dimanche 27 mai 2018

Peau de chagrin et promesse d’alliance




Deutéronome 4.32-40 ; Psaume 33 ; Romains 8.14-17 ; Matthieu 28.16-20

Deutéronome 4, 32-40
32 Interroge les temps anciens qui t’ont précédé, depuis le jour où Dieu créa l’homme sur la terre, et d’une extrémité du ciel à l’autre : y eut-il jamais si grand événement, et a-t-on jamais entendu chose semblable ?
33 Fut-il jamais un peuple qui entendît la voix de Dieu parlant du milieu du feu, comme tu l’as entendue, et qui soit demeuré vivant ?
34 Fut-il jamais un dieu qui essayât de venir prendre à lui une nation du milieu d’une nation, par des épreuves, des signes, des miracles et des combats, à main forte et à bras étendu, et avec des prodiges de terreur, comme l’a fait pour vous l’Eternel, votre Dieu, en Égypte et sous vos yeux ?
35 Tu as été rendu témoin de ces choses, afin que tu reconnusses que l’Eternel est Dieu, qu’il n’y en a point d’autre.
36 Du ciel, il t’a fait entendre sa voix pour t’instruire ; et, sur la terre, il t’a fait voir son grand feu, et tu as entendu ses paroles du milieu du feu.
37 Il a aimé tes pères, et il a choisi leur postérité après eux ; il t’a fait lui-même sortir d’Égypte par sa grande puissance ;
38 il a chassé devant toi des nations supérieures en nombre et en force, pour te faire entrer dans leur pays, pour t’en donner la possession, comme tu le vois aujourd’hui.
39 Sache donc en ce jour, et retiens dans ton cœur que l’Eternel est Dieu, en haut dans le ciel et en bas sur la terre, et qu’il n’y en a point d’autre.
40 Et observe ses lois et ses commandements que je te prescris aujourd’hui, afin que tu sois heureux, toi et tes enfants après toi, et que tu prolonges désormais tes jours dans le pays que l’Eternel, ton Dieu, te donne.

Matthieu 28, 16-20
16 Les onze disciples allèrent en Galilée, sur la montagne que Jésus leur avait désignée.
17 Quand ils le virent, ils se prosternèrent devant lui. Mais quelques-uns eurent des doutes.
18 Jésus, s’étant approché, leur parla ainsi : Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre.
19 Allez, faites de toutes les nations des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit,
20 et enseignez-leur à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et voici, je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde.

*

« Enseignez-leur à observer tout ce que je vous ai prescrit » — parole du Ressuscité en Matthieu, écho au Deutéronome : « Observe ses lois et ses commandements que je te prescris aujourd’hui, afin que tu sois heureux, toi et tes enfants après toi, et que tu prolonges désormais tes jours dans le pays que le Seigneur, ton Dieu, te donne. »

Observer, dans les deux cas. Parlant de l’importance de l’observance, le commentateur juif Rachi, à propos de Lévitique 26, 15 — et on sait que le cœur de ce qui nous a été prescrit, « tu aimeras ton prochain comme toi-même », se trouve au livre du Lévitique —, Rachi parle de la possibilité de rompre l’alliance — dans un processus en sept temps, « sept transgressions […], dont la première entraîne la deuxième et ainsi de suite jusqu’à la septième : on n’étudie pas (1), on ne pratique pas (2), on méprise les autres qui observent les préceptes (3), on hait les Sages (4), on empêche les autres d’observer (5), on nie l’origine divine des commandements (6) et l’on nie l’existence du Seigneur (7). »

Le premier point de Rachi — on n’étudie pas ; en l’occurrence cette parole dont le cœur est l’amour du prochain — ce premier point trouve un heureux écho dans la recommandation de notre Église : lire (à nouveau) la Bible. Bonne idée, pourraient répondre les anciens prophètes… Et qui pourrait produire des fruits inattendus et heureux !

