dimanche 15 avril 2018

"Alors il leur ouvrit l’esprit…"




Actes 3, 11-19 ; Psaume 4 ; 1 Jean 2, 1-5 ; Luc 24, 35-48

Luc 24, 35-48
35 Et ils racontèrent ce qui leur était arrivé en chemin, et comment ils l’avaient reconnu au moment où il rompit le pain.
36 Tandis qu’ils parlaient de la sorte, lui-même se présenta au milieu d’eux, et leur dit : La paix soit avec vous !
37 Saisis de frayeur et d’épouvante, ils croyaient voir un esprit.
38 Mais il leur dit : Pourquoi êtes-vous troublés, et pourquoi pareilles pensées s’élèvent-elles dans vos cœurs ?
39 Voyez mes mains et mes pieds, c’est bien moi ; touchez-moi et voyez : un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’ai.
40 Et en disant cela, il leur montra ses mains et ses pieds.
41 Comme, dans leur joie, ils ne croyaient point encore, et qu’ils étaient dans l’étonnement, il leur dit : Avez-vous ici quelque chose à manger ?
42 Ils lui présentèrent du poisson rôti et un rayon de miel.
43 Il en prit, et il mangea devant eux.
44 Puis il leur dit : C’est là ce que je vous disais lorsque j’étais encore avec vous, qu’il fallait que s’accomplît tout ce qui est écrit de moi dans la loi de Moïse, dans les prophètes, et dans les psaumes.
45 Alors il leur ouvrit l’esprit, afin qu’ils comprissent les Écritures.
46 Et il leur dit : Ainsi il est écrit que le Christ souffrirait, et qu’il ressusciterait des morts le troisième jour,
47 et que la repentance et le pardon des péchés seraient prêchés en son nom à toutes les nations, à commencer par Jérusalem.
48 Vous êtes témoins de ces choses.

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« Cet instant où la beauté, après s’être longtemps fait attendre surgit des choses communes […] ». René Char, extrait de À une sérénité crispée (milieu des années 1950, L’Isle sur Sorgues — même époque et même lieu que Pétoulet 1er).

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Par la brèche du tombeau vide, l’éternité a déferlé dans le temps, dans notre quotidien. « Pourquoi cherchez-vous le vivant parmi les morts ? Il n’est pas ici, mais il est ressuscité. » Alors les femmes venues embaumer le corps qui n’est pas là se souviennent : « Il faut que le Fils de l’homme soit livré aux pécheurs, qu’il soit crucifié et qu’il se relève le troisième jour » (v. 6-7).

Qu’il semble difficile de reconnaître le Ressuscité ! De le rencontrer en vérité, c’est-à-dire ne pas le confondre avec les images que nous nous en faisons, avec les a priori que nous avons sur lui.

Le Ressuscité apparaît ici aux disciples restés à Jérusalem tandis que, nous dit le texte, les deux venant d’Emmaüs racontent « ce qui leur était arrivé en chemin, et comment ils avaient reconnu » celui qui restait pour eux un inconnu « au moment où il rompit le pain » (v. 35)… alors que jusque là « leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître » (v. 16).

Ni l’un, ni l’autre n'avait reconnu Jésus… Quelque chose leur a échappé, et des Écritures, et de l’inconnu, le Ressuscité !

C’est ainsi que nous échappe ce que révèle de chacun et chacune l’événement du dimanche de Pâques : chacun et chacune être unique et inouï, comme « surgi des choses communes » — et qui vaudra que l’on mène pour lui, pour elle, tous les combats, des premiers martyrs à Martin Luther King, outrepassant même la peur de la haine qu’on lui oppose. Le prochain dans son quotidien comme être unique, caché à nos compréhensions a priori (cf. Col 3, 3).

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Peut-être à dessein, à titre d’exemple, le récit de Luc n’a pas nommé le second des disciples d’Emmaüs en train de rapporter leur histoire aux Apôtres ! Si c’était pour nous faire percevoir que quand spontanément nous imaginons un homme, compagnon de Cléopas, venant lui aussi de parcourir rapidement la dizaine de kilomètres du retour à Jérusalem, nous faisons peut-être fausse route ? L’autre disciple, pas nommé, pourrait avoir tout lieu d’être tout simplement Mme Cléopas, invitant Jésus à sa table… Quoi de bizarre ? Mais on n’y a pas pensé… Voilà comment nous imposons au texte quelque chose qu’il ne dit pas, et qui nous empêche peut-être de voir de qui il s’agit !… l’inconnu qui nous ouvre les Écritures…

Une tradition de l’Église ancienne dit toutefois que Jeanne, une des femmes du dimanche de Pâques dans Luc, est l’épouse de Cléopas ! Auquel cas, le récit deviendrait d’autant plus troublant. Jeanne non plus, Mme Cléopas, ne reconnaissant pas le Ressuscité qu’elle a pourtant annoncé aux disciples, avant de se taire, retombant dans la frayeur qui avait laissé les femmes muettes selon Luc (comme selon Marc). Silence devant son mari aussi, ce silence effrayé qui l'empêche elle aussi de reconnaître le Ressuscité faisant route avec eux !

C'est que le Ressuscité est présent pas tant dans les coups d'éclat que dans l'apparente banalité du quotidien. Comme, pour le redire avec René Char, « Cet instant où la beauté, après s’être longtemps fait attendre surgit des choses communes, traverse notre champ radieux, lie tout ce qui peut être lié, allume tout ce qui doit être allumé de notre gerbe de ténèbres. »… « Notre cœur ne brûlait-il pas au dedans de nous ? » se sont demandé les disciples d'Emmaüs…

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Et voilà les Apôtres les écoutant raconter cela quand Jésus se présente parmi eux !… Terrorisés. Un fantôme sans doute ! Les disciples sont comme empêchés de réaliser… empêchés de croire ! Ils savent, on sait à quoi on doit s’attendre : à rien, concernant celui qui vient de mourir ! Il est mort ! Du coup, on ne le voit pas, on ne le reconnait pas… Et Jésus ressuscité de les inviter à le toucher ! et de leur demander à manger !

