Actes 9.26-31 ; Psaume 22 ; 1 Jean 3.18-24 ; Jean 15.1-8
Actes 10.25-48 ; Psaume 98 ; 1 Jean 4.7-10 ; Jean 15.9-17
Jean 15, 1-17
Vigne et vigneron. C’est une image classique par laquelle les prophètes désignaient la relation de Dieu avec son peuple, qui était alors centrée sur le Temple de Jérusalem. On y montait régulièrement en pèlerinage. Au moment où l’Évangile situe cette conversation de Jésus et de ses disciples, on est en plein dans une de ces périodes de pèlerinage. Pèlerinage important, le plus important, celui de Pessah, la Pâque, par laquelle on commémore la libération de l’esclavage — de tous les esclavages, de tous nos esclavages.
Quant aux vignes, cela tombe donc à peu près en la période qui précède la Pâque. C’est-à-dire celle de la fin de la taille. La taille sur la fin, on brûle les sarments que l’on a coupés et qui ont séché, les premières pousses apparaissent. C’est là le décor qui entoure notre texte. Entre la vigne et Temple, le rapport est souligné en ce que sur les portes du Temple d’alors, le Temple d’Hérode, est sculpté un cep, justement, qui symbolise bien ce qu’il en est classiquement : Israël est la vigne, Dieu est le vigneron, leurs rapports se nouent au Temple. Ainsi quand Jésus leur dit : « Moi je suis le vrai cep », les disciples ont tout lieu de comprendre qu’il s’agit d’une chose importante, en tout cas troublante, dont il parle.
Mais déjà en soi bien sûr, avant leur signification spirituelle autour du Temple ou du corps de Jésus, le fruit de la vigne, le vin, et la vigne qui le porte sont dans la Bible signes de bénédiction. Cultiver sa vigne, en boire le vin, tel est, pour une bonne part, le bonheur, selon la Bible. Ainsi le dit l’Ecclésiaste : « Va, mange avec joie ton pain et bois de bon cœur ton vin, car déjà Dieu a agréé tes œuvres » (Ecc 9, 7). Et le Deutéronome : « Dieu t’aimera, te bénira, te rendra nombreux et il bénira le fruit de ton sein et le fruit de ton sol, ton blé, ton vin nouveau et ton huile, tes vaches pleines et tes brebis mères, sur la terre qu’il a juré à tes pères de te donner » (Dt 7, 13).
En ces jours heureux, les jours de la bénédiction, le vin, fruit de la vigne, signe de joie, entre simplement dans un quotidien qui oublie son bonheur. Et qui oublie le menaçant revers de la médaille, le jour où l’on découvre que précisément on connaît le bonheur passé lorsqu’on l’a perdu : pèse en permanence la menace du jour où « tu planteras et tu soigneras des vignes, mais tu ne boiras pas de vin, tu ne feras même pas la vendange, car le ver aura tout mangé » (Dt 28, 39). Le ver, le gel, ou cet autre ver qu’est l’ennemi vainqueur, le jour de l’exil : « ces maisons en pierre de taille que vous avez bâties, vous n’y résiderez pas ; ces vignes de délices que vous avez plantées, vous n’en boirez pas le vin » (Amos 5, 11).
Quand le Temple, symbolisé par la vigne, est menacé, le bonheur promis, symbolisé lui aussi, par la joie du vin, est menacé. Jésus l’a dit à plusieurs reprises. Les Romains sont dans la ville. Le peuple, et surtout les responsables, sont bien conscients de la menace. Et la menace est donc mise en parallèle avec les paraboles des anciens prophètes sur la vigne et le vigneron. Jésus réutilise ces anciennes paraboles pour dire cette menace nouvelle qui veut qu’encore, comme antan, le Temple est en passe d’être détruit, et avec lui la joie du peuple. La destruction du Temple aura lieu quarante ans plus tard, en 70. Alors, dans notre texte, un nouveau cep, Temple éternel, est déjà planté, dont Jésus se présente comme en étant lui-même le signe, en ces termes : Je suis la vigne.
