dimanche 18 juin 2017

Des signes de mémoire




Deutéronome 8, 1-16 ; Psaume 147 ; 1 Corinthiens 10, 16-17 ; Jean 6, 51-58

Deutéronome 8, 14-16
14 Prends garde que ton cœur ne s’enfle, et que tu n’oublies l’Eternel, ton Dieu, qui t’a fait sortir du pays d’Egypte, de la maison de servitude.
15 qui t’a fait marcher dans ce grand et affreux désert, où il y a des serpents brûlants et des scorpions, dans des lieux arides et sans eau, et qui a fait jaillir pour toi de l’eau du rocher le plus dur,
16 qui t’a fait manger dans le désert la manne inconnue à tes pères, afin de t’humilier et de t’éprouver, pour te faire ensuite du bien.

1 Corinthiens 10, 16-17

16 La coupe de bénédiction que nous bénissons, n’est-elle pas la communion au sang de Christ ? Le pain que nous rompons, n’est-il pas la communion au corps de Christ ?
17 Puisqu’il y a un seul pain, nous qui sommes plusieurs, nous formons un seul corps ; car nous participons tous à un même pain.

Jean 6, 51-58
51 Je suis le pain vivant qui est descendu du ciel. Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra pour le siècle d’éternité ; et le pain que je donnerai, c’est ma chair, que je donnerai pour la vie du monde.
52 Là-dessus, les Judéens disputaient entre eux, disant : Comment peut-il nous donner sa chair à manger ?
53 Jésus leur dit : En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez son sang, vous n’avez point la vie en vous-mêmes.
54 Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang a la vie du siècle d’éternité ; et je le ressusciterai au dernier jour.
55 Car ma chair est vraiment une nourriture, et mon sang est vraiment un breuvage.
56 Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang demeure en moi, et je demeure en lui.
57 Comme le Père qui est vivant m’a envoyé, et que je vis par le Père, ainsi celui qui me mange vivra par moi.
58 C’est ici le pain qui est descendu du ciel. Il n’en est pas comme de vos pères qui ont mangé la manne et qui sont morts : celui qui mange ce pain vivra pour le siècle d’éternité.

*

Voilà un texte, Jean 6, des textes, Deut 8 et 1 Co 10, qui parlent d’une mémoire qui se noue jusqu’au cœur de nos chairs (en communion au corps et au sang du Christ, 1 Co 10 / en mémoire de lui, 1 Co 11, 24-25 ; « garde-toi d’oublier », Dt 8). Une mémoire commune se noue, comme pour notre jumelage avec Bearsden. Une mémoire partagée où se constitue un peuple, une mémoire commune fondée sur la mémoire de Dieu devenant constitutive de nos êtres, comme chair de Dieu (Jn 6) !… qui nous rejoint au cœur nos êtres, de nos chairs (« c’est ma chair, que je donnerai pour la vie du monde »), puisque c’est là que se noue la mémoire, et la mémoire partagée, mémoire qui sourd du plus profond de nos êtres.

Pour donner… chair à cela, une citation que vous allez reconnaître :
« […] Un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi.
[…]
Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas […].
[…]
Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin […], ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul.
[…]
Quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des autres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »

Vous avez reconnu cette citation de Marcel Proust, dans À la recherche du temps perdu.

*

« Prends garde que ton cœur ne s’enfle, et que tu n’oublies l’Eternel, ton Dieu, qui t’a fait sortir de la maison de servitude […] qui t’a fait manger dans le désert la manne inconnue à tes pères ». — « La coupe de bénédiction que nous bénissons, n’est-elle pas la communion au sang de Christ ? Le pain que nous rompons, n’est-il pas la communion au corps de Christ ? » demande Paul aux Corinthiens, qui n’ont connu ni le Christ ni l’institution de la Cène au premier jeudi saint. — « Vos pères ont mangé la manne et sont morts » — d’autres, ensuite, ont mangé le pain multiplié aussi, et pour plusieurs ils sont morts depuis, ils ont même, pour les Douze, participé à l’institution de la Cène, puis sont morts — mais « celui qui mange ce pain vivra dans le siècle d’éternité. »

Signes pour nos sens et notre souvenir : comme cette fameuse madeleine de Proust. Le « faire mémoire », le souvenir du désert prescrit au Deutéronome, le souvenir de la faim réactivé par chaque faim, le souvenir de la manne, ou la sainte Cène que nous allons célébrer.

Signes qui provoquent un déplacement en nous, qui transportent, et qui disent que quelque chose demeure, sous la forme d’un souvenir demeuré vif, et même : souvenir d’un temps qui nous a échappé !, ou qui n’a pas même été le nôtre !, et qui revient là, signe pour nos sens que Dieu lui-même se souvient, Dieu se souvient pour nous, Dieu se souvient en nous — Dieu se souvient de son Alliance, dit la Bible.

Dieu a-t-il besoin d’un signe pour se souvenir ? Ou ces textes nous indiquent-ils qu’il se souvient pour nous ? Ou même : en nous ? Voilà des textes qui disent ce qu’est un signe — un sacrement ! c’est-à-dire « la forme visible d’une réalité invisible », selon les termes de saint Augustin —, signe, à la manière évoquée par Proust avec sa madeleine.

J’aime à me souvenir que le nom de ce petit gâteau vient du nom d’une toute autre Madeleine, celle du tombeau vide, premier témoin de la résurrection de Jésus. Celle qui pleure comme une… Madeleine, justement, la mort de son Seigneur, avant d’éclater de la joie de la résurrection, pour transmettre un témoignage, qui de témoin en témoin viendra jusqu’à nous, réactivé parce que Dieu se souvient dans les signes qu’il nous donne.

*

Une autre citation :
« Sur le point de mourir, le bien aimé Baal Shem Tov [un maître spirituel dans le judaïsme d’Europe de l’Est du XVIIIe siècle] envoya chercher ses disciples. "J’ai servi pour vous d’intermédiaire, mais quand je ne serai plus là, vous allez devoir agir par vous-mêmes. Vous connaissez l’endroit de la forêt où j’invoque Dieu ? Tenez-vous en ce lieu et faites de même. Vous savez allumer le feu. Vous savez dire la prière. Faites tout cela et Dieu viendra."
Après la mort du Baal Shem Tov, la première génération suivit ses instructions à la lettre et Dieu vint à chaque fois. À la deuxième génération, toutefois, nul ne se souvenait de la manière dont le Baal Shem Tov avait appris à allumer le feu, mais les gens se tenaient à l‘endroit dit dans la forêt et récitaient la prière. Et Dieu venait.
À la troisième génération, tout le monde avait non seulement oublié la façon d’allumer le feu, mais l’endroit où prier dans la forêt. Néanmoins, ils récitaient la prière. Et Dieu continuait à venir.
À la quatrième génération, il n’y avait plus personne pour se remémorer la façon d’allumer le feu, ni le lieu où se rendre dans la forêt et l’on avait oublié jusqu’à la prière. Mais quelqu’un se souvenait de l’histoire et la racontait à voix haute. Et Dieu venait toujours. »
(in Clarissa Pinkola Estés, Le don de l’histoire, Conte de sagesse à propos de ce qui est suffisant, éd. Grasset, p. 10-11)

*

Lorsqu’il est donné à notre foi de percevoir le signe d’Alliance, d’y percevoir que là se noue un souvenir commun, même oublié, et dont Dieu est le garant — Dieu se souvient — lorsqu’on a reçu ce don dans la foi, on l’a reçu pour la vie d’éternité, « celui qui mange ce pain vivra dans le siècle d’éternité », dès aujourd’hui.

En effet ce que je reçois dans le signe de l’Alliance dont Dieu se souvient peut être vécu pour quiconque, même ayant oublié, ou croyant avoir oublié, et même absent à ce moment ! Le souvenir de Dieu, qui se souvient, qui, se souvenant, faisait libérer du joug de la servitude le peuple de l’Alliance lors de l’Exode (même si le peuple avait oublié) — peut valoir pour quiconque espère une libération et invoque le Dieu qui vient avec nous au désert : Dieu se souvient, se souvient pour nous, se souvient en nous.

Croyant au Dieu de l’Alliance, ma foi à l’Alliance scellée un jour d’antan, vaut aujourd’hui force d’éternité parce que Dieu lui-même se souvient.

Et cette rencontre de mon humanité ; cette rencontre de mon souvenir de ce qu’un jour Dieu a rencontré la foi d’une Madeleine au tombeau vide ; cette rencontre de ce souvenir et du souvenir de Dieu — c’est cela que la venue de Jésus dans notre humanité dit en plénitude. Dieu se souvient — d’un souvenir activé pour nos sens qu’il a partagés en Jésus.

C’est le message de l’Évangile de la multiplication des pains, de la manne au désert : en Jésus, Dieu nous rejoint jusque dans nos déserts, les déserts de nos exils, au cœur de nos chairs. Ce n’est pas le pain ingéré dont il s’agit — comme la vérité de la mémoire n’est pas dans le morceau de madeleine de Marcel Proust (« Je bois une seconde gorgée, écrit-il, où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas ») —, ce n’est pas du pain ingéré (pas plus que d’un morceau de la madeleine) qu’il s’agit mais de la vérité d’éternité dont il réactive la mémoire, aujourd’hui, mémoire de la chair, mémoire dans la chair.

Dieu nous a rejoints jusque dans nos sens où s’active notre mémoire d’éternité ; il a scellé Alliance avec nous, et dans les signes qu’il nous donne Dieu lui-même se souvient pour nous et en nous. Ne craignez donc pas : Dieu lui-même se souvient aujourd’hui de son Alliance. « C’est ici le pain descendu du ciel. » — « Moi, je suis le pain vivant descendu du ciel. Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra pour le siècle d’éternité ; et le pain que je donnerai, c’est ma chair, pour la vie du monde. »


RP, Poitiers, 18/06/17


Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire