jour où il comparait devant Pilate ; apparemment loin de l'éternité, l'Évangile de Jean nous parle d'un temps sombre. Il nous parle du présent, de notre présent, où ce règne éternel du Fils de l'Homme est voilé sous la douleur, sous l'humiliation, sous tout ce que l'on confronte d'inhumain et de douloureux. Là, Dieu se montre faible, dans le silence.
Et j’entends l’écho du théologien juif Hans Jonas nous interrogeant sur « le concept de Dieu après Auschwitz ». Tout sauf régnant, comme le Dieu dont Jésus nous présente le visage devant Pilate. Le voilà en proie à un destin, aujourd’hui celui de Jésus devant Pilate, qui apparemment lui échappe ! Ici, ce sont les pouvoirs humains, particulièrement en la personne de Pilate, qui sont forts. Ici Dieu est voilé dans le Christ sous son apparente impuissance. Voilé, et révélé. Car précisément, là est la façon dont Dieu règne, d’un règne qui n’est pas de l’ordre des règnes de ce monde…
C’est le sens de la citation de Hilaire par Calvin. Le règne dont le Christ témoigne devant Pilate est d’un tout autre ordre que celui d’une concurrence à l’égard de César : c’est de la sorte que Dieu se connaît et se fait connaître : dans l’humilité, une humilité telle qu’elle en devient comme incompréhensible, le plus humble, Jésus devant Pilate, dévoilant l’infini.
Et j’en viens à Hilaire à nouveau, à son expérience religieuse propre.
Je le cite : « Les livres écrits, ainsi que l’enseigne la religion des Hébreux, par Moïse et par les prophètes me tombèrent entre les mains, et j’y lus ces paroles que Dieu prononce en parlant de lui-même : « Je suis celui qui est, » et ensuite : « Voici ce que vous direz aux enfants d’Israël : celui qui est m’a envoyé vers vous. » Je fus frappé de cette définition si parfaite de Dieu, qui, exprimée dans un langage tout à fait approprié à l’intelligence de l’homme, lui révèle la connaissance jusqu’alors incompréhensible de la nature divine. »
Mais voilà, dit-il, que cette parole l’effraie, lui semblant parler d’un Dieu lointain, jusqu’à ce qu’il lise le Prologue de cet évangile de Jean où nous lisons aujourd’hui la rencontre de Jésus et de Pilate : « J’y apprends, dit-il, que le Créateur est Dieu de Dieu, que le Verbe est Dieu, et qu’au commencement il est avec Dieu. Tout s’explique, et je comprends que la lumière du monde demeure dans le monde, et que le monde ne la reconnaît pas ; qu’il vient chez soi, et qu’il n’est pas reçu par les siens ; que ceux qui le reçoivent deviennent, pour prix de leur foi, les enfants de Dieu, qu’ils ne sont pas nés de l’accouplement de la chair, ni de la conception du sang, ni de la volonté des corps, mais de Dieu, puis que le Verbe a été fait chair, qu’il habite parmi nous, et que sa gloire, comme Fils unique du Père, est parfaite avec la grâce et la vérité. Mon esprit agité et toujours inquiet vit alors briller un rayon d’espérance plus vif qu’il ne s’y attendait. Je fus d’abord pénétré de la connaissance de Dieu, et les idées que j’avais naturellement conçues de l’éternité du Créateur, de son infinité et de sa beauté, s’appliquaient, je le compris dès lors, à son fils unique. »
… Celui qui nous a rejoints, qui a revêtu notre humanité. Toujours le vis-à-vis de l’infini et de l’humilité, présent dans le Christ.
Un vis-à-vis intime de Dieu et de l’humanité dans le Christ qui fonde nos vies comme en vis-à-vis ; à commencer par ce vis-à-vis qu’est celui de la création de l’humain — homme et femme il les créa. Concernant Hilaire, qui est marié, son ministère en vis-à-vis commence sans doute là… En humble témoignage de ce qui est pleinement révélé dans le vis-à-vis de l’Incarnation du Christ.
Où l’on sait que le vis-à-vis dans lequel l’humanité est donnée comme image de Dieu est loin du vase clos, mais est de l’ordre du dévoilement de soi pour aller plus avant dans la rencontre de celui qui nous dévoile à lui-même comme il se connaît lui-même. Et puis, je le redis, ce vis-à-vis se signifie dans notre temps, le temps des hommes : d’abord, dès les évangiles, dans le vis-à-vis du judaïsme et du christianisme et donc a fortiori, par la suite, dans le vis-à-vis œcuménique des Églises chrétiennes — pour commencer par là.