Mais ici s’enseigne aussi une leçon sur la fragilité d’un bonheur passager. Vient le temps où « la vigne est étiolée, le figuier flétri ; grenadier, palmier, pommier, tous les arbres des champs sont desséchés. La gaieté, confuse, se retire d’entre les humains » (Joël 1, 12). À travers la vigne et le vin, les prophètes conduisent à la réflexion, en lien avec l’exil et la destruction du Temple, en lien avec la nostalgie des jours du bonheur passé.
S’esquisse alors le sens d’une nostalgie plus fondamentale. « Que je chante pour mon ami, dit le livre d’Ésaïe, le chant du bien-aimé et de sa vigne : Mon bien-aimé avait une vigne sur un coteau plantureux » (Ésaïe 5, 1). Au-delà du regret de la vigne féconde des jours passés, au-delà de la joie du bon vin des jours qui s’en sont allés, se dessine la nostalgie d’un « vin qui nous a enivrés avant la création de la vigne » ('Omar Ibn al-Faridh), la nostalgie qui est au fond celle de Dieu, et par rapport à laquelle, précisément, il a créé la vigne, et cette vigne : son peuple. Nous voilà au cœur des chants bibliques sur le vin.
Où il et question d’amour. De demeurer dans l’amour (Jn 15, 9). Vigne et amour. Rappel du Cantique des Cantiques, célébrant l’amour de Dieu pour son peuple, sa fiancée : « Que tes caresses sont belles, ma sœur, ô fiancée ! Que tes caresses sont meilleures que du vin, et la senteur de tes parfums, que tous les baumes ! » (Ct 4, 10). Ou encore : « Je viens à mon jardin, ma sœur, ô fiancée ; je récolte ma myrrhe avec mon baume ; je mange mon rayon avec mon miel ; je bois mon vin avec mon lait ! » (Ct 5, 1).
Car dès le départ, on a compris que ces textes célébraient l'amour de Dieu pour son peuple, et bientôt l'amour de Dieu, le Bien-Aimé, pour l'âme nostalgique, l'âme qui soupire après lui, ce bonheur qui nous échappe comme l’ivresse d’un vin regretté, d’avant l'exil, notre exil à tous. Tous les nostalgiques y sont venus, depuis ceux des temps bibliques, jusqu’aux troubadours et aux mystiques du Moyen Age, et jusqu’aux poètes contemporains.
Poètes et mystiques… J’ai cité le poète arabe 'Omar Ibn al-Faridh — « Nous avons bu à la mémoire du Bien-Aimé un vin qui nous a enivrés avant la création de la vigne », écrit-il dans sa Khamriya. Et plus loin, dans ce poème : « heureux les gens du monastère, combien ils se sont enivrés de ce vin, et pourtant, ils ne l’ont pas bu, mais ils ont eu l’intention de le boire. » (Ses commentateurs le signalent, par « gens du monastère », Ibn al-Faridh désigne simplement les chrétiens.) Voilà donc un vin vieux, plus ancien que la création de la vigne, qui procure une bienheureuse ivresse à ceux qui vivent dans sa proximité sans l’avoir bu, par leur seule espérance. Pensons aussi à un Jean de la Croix, qui écrit : « Sur tes traces les jeunes filles Vont légères par le chemin ; Sous la touche de l'étincelle, Le vin confit engendre en elles Des respirs embaumés, d’un arôme divin. Dans le cellier intérieur De mon Aimé j’ai bu ; alors Sortie en cette plaine immense, J’étais en complète ignorance, Je perdis le troupeau dont je suivais les pas » (Poèmes, XI, 25-26).
Moments culminants de la compréhension de la vigne et du vin dans les traditions issues de la Bible — moment qui se noue dans le Cantique des Cantiques et dans l'histoire des lectures qui en ont été faites. Mais avant que l’on en arrive là, il y a tout un cheminement à travers l’ambiguïté d'un signe aussi riche que troublant. Car le signe, le vin, la vigne, est ambigu.
