dimanche 3 juin 2018

Le pardon est de l’éternité




Exode 24, 3-8 ; Psaume 92 ; Hébreux 9, 11-15 ; Marc 14, 12-26

Exode 24, 3-8
3 Moïse vint rapporter au peuple toutes les paroles de l’Eternel et toutes les lois. Le peuple entier répondit d’une même voix : Nous ferons tout ce que l’Eternel a dit.
4 Moïse écrivit toutes les paroles de l’Eternel. Puis il se leva de bon matin ; il bâtit un autel au pied de la montagne, et dressa douze pierres pour les douze tribus d’Israël.
5 Il envoya des jeunes hommes, enfants d’Israël, pour offrir à l’Eternel des holocaustes, et immoler des taureaux en sacrifices d’actions de grâces.
6 Moïse prit la moitié du sang, qu’il mit dans des bassins, et il répandit l’autre moitié sur l’autel.
7 Il prit le livre de l’alliance, et le lut en présence du peuple ; ils dirent : Nous ferons tout ce que l’Eternel a dit, et nous obéirons.
8 Moïse prit le sang, et il le répandit sur le peuple, en disant : Voici le sang de l’alliance que l’Eternel a faite avec vous selon toutes ces paroles.

Hébreux 9, 11-15
11 Mais Christ est survenu, grand prêtre des biens à venir. C’est par une tente plus grande et plus parfaite, qui n’est pas œuvre des mains-c’est-à-dire qui n’appartient pas à cette création-ci,
12 et par le sang, non pas des boucs et des veaux, mais par son propre sang, qu’il est entré une fois pour toutes dans le sanctuaire et qu’il a obtenu une libération définitive.
13 Car si le sang de boucs et de taureaux et si la cendre de génisse répandue sur les êtres souillés les sanctifient en purifiant leur corps,
14 combien plus le sang du Christ, qui, par l’esprit éternel, s’est offert lui-même à Dieu comme une victime sans tache, purifiera-t-il notre conscience des œuvres mortes pour servir le Dieu vivant.
15 Voilà pourquoi il est médiateur d’une alliance nouvelle, d’un testament nouveau; sa mort étant intervenue pour le rachat des transgressions commises sous la première alliance, ceux qui sont appelés peuvent recevoir l’héritage éternel déjà promis.

Marc 14, 12-26
12 Le premier jour des pains sans levain, où l'on immolait la Pâque, ses disciples lui disent : « Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque ? »
13 Et il envoie deux de ses disciples et leur dit : « Allez à la ville ; un homme viendra à votre rencontre, portant une cruche d'eau. Suivez-le
14 et, là où il entrera, dites au propriétaire : “Le Maître dit : Où est ma salle, où je vais manger la Pâque avec mes disciples ?”
15 Et lui vous montrera la pièce du haut, vaste, garnie, toute prête ; c'est là que vous ferez les préparatifs pour nous. »
16 Les disciples partirent et allèrent à la ville. Ils trouvèrent tout comme il leur avait dit et ils préparèrent la Pâque.
17 Le soir venu, il arrive avec les Douze.
18 Pendant qu'ils étaient à table et mangeaient, Jésus dit : « En vérité, je vous le déclare, l'un de vous va me livrer, un qui mange avec moi. »
19 Pris de tristesse, ils se mirent à lui dire l'un après l'autre : « Serait-ce moi ? »
20 Il leur dit : « C'est l'un des Douze, qui plonge la main avec moi dans le plat.
21 Car le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit de lui, mais malheureux l'homme par qui le Fils de l'homme est livré ! Il vaudrait mieux pour lui qu'il ne soit pas né, cet homme-là ! »
22 Pendant le repas, il prit du pain et, après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit, le leur donna et dit : « Prenez, ceci est mon corps. »
23 Puis il prit une coupe et, après avoir rendu grâce, il la leur donna et ils en burent tous.
24 Et il leur dit : « Ceci est mon sang, le sang de l'Alliance, versé pour la multitude.
25 En vérité, je vous le déclare, jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu'au jour où je le boirai, nouveau, dans le Royaume de Dieu. »
26 Après avoir chanté les psaumes, ils sortirent pour aller au mont des Oliviers.

*

« L'un de vous va me livrer » (v. 18), dit Jésus au moment où il partage la cène, celle de la Pâque, avec ses disciples. Un qui met la main au plat avec moi. « Serait-ce moi ? » demande chaque disciple. Car celui qui va trahir est bien là aussi, à la cène, annonçant la suite des choses : « ils sortirent pour aller au mont des Oliviers » (v. 26) — où Jésus sera livré. Au cœur d’une ambiance lourde, menaçante — annoncée par le secret du lieu, avec le signe de l’homme à la cruche qui y conduit…

« Il vaudrait mieux pour lui qu'il ne soit pas né » (v. 21). Référence à celui qui le livre — dont on sait bientôt qu’il s’agit de Judas. Avec pour l’instant cette réaction de chaque disciple : « serait-ce moi ? » Même scène en Matthieu, même remarque, « il vaudrait mieux pour lui qu'il ne soit pas né » — juste après l’enseignement de Jésus rappelant que « ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25).

Chaque disciple est renvoyé à sa conscience, aucun n’accuse l’autre — « serait-ce moi ? »… Attitude juste. Contrairement à celle qui consiste, et ça vaut jusqu’aujourd’hui, à désigner Judas, en se disant : « ce ne pourrait pas être moi ». C’est l’inverse qui est juste. Car au fond, de son point de vue, Judas imagine peut-être n’être pas dans son tort ! D’où les nombreuses théories qui ont fait le succès de romanciers et de cinéastes à ce sujet. Le Nouveau Testament, lui, reste très sobre. De l’argent reçu dont il cherche ensuite à le rendre selon Matthieu, finissant par le jeter dans le Temple avant de se pendre (Mt 27) !

Manifestement Judas, dans cette perspective, ne voulait pas la mort de Jésus. Que cherchait-il précisément ? Nul ne sait. Ce que l’on perçoit, c’est qu’il n’avait sans doute pas mesuré la portée et les conséquences de son geste. C’est en cela qu’il ressemble finalement aux autres disciples… et à chacun de nous !… qui prétendons facilement maîtriser les choses. Les onze autres, la parole de Jésus les a placé face à cela, face à leur conscience et à l’abîme qui s’ouvre. « Serait-ce moi ? » se demande chacun. Et ils ont raison. C’est peut-être cela précisément qui les distingue de Judas qui lui sait, ou croit savoir, et ne s’interroge pas sur les conséquences de sa décision… au point que lorsqu’il découvre que cela va déboucher sur la mort de son maître, il se pend ! Connaissons-nous les conséquences de nos actes, des actes que nous avons posés sans nous mettre à la place d’autrui ? En connaissons-nous les conséquences sur autrui… et sur nous-même ? Sur notre conscience et sur notre inconscient ?… qui nous mène inéluctablement à subir ce que nous avons voulu infliger sans en avoir mesuré le prix pour autrui…

« Tu aimeras pour ton prochain comme pour toi-même », c’est-à-dire, « fais à autrui ce que tu voudrais qu’il te fasse ». Nous pesons minutieusement pour nous-mêmes les conséquences possibles de nos décisions. Le faisons-nous aussi attentivement quand cela concerne autrui ?… sachant que même pour nous, nous ne maîtrisons pas tout des conséquences. D’où l’indication supplémentaire de Jésus : aimez « comme je vous ai aimés ». Admettre donc que nous ne maîtrisons pas tout, s’en remettre à celui qui sait, et aimer.

« Permets que nous puissions consoler et guérir là où nous avons méprisé et blessé, Et veuille réparer toi-même les maux que nous avons causés, et dont les conséquences sont hors de notre portée », dit une de nos confessions de péché. Admettre que nous ne contrôlons pas tout, perdre donc toute prétention d’avoir le contrôle. Et recevoir le pardon, pour soi et pour autrui. C’est tout ce que Judas n’a pas fait…

« Il vaudrait mieux pour lui qu'il ne soit pas né », dit Jésus ! Non pas pour ce qu’il a fait et qu’il n’a pas mesuré. Cela aussi est au bénéfice du pardon de Jésus — « pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc 23, 34) — ! Mais parce qu’il n’a pas su recevoir le pardon qui lui est ouvert — pour n’avoir pas mesuré l’effet de son geste… sur lui-même ! Non plus sur Jésus, mais sur lui-même !

Jésus mesure que le choc pour Judas des conséquences de sa décision l’empêchera d’accéder au pardon de lui-même, d’accéder à la réception du pardon — ce qui peut se résumer par la formule des Évangiles de Jean (22, 13) et Luc (22, 3) : « Satan entra en lui ».

*

L’Épître aux Hébreux renvoie au Tabernacle, la Tente du culte au désert, nécessairement provisoire comme tente, où se célébrait le culte de l’Exode. Nécessairement provisoire : on retrouve ici la distinction des choses terrestres, provisoires, et des réalités célestes, ou de ce qui se voit et de ce qui existe en profondeur. Ou encore, peut-être plus éloquent ici, de notre présent qui passe et des enfouissements de notre mémoire. Cet « étagement » des enfouissements du passé dans « les siècles des siècles ». Étagement mémoriel.

La mémoire ainsi étagée est aussi l’étagement des blessures, l’entassement d’un passé qui blesse et qui assaille le souvenir par le rappel des fautes, des péchés. Or c’est bien ce dont le rituel veut signifier le pardon. Et face aux blessures du passé, à la douleur récurrente, le signe du pardon se fera dans un rituel évoquant douleur et sang : le rituel sacrificiel. Rituel certes, chargé de cette faiblesse : la transposition, seulement symbolique, de la douleur dans la mort d’un animal. Et on sait très bien, l’auteur de l’Épître le rappelle, que cela est symbolique, que l’octroi du pardon est au-delà du rite, au-delà du sang des boucs et des taureaux, au-delà de la cendre de la génisse requise pour le rituel.

Ça vaut aussi pour le baptême (Hé 6, 2), qui en soi, ne peut que purifier le corps ; d’où le peu d’importance de la quantité d’eau. C’est ce à quoi les gestes et signes renvoient qu’il s’agit de recevoir.

En bref, le Tabernacle céleste, le vrai Tabernacle qu’a contemplé Moïse et sur le modèle duquel il a fait construire le Tabernacle historique (Exode 26, 30), est au-delà de ce qui se signifie par le rituel accompli dans le Tabernacle, ou le Temple, historiques — ou nos temples et églises, temporelles elles aussi.

Ce « lieu » céleste-là, le vrai Temple, cette « profondeur »-là, au-delà, ou en deçà, des abîmes de notre mémoire, lieu de notre vrai fondement, au cœur de Dieu, lieu d’en deçà, ou d’au-delà des blessures du temps, du péché et de la culpabilité, est le vrai cœur du vrai Sanctuaire. C’est là que le Christ s’est offert lui-même éternellement (« par l’Esprit éternel »). S’étant « offert lui-même par l’Esprit éternel » : mourir à tout ce qui blesse est le passage, la traversée des cieux, des profondeurs de la mémoire, pour l’obtention de la paix. C’est là ce qu’a effectué le Christ au jour de sa mort et que nous rappelle chaque sainte Cène.

Cela ouvre sur une vraie guérison des mémoires, des blessures, guérison déjà obtenue ! Le pardon est donné — c’est ce que dit le baptême, bien plus profondément que le rite corporel et dont chaque sainte Cène est la mémoire. Revenir sans cesse, quand il le faut, à la parole du pardon, à l’amour qui nous l’a acquis, et que n’a pas perçu Judas. Le pardon est plus profond que toutes nos blessures, à cause de l’amour dont nous avons été aimés — « À peine mourrait-on pour un juste ; quelqu'un peut-être mourrait-il pour un homme de bien. Mais Dieu prouve son amour envers nous, en ce que, lorsque nous étions encore des pécheurs, Christ est mort pour nous » (Romains 5, 7-8). Ce qui relève du temps, des blessures de culpabilité qui nous blessent, relève toujours du passé ! Le pardon est de l’éternité.


RP, Poitiers, 03.06.18


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