Les prophètes — faisaient cet état des lieux au temps de l’exil : l’alliance a été rompue par le peuple, qui n’a pas observé ce qui a été prescrit ! Mais Dieu, lui, s’est engagé : lui demeure fidèle, l’alliance sera donc renouvelée, d’une nouvelle façon : inscrite dans les cœurs (cf. Jr 31, 31-34). Ce qui suppose évidemment pour que cela se concrétise la reconnaissance de l’état de fait pour un retour à Dieu, en termes techniques : repentir. Retour donc, à commencer par l’étude des textes de l’Alliance en vue leur inscription dans les cœurs ; et à continuer donc par la pratique et l’observance des préceptes qu’elle comporte. Appel à une prise au sérieux de ce qui vaut aux prophètes une forte inimitié : faire cet indispensable état des lieux. Ce qui vaut au temps des prophètes vaut à d’autres époques, et notamment en nos temps modernes… Traversons donc quelques siècles…

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Transportons-nous en 1855. Un écrivain danois, luthérien, « nous demande d'imaginer un très grand navire confortablement aménagé. C'est vers le soir. Les passagers s'amusent, tout resplendit. Ce n'est que liesse et réjouissance. Mais sur le pont, le capitaine voit un point blanc grossir à l'horizon et dit : "La nuit sera terrible". Il distribue les ordres nécessaires aux membres de l'équipage. Puis, ouvrant sa Bible, il lit juste ce passage : "Cette nuit-même, ton âme te sera redemandée". Pendant ce temps. Dans les salons on continue de festoyer. Les bouchons de champagne sautent. L’orchestre joue de plus en plus fort. On boit à la santé du capitaine. Et "La nuit sera terrible".
Cet écrivain, du nom de Søren Kierkegaard, imagine alors une situation plus effrayante encore. Les conditions sont exactement les mêmes avec cette différence que, cette fois-ci, le capitaine est au salon, rit et danse, il est même le plus gai de tous. C'est un passager qui voit le point menaçant à l'horizon. Il fait demander au capitaine de monter un instant sur le pont. Il tarde ; enfin il arrive. Mais il ne veut rien entendre et plaisantant, il se hâte de rejoindre en bas la société bruyante et désordonnée des passagers qui boivent à sa santé dans l'allégresse générale. Et il adresse ses remerciements chaleureux". »
(Cf. Søren Kierkegaard, Note du Journal de 1855, dans L'Instant, trad. P.-H. Tisseau, 1948, p. 247, cit. Jean Brun – cf. infra)

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Dix-sept ans plus tard, en France, en 1872, se réunit le premier synode national réformé depuis la fin (presqu’un siècle avant) de la persécution et de la clandestinité. Le délégué synodal Matthieu-Jules Gaufrès écrit une lettre au synode, faisant le constat suivant :
« La conséquence de la disparition de la vie chrétienne est que l’Église a perdu sa raison d’être, et qu’elle tombe de toutes parts en dissolution et en ruines […] elle n’a plus la force de s’assurer la fidélité des familles qui lui étaient dévouées. Approchez-vous des hommes qui l’aiment et la servent encore, qui sont les premiers à son culte, ou à la tête des œuvres qu’elle patronne, et demandez-leur où sont leurs fils. Ils sont sans doute à leur travail, à la Bourse, à l’usine, aux bibliothèques, — ou bien à leurs plaisirs, au bois, aux courses, à la campagne  ; ils ne sont pas où se réunissent les fidèles. […] Ce sont donc les jeunes générations qui s’éloignent du foyer de l’esprit chrétien. Grand malheur qui semble annoncer le dernier de tous : la mort elle-même  ; mais trop juste châtiment  ! car nous n’avons pas fait ce qu’il fallait faire pour conserver nos enfants à l’Église, et, à vrai dire, nous nous sommes peu souciés de leur transmettre cette meilleure partie de notre héritage. »