On peut même dire que dans la Bible, ça commence mal. La première mention de la vigne concerne l’ivresse de Noé et son déshonneur qui s’en suit (Genèse 9, 20-27). Puis, second texte qui en parle, peu après, mettant en scène Abraham et Melchisédech, Genèse 14 nous place au cœur d’une promesse, comme un fil rouge qui traverse toute l’Histoire biblique ; il nous place au cœur de l’Alliance. C'est comme la première Sainte Cène, pour une alliance universelle entre Abraham, qui représente le peuple de Dieu, et Melchisédech, qui représente les nations.
Entre ces deux textes, la honte de Noé, et l’Alliance entre Abraham et Melchisédech, est toute la richesse du signe. Le second moment vient comme un rachat du premier. Le décor biblique quant au vin et à la vigne est dès lors planté : fruit de bénédiction, mais jusqu'à la joie du vin nouveau — du vin nouveau et éternel, source de joie avant même la création de la vigne —, jusqu’à ce vin du Royaume, il est toujours en passe de glisser à l’ambiguïté.
Comme en signe prophétique de cela, de l’ambivalence des temps, les officiants du temple biblique devaient s’abstenir de vin au moment du culte. À ce moment, on témoigne d’un exil dont on voudrait qu’il passe, on aspire à la rencontre et à la dégustation du vin nouveau, qui est aussi le plus vieux des vins vieux, celui qui précède la création de la vigne. Voilà un vin céleste, voilà une vigne qui le porte, et qui décidément nous hante… Et produit, en attendant le jour de la rencontre, la certitude que jusque là les temps ne sont décidément pas forcément à la fête…
Mais le temps menaçant est suivi d'une promesse, pour le jour de l’Alliance rétablie, où « le froment épanouira les jeunes gens, et le vin nouveau, les jeunes filles » (Zacharie 9, 17). Comme le dit Jésus : « je le boirai avec vous, nouveau, ce fruit de la vigne, dans le Royaume de mon Père. » (Marc 14, 25). Le fil rouge est alors le sang de « celui qui se défait de sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13) — amis : plus d’esclaves en ce temps de libération de Pessah !
Alors la vigne devient le signe, carrefour de la rencontre entre Dieu et son peuple, de son amour, dont ses amis sont appelés à vivre — et à le partager. Dieu recueille la joie en son peuple, Israël, bientôt élargi aux nations, comme le peuple trouve la joie en son Dieu, une joie comme celle que procure le fruit de la vigne qui coule en abondance. La rencontre de la joie se donne ici en celui, Jésus, qui se présente comme l’époux du Cantique, en cette noce dont le peuple est la fiancée ; et comme le Cep, la vigne qui réjouit Dieu, et par laquelle Dieu réjouit les siens. De lui s’écoule le vin nouveau promis, ce vin, l’amour de Dieu, plus ancien que le monde et qui nous est donné comme signe de son sang qui irrigue l’univers, et nous fait vivre — comme la sève coule du Cep dans les sarments, de sorte que nous portions nous-mêmes ce fruit qui réjouit Dieu dans l’Éternité.
Actes 10.25-48 ; Psaume 98 ; 1 Jean 4.7-10 ; Jean 15.9-17
Jean 15, 1-17
1 « Je suis la vraie vigne et mon Père est le vigneron.
2 Tout sarment qui, en moi, ne porte pas de fruit, il l’enlève, et tout sarment qui porte du fruit, il l’émonde, afin qu’il en porte davantage encore.
3 Déjà vous êtes émondés par la parole que je vous ai dite.
4 Demeurez en moi comme je demeure en vous! De même que le sarment, s’il ne demeure sur la vigne, ne peut de lui-même porter du fruit, ainsi vous non plus si vous ne demeurez en moi.
5 Je suis la vigne, vous êtes les sarments : celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là portera du fruit en abondance car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire.