Et nous ? Que reconnaissons-nous ? Alors que les apparitions ont cessé depuis près de deux mille ans de temps… et qu’il s’agit de croire sans avoir vu ?

Le problème, qui vaut pour nous aussi bien que pour les disciples, est lié à l'abîme qui sépare le temps de l'éternité et qui rend le Ressuscité inaccessible à l'imagination des disciples comme à la nôtre.

C’est le contact de l'éternité qui est incompréhensible, le contact de ce qui nous échappe. Et c’est ce contact qui nous trouble dans tout ce qui rompt l'ordre habituel des choses, et cela au plus haut point dans la résurrection — mais aussi, et ce n’est pas sans rapport, dans l’intimité avec Dieu qui nous conduit à changer nos regards sur autrui, qui lui aussi nous échappe. Troublant contact avec la vérité de Dieu. Troublante résurrection. Trop troublante.

Le choc de l’éternité a des conséquences bouleversantes. Des conséquences jusque sur notre quotidien et nos relations avec autrui, à commencer par nos proches, nos tout proches… Et cela nous le pressentons. Et nous en avons peur !

Mais voilà que l'éternité nous atteint. Voilà que depuis un dimanche de Pâques déferle dans notre temps l'omniprésence corporelle du Christ ressuscité, ce dont on a peur de voir les conséquences. Le Ressuscité viendrait-il lui-même à nos côtés nous dévoiler son visage, notre certitude confortable que tout est bien à sa place — l'éternité d'un côté, notre quotidien de l'autre, du même côté que la mort où devrait rester le crucifié, en principe, — cette certitude normale hurlerait dans son pesant silence à nos cœurs se consumant, qu'il s'agit surtout de ne pas voir.

Or ce qui éclate dans tout son sens par la résurrection du Christ, c’est que la Création elle-même est une anomalie, un miracle ; là, irrémédiablement, se bouleverse notre quotidien, nos normes, notre raisonnable protection de nous-mêmes, jusqu’à nos façons d’avoir toujours tout à acheter, à prouver, à mériter, à dissimuler. Jusqu’à, finalement, notre terreur de la grâce. La grâce qui est, dans sa gratuité, don d’intimité, d’intimité avec Dieu au fond, est nécessairement terrorisante, mais ce faisant, elle est par là même libération, libération de nos regards, sur nous-même et autrui.

Lorsqu’on rencontre vraiment autrui, on est contraint de réviser ses propres jugements. Comme du Christ pour les disciples. On avait un point de vue sur lui. Limitatif. À la mesure de notre imagination, de ce que l’on considérait comme devant être un Messie. Lorsqu’il apparaît tel qu’il est, on ne le reconnaît donc pas.

*

Ce qui est vrai du Christ devient, en lui, vrai aussi de chacun de ceux et celles qu’il nous donne de côtoyer et que l’on a pris l’habitude de regarder toujours comme d’habitude sans les reconnaître au fond, sans cette reconnaissance qui est de recevoir l’autre tel qu’il nous échappe, qu’il échappe à nos schémas, caché qu’il nous est avec le Christ, en Dieu (Col 3, 3). Ces frères et sœurs du Ressuscité que sont nos prochains, frères et sœurs dans l’espérance de leur résurrection, résurrection que nous affirmons, mais d’une façon qui risque toujours de ne rester qu’un simple mot.

Lorsque nous ne reconnaissons pas un prochain qui n’est encore que dans l’espérance de la résurrection que la parole de Dieu est en passe de faire germer en lui, nous le cantonnons dans ce chemin de dégradation et dans cette mort que Jésus a vaincus.

Mais la vérité d’un être est unique et n’est pas en notre possession, en ce que nous croyons en savoir. Et c’est ce que rappellent les tournants de nos vies, et des vies de nos proches, de l’enfance à l’adolescence, puis plus tard midi de la vie et à l’entrée dans la vieillesse…

Où il est bien question de reconnaissance : on est même au cœur de la reconnaissance. Reconnaître. Nous côtoyons jour après jours des frères et sœurs du ressuscité, au-delà de ce que nous avons pris l’habitude de filtrer, au-delà d’un quotidien forcément répétitif. Nous avons avec nous, à côté de nous, un frère, une sœur du Ressuscité, promis à la même gloire, déjà présente, de façon cachée, en lui, en elle. Reconnaître l’image de Dieu dans celui ou celle qui est à côté de nous.

Jésus ressuscité est la résurrection : il a la puissance de bouleverser nos regards comme ceux des disciples. Il est précédence silencieuse qui brise les peurs, les craintes, et aussi les habitudes. L’établissement de cette intimité, intimidante pour qui l’anticipe avant de la connaître, époustouflante pour qui regarde après coup la rupture qu'elle a provoquée, contemplation inévitablement vertigineuse face à un tel abîme ; — l’établissement de l’intimité se fait, contre toute attente, en douceur, contre toute attente et à la surprise du regard rétrospectif.

C’est là l’étonnement de la grâce, qui brise toutes nos fausses certitudes. Pour les disciples, ils ont basculé, au cœur de leur temps envahi par le Ressuscité, dans l’éternité qui advient en lui. Pour nous aussi la présence du Ressuscité change tout, dès aujourd’hui !


R.P., Poitiers, 15.04.18


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