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Nous pourrions nous dire que, puisque tout cela date d’un siècle et demi, ceux-là ont fait preuve d’un pessimisme de prophètes de malheurs, des jérémiades à la Jérémie (de qui on se moquait déjà pour les mêmes raisons), que le temps a passé sans que l’on ne voie ni le typhon du danois, ni la mort annoncée par le délégué synodal français… 1872, premier synode après la fin de la clandestinité, après la fin du désert. La foi rayonne pourtant, alors, de notre Église, au point qu’il faut bâtir ces temples immenses aujourd’hui vides. Une Église qui rayonne jusque sur la Cité, au point que l’historien P. Vidal-Naquet peut écrire qu’au tournant du XXe siècle la République était protestante. Alors, trop pessimiste notre délégué synodal de 1872 ? Sauf que l’annonce sombre s’accomplit peut-être en un lent processus en forme de peau de chagrin…

Un siècle après, en 1971 (époque où Jacques Ellul annonce lui aussi la fin imminente de l’ERF), un pasteur de l’ERF écrit un article intitulé « Le christianisme en peau de chagrin », justement, référant au conte de Balzac du même nom. Je cite des extraits : « […] Dans son abandon de la Révélation […], ce christianisme [en peau de chagrin], assoiffé de réussites humaines, n’est que misère spirituelle. Il n'a plus rien à apporter aux hommes.
[…] Dans son conte […] Balzac fait de « la peau de chagrin » qui satisfait les désirs de celui qui la possède et dont la surface diminue ensuite de chaque réalisation, le symbole de la vie de son propriétaire. Celui-ci […] court à sa mort en même temps qu’il court après la réussite qu'il veut et qu’il cherche obstinément. De même le christianisme d'aujourd'hui va droit à la mort alors qu'il s’obstine en des rêves insensés de succès. La « peau de chagrin » symbolise ce christianisme assoiffé de réussites humaines et devenant de plus en plus misérable spirituellement jusqu'à mourir dans son abandon de la Révélation [biblique…].
Ce christianisme d’aujourd’hui, qui a tellement soif d'entendre les paroles des hommes […], écoute de moins en moins la Parole de Dieu. Chacune de ses réalisations démarque d'autant le champ de ses possibilités d’obéissance. […]
Le christianisme en peau de chagrin aboutit à l'annihilation, à la désintégration totale du christianisme. Oui ! La Peau de chagrin symbolise le destin tragique de ce simili-christianisme qui se nie et se renie lui-même au fur et à mesure qu'il veut s'affirmer […]. Le christianisme d’aujourd'hui qui se veut en nouveauté de vie par ses propres désirs et ses propres efforts n'est qu'un christianisme acharné à mourir et qui va mourir.
[Soit.] Seulement, voilà, nous ne […] pouvons pas faire abstraction des […] âmes, des cœurs, des vies qui meurent spirituellement, qui sont mortes déjà ou qui vont encore mourir, par la faute de ce christianisme d’aujourd’hui. Oh ! Je sais bien que l’Évangile avance, secrètement ou publiquement, en U.R.S.S. [on est en 1971] ou en Indonésie [où les chrétiens étaient victimes d’attentats il y a quelques jours, mai 2018], [avancées] dont je suis heureux pour les citoyens soviétiques ou indonésiens ! Mais je vois le mal que fait le christianisme d'aujourd’hui, le christianisme en peau de chagrin, sur les terres occidentales et en particulier en France.
Le christianisme d’aujourd'hui, le christianisme en peau de chagrin, va mourir de ses « victoires » mêmes. Tant mieux ! Mais qui dira, qui saura, tout ce qu'il a détruit et peut détruire encore ? Qui rattrapera ce qu'il a emporté et emporte encore dans son tourbillon ? Qui reconstruira ce qu'il aura flanqué par terre ? Qui ré-édifiera les Églises dévastées ?
Je dis que ce christianisme en peau de chagrin est une mort déguisée en vie, une arrière-garde déguisée en avant-garde, une escroquerie spirituelle déguisée en progrès. […] »
(Pierre Courthial, 1971, dans L'Entente Évangélique)

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Peu après, en 1976, le professeur de philosophie Jean Brun reprenait dans un article intitulé « Sablons le champagne » la métaphore de Kierkegaard et commentait : « Le monde occidental en général et ses Églises en particulier ressemblent de plus en plus à ce navire que le point menaçant à l'horizon engloutira lorsqu'il deviendra typhon. Tout le monde danse dans les salons. Les capitaines sablent le champagne et maudissent les pessimistes qui scrutent l'horizon… » (Jean Brun, dans Foi et vie, Janvier-Février 1976)