Je me suis référé à Hilaire pour dire cela : c’est que son héritage est ancré dans cette leçon biblique-là. Et étant à Poitiers… À l’époque d’Hilaire, au IVe siècle, on est plusieurs siècles avant la séparation des christianismes d’Occident et d’Orient, on est douze siècles avant la Réforme — ; voilà un témoin que nous avons donc en commun, Églises de Poitiers. Mais au-delà même de nos Églises, il offre une parole qui vaut d’être entendue par tous : la parole du vis-à-vis du Dieu Autre qui s’exprime dans nos vis-à-vis — de chrétiens en regard d’Israël, d’Églises chrétiennes en regard les unes des autres, et cela s’étend aux autres traditions, à commencer par celles qui se réclament d’Abraham et au-delà encore à l’humanité et ses institutions, celles de la Cité.
Autant vis-à-vis. Où je mentionnerai à mon tour, à ma modeste échelle, quelques vis-à-vis d’un ministère, celui pour lequel l’Église réformée, par sa présidente de la région Ouest, m’installe aujourd’hui à Poitiers : en premier bien sûr le vis-à-vis de mon épouse ; puis le vis-à-vis du conseil presbytéral et de chacun dans la communauté, notamment ceux qui exercent des responsabilités dans les diverses activités, catéchétiques, d’entraide, de témoignage… ; mes collègues du consistoire du Poitou, mes collègues des autres Églises, catholique, orthodoxe, protestantes, ainsi que leurs communautés — à commencer par celles qui partagent notre temple, l’Église malgache et l’Église coréenne, signe local concret de l’universalité de l’Eglise.
Et puis je n’oublie pas parmi nos vis-à-vis les responsables et les membres des communautés juive et musulmane, et au-delà des cultes, celles et ceux qui ont des responsabilités dans notre Cité commune, au plan national, régional, départemental et local.
Question de vis-à-vis. C’est bien ce message qui me semble résonner dans les textes bibliques que nous avons lus. C’est ainsi que s’il n’est pas question pour Jésus de renverser Hérode ou le pouvoir de Rome !, c’est qu’il ne saurait être question pour lui d’autre pouvoir que celui de la parole de Dieu, et qu’il ne saurait donc être question de dicter telle ou telle forme d’un prétendu règne de Dieu à un pouvoir laïque en niant le vis-à-vis de la Cité — qu’il n’en soit ainsi parmi vous. Il n’est de témoignage que d’un règne qui n’est pas de ce monde, et cela uniquement par l’humilité de celui qui a renoncé à tout pouvoir, qui nous a rejoints jusqu’à la mort, nous dévoilant notre humilité en descendant jusqu’à nos détresses les plus intenses — depuis celles de notre quotidien, jusqu’à celles de l’actualité internationale.
Et je reprendrai Hilaire, à nouveau cité par Calvin (IC II, xvi, 11, vol 1, p. 270 / Trin IV.42, II.24, III.15) : « S. Hilaire dit que, par cette descente, nous avons obtenu ce bien que la mort est abolie. […] Que la croix la mort et les enfers sont notre vie. [Que] le Fils de Dieu est aux enfers : mais l’homme est exalté au ciel. »
Ou l’on retrouve Daniel (7, 13-14) : « Arriva comme un fils d'homme ; Il s'avança vers l'Ancien des jours, Et on le fit approcher de lui. On lui donna la domination, l'honneur et la royauté ; Et tous les peuples, les nations et les hommes de toutes langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle Qui ne passera pas, Et sa royauté ne sera jamais détruite. »
Une royauté qui n’est pas de ce monde. Un service qui n’est pas une servitude — un service qui se traduit en service de l’humain : c’est bien un fils d’homme, dans toute l’humilité qui est dans ce nom-même en hébreu comme en français : humain, humus. Un service qui ne passe pas parce qu’il dévoile en vis-à-vis l’éternité de celui dont le règne a été dévoilé dans l’humilité du Fils de l’Homme.
RP
Poitiers, culte d’installation, 25.11.12
Poitiers, culte d’installation, 25.11.12
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