6 Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors comme le sarment, il se dessèche, puis on les ramasse, on les jette au feu et ils brûlent.
7 Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, vous demanderez ce que vous voudrez, et cela vous arrivera.
8 Ce qui glorifie mon Père, c’est que vous portiez du fruit en abondance et que vous soyez pour moi des disciples.
9 Comme le Père m'a aimé, moi aussi, je vous ai aimés. Demeurez dans mon amour.
10 Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, comme moi j'ai gardé les commandements de mon Père et je demeure dans son amour.
11 Je vous ai parlé ainsi pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit complète.
12 Voici mon commandement : que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés.
13 Personne n'a de plus grand amour que celui qui se défait de sa vie pour ses amis.
14 Vous, vous êtes mes amis si vous faites ce que, moi, je vous commande.
15 Je ne vous appelle plus esclaves, parce que l'esclave ne sait pas ce que fait son maître. Je vous ai appelés amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j'ai entendu de mon Père.
16 Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis et institués pour que, vous, vous alliez, que vous portiez du fruit et que votre fruit demeure ; afin que le Père vous donne tout ce que vous lui demanderez en mon nom.
17 Ce que je vous commande, c'est que vous vous aimiez les uns les autres.
*
Vigne et vigneron. C’est une image classique par laquelle les prophètes désignaient la relation de Dieu avec son peuple, qui était alors centrée sur le Temple de Jérusalem. On y montait régulièrement en pèlerinage. Au moment où l’Évangile situe cette conversation de Jésus et de ses disciples, on est en plein dans une de ces périodes de pèlerinage. Pèlerinage important, le plus important, celui de Pessah, la Pâque, par laquelle on commémore la libération de l’esclavage — de tous les esclavages, de tous nos esclavages.
Quant aux vignes, cela tombe donc à peu près en la période qui précède la Pâque. C’est-à-dire celle de la fin de la taille. La taille sur la fin, on brûle les sarments que l’on a coupés et qui ont séché, les premières pousses apparaissent. C’est là le décor qui entoure notre texte. Entre la vigne et Temple, le rapport est souligné en ce que sur les portes du Temple d’alors, le Temple d’Hérode, est sculpté un cep, justement, qui symbolise bien ce qu’il en est classiquement : Israël est la vigne, Dieu est le vigneron, leurs rapports se nouent au Temple. Ainsi quand Jésus leur dit : « Moi je suis le vrai cep », les disciples ont tout lieu de comprendre qu’il s’agit d’une chose importante, en tout cas troublante, dont il parle.
Mais déjà en soi bien sûr, avant leur signification spirituelle autour du Temple ou du corps de Jésus, le fruit de la vigne, le vin, et la vigne qui le porte sont dans la Bible signes de bénédiction. Cultiver sa vigne, en boire le vin, tel est, pour une bonne part, le bonheur, selon la Bible. Ainsi le dit l’Ecclésiaste : « Va, mange avec joie ton pain et bois de bon cœur ton vin, car déjà Dieu a agréé tes œuvres » (Ecc 9, 7). Et le Deutéronome : « Dieu t’aimera, te bénira, te rendra nombreux et il bénira le fruit de ton sein et le fruit de ton sol, ton blé, ton vin nouveau et ton huile, tes vaches pleines et tes brebis mères, sur la terre qu’il a juré à tes pères de te donner » (Dt 7, 13).
En ces jours heureux, les jours de la bénédiction, le vin, fruit de la vigne, signe de joie, entre simplement dans un quotidien qui oublie son bonheur. Et qui oublie le menaçant revers de la médaille, le jour où l’on découvre que précisément on connaît le bonheur passé lorsqu’on l’a perdu : pèse en permanence la menace du jour où « tu planteras et tu soigneras des vignes, mais tu ne boiras pas de vin, tu ne feras même pas la vendange, car le ver aura tout mangé » (Dt 28, 39). Le ver, le gel, ou cet autre ver qu’est l’ennemi vainqueur, le jour de l’exil : « ces maisons en pierre de taille que vous avez bâties, vous n’y résiderez pas ; ces vignes de délices que vous avez plantées, vous n’en boirez pas le vin » (Amos 5, 11).