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De même que nous venons, « interrogeant les temps anciens », d’entendre des témoins du passé, puis des modernes, un prophète ancien, Daniel, lisait Jérémie alors témoin au passé, dont on s’était moqué quand il mettait en garde. Il s’avérait, hélas, avoir eu raison. Et Daniel priait (Daniel 9, 2-19) :
2 […] moi Daniel je considérai dans les Livres le nombre des années qui, selon la parole du SEIGNEUR au prophète Jérémie, doivent s’accomplir sur les ruines de Jérusalem […]. 3 Je tournai ma face vers le Seigneur Dieu en quête de prière et de supplications, avec jeûne, sac et cendre. 4 Je priai le SEIGNEUR mon Dieu et je fis cette confession [de plus de 2000 ans, mais combien actuelle !, et que nous pouvons faire nôtre] :
« Ah ! Seigneur, toi, le Dieu grand et redoutable qui garde l’alliance et la fidélité envers ceux qui l’aiment et gardent ses commandements ! 5 Nous avons péché, nous avons commis des fautes, nous avons été impies et rebelles, nous nous sommes détournés de tes commandements et de tes décisions. 6 Nous n’avons pas écouté tes serviteurs les prophètes qui ont parlé en ton nom à nos rois, nos princes, nos pères et tout le peuple du pays. 7 À toi, Seigneur, la justice, et à nous la honte sur la face en ce jour [...] ! 8 SEIGNEUR, à nous la honte sur la face, à nos rois, nos princes et nos pères parce que nous avons péché contre toi. 9 Au Seigneur notre Dieu appartiennent la miséricorde et le pardon, car nous avons été rebelles envers lui, 10 et nous n’avons pas écouté la voix du SEIGNEUR notre Dieu pour marcher selon ses instructions, qu’il nous avait présentées par l’intermédiaire de ses serviteurs les prophètes. 11 Tout [ton peuple] a transgressé ta Loi et s’est détourné sans écouter ta voix. Alors […] 13 Selon qu’il est écrit dans la Loi de Moïse, tout ce malheur est venu sur nous ; mais nous n’avons pas apaisé la face du SEIGNEUR notre Dieu en nous détournant de nos fautes et en étant attentifs à ta vérité […]. 15 Et maintenant, Seigneur notre Dieu, toi qui as fait sortir ton peuple du pays d’Égypte par une main puissante […]. 17 Maintenant donc, écoute, ô notre Dieu, la prière de ton serviteur et ses supplications ! Fais briller ta face sur [ta maison dévastée], à cause du Seigneur ! 18 Ô mon Dieu, tends l’oreille et écoute ! Ouvre tes yeux et vois nos dévastations […] ! Car ce n’est pas à cause de nos actes de justice que nous déposons devant toi nos supplications ; c’est à cause de ta grande miséricorde. 19 Seigneur écoute ! Seigneur, pardonne ! Seigneur, sois attentif et agis, ne tarde pas ! À cause de toi-même, ô mon Dieu, car ton nom est invoqué […] sur ton peuple. »

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Pour nous aussi, pour chacun de nous, « rentre dans ta chambre, ferme la porte et prie ton Père qui est là dans le secret. » (Mt 6, 6). Par l’envoi des Onze, avec eux, nous sommes faits sentinelles au milieu de ceux auxquels nous sommes envoyés — « enseignez leur à observer tout ce que je vous ai prescrit » — prêchant d’exemple aussi, car « à ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (Jn 13, 35) ; ou, au moins, demande Paul, « supportez-vous les uns les autres » (Col 3,13), car « si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres, prenez garde que vous ne soyez détruits les uns par les autres. » (Gal 5, 15). « Détruits les uns par les autres » : peut-être est-ce là l’explication de la peau de chagrin : se mordre et s’entre-dévorer à force de chercher la gloire du monde, plutôt que l’humilité de la prescription du Christ, dans laquelle est la promesse du Ressuscité : « je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 20).


RP, Poitiers, 27.05.18


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