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Quand le Temple, symbolisé par la vigne, est menacé, le bonheur promis, symbolisé lui aussi, par la joie du vin, est menacé. Jésus l’a dit à plusieurs reprises. Les Romains sont dans la ville. Le peuple, et surtout les responsables, sont bien conscients de la menace. Et la menace est donc mise en parallèle avec les paraboles des anciens prophètes sur la vigne et le vigneron. Jésus réutilise ces anciennes paraboles pour dire cette menace nouvelle qui veut qu’encore, comme antan, le Temple est en passe d’être détruit, et avec lui la joie du peuple. La destruction du Temple aura lieu quarante ans plus tard, en 70. Alors, dans notre texte, un nouveau cep, Temple éternel, est déjà planté, dont Jésus se présente comme en étant lui-même le signe, en ces termes : Je suis la vigne.
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Mais ici s’enseigne aussi une leçon sur la fragilité d’un bonheur passager. Vient le temps où « la vigne est étiolée, le figuier flétri ; grenadier, palmier, pommier, tous les arbres des champs sont desséchés. La gaieté, confuse, se retire d’entre les humains » (Joël 1, 12). À travers la vigne et le vin, les prophètes conduisent à la réflexion, en lien avec l’exil et la destruction du Temple, en lien avec la nostalgie des jours du bonheur passé.
S’esquisse alors le sens d’une nostalgie plus fondamentale. « Que je chante pour mon ami, dit le livre d’Ésaïe, le chant du bien-aimé et de sa vigne : Mon bien-aimé avait une vigne sur un coteau plantureux » (Ésaïe 5, 1). Au-delà du regret de la vigne féconde des jours passés, au-delà de la joie du bon vin des jours qui s’en sont allés, se dessine la nostalgie d’un « vin qui nous a enivrés avant la création de la vigne » ('Omar Ibn al-Faridh), la nostalgie qui est au fond celle de Dieu, et par rapport à laquelle, précisément, il a créé la vigne, et cette vigne : son peuple. Nous voilà au cœur des chants bibliques sur le vin.
Où il et question d’amour. De demeurer dans l’amour (Jn 15, 9). Vigne et amour. Rappel du Cantique des Cantiques, célébrant l’amour de Dieu pour son peuple, sa fiancée : « Que tes caresses sont belles, ma sœur, ô fiancée ! Que tes caresses sont meilleures que du vin, et la senteur de tes parfums, que tous les baumes ! » (Ct 4, 10). Ou encore : « Je viens à mon jardin, ma sœur, ô fiancée ; je récolte ma myrrhe avec mon baume ; je mange mon rayon avec mon miel ; je bois mon vin avec mon lait ! » (Ct 5, 1).
Car dès le départ, on a compris que ces textes célébraient l'amour de Dieu pour son peuple, et bientôt l'amour de Dieu, le Bien-Aimé, pour l'âme nostalgique, l'âme qui soupire après lui, ce bonheur qui nous échappe comme l’ivresse d’un vin regretté, d’avant l'exil, notre exil à tous. Tous les nostalgiques y sont venus, depuis ceux des temps bibliques, jusqu’aux troubadours et aux mystiques du Moyen Age, et jusqu’aux poètes contemporains.
Poètes et mystiques… J’ai cité le poète arabe 'Omar Ibn al-Faridh — « Nous avons bu à la mémoire du Bien-Aimé un vin qui nous a enivrés avant la création de la vigne », écrit-il dans sa Khamriya. Et plus loin, dans ce poème : « heureux les gens du monastère, combien ils se sont enivrés de ce vin, et pourtant, ils ne l’ont pas bu, mais ils ont eu l’intention de le boire. » (Ses commentateurs le signalent, par « gens du monastère », Ibn al-Faridh désigne simplement les chrétiens.) Voilà donc un vin vieux, plus ancien que la création de la vigne, qui procure une bienheureuse ivresse à ceux qui vivent dans sa proximité sans l’avoir bu, par leur seule espérance. Pensons aussi à un Jean de la Croix, qui écrit : « Sur tes traces les jeunes filles Vont légères par le chemin ; Sous la touche de l'étincelle, Le vin confit engendre en elles Des respirs embaumés, d’un arôme divin. Dans le cellier intérieur De mon Aimé j’ai bu ; alors Sortie en cette plaine immense, J’étais en complète ignorance, Je perdis le troupeau dont je suivais les pas » (Poèmes, XI, 25-26).
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Moments culminants de la compréhension de la vigne et du vin dans les traditions issues de la Bible — moment qui se noue dans le Cantique des Cantiques et dans l'histoire des lectures qui en ont été faites. Mais avant que l’on en arrive là, il y a tout un cheminement à travers l’ambiguïté d'un signe aussi riche que troublant. Car le signe, le vin, la vigne, est ambigu.
On peut même dire que dans la Bible, ça commence mal. La première mention de la vigne concerne l’ivresse de Noé et son déshonneur qui s’en suit (Genèse 9, 20-27). Puis, second texte qui en parle, peu après, mettant en scène Abraham et Melchisédech, Genèse 14 nous place au cœur d’une promesse, comme un fil rouge qui traverse toute l’Histoire biblique ; il nous place au cœur de l’Alliance. C'est comme la première Sainte Cène, pour une alliance universelle entre Abraham, qui représente le peuple de Dieu, et Melchisédech, qui représente les nations.
Entre ces deux textes, la honte de Noé, et l’Alliance entre Abraham et Melchisédech, est toute la richesse du signe. Le second moment vient comme un rachat du premier. Le décor biblique quant au vin et à la vigne est dès lors planté : fruit de bénédiction, mais jusqu'à la joie du vin nouveau — du vin nouveau et éternel, source de joie avant même la création de la vigne —, jusqu’à ce vin du Royaume, il est toujours en passe de glisser à l’ambiguïté.
Comme en signe prophétique de cela, de l’ambivalence des temps, les officiants du temple biblique devaient s’abstenir de vin au moment du culte. À ce moment, on témoigne d’un exil dont on voudrait qu’il passe, on aspire à la rencontre et à la dégustation du vin nouveau, qui est aussi le plus vieux des vins vieux, celui qui précède la création de la vigne. Voilà un vin céleste, voilà une vigne qui le porte, et qui décidément nous hante… Et produit, en attendant le jour de la rencontre, la certitude que jusque là les temps ne sont décidément pas forcément à la fête…
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Mais le temps menaçant est suivi d'une promesse, pour le jour de l’Alliance rétablie, où « le froment épanouira les jeunes gens, et le vin nouveau, les jeunes filles » (Zacharie 9, 17). Comme le dit Jésus : « je le boirai avec vous, nouveau, ce fruit de la vigne, dans le Royaume de mon Père. » (Marc 14, 25). Le fil rouge est alors le sang de « celui qui se défait de sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13) — amis : plus d’esclaves en ce temps de libération de Pessah !
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Alors la vigne devient le signe, carrefour de la rencontre entre Dieu et son peuple, de son amour, dont ses amis sont appelés à vivre — et à le partager. Dieu recueille la joie en son peuple, Israël, bientôt élargi aux nations, comme le peuple trouve la joie en son Dieu, une joie comme celle que procure le fruit de la vigne qui coule en abondance. La rencontre de la joie se donne ici en celui, Jésus, qui se présente comme l’époux du Cantique, en cette noce dont le peuple est la fiancée ; et comme le Cep, la vigne qui réjouit Dieu, et par laquelle Dieu réjouit les siens. De lui s’écoule le vin nouveau promis, ce vin, l’amour de Dieu, plus ancien que le monde et qui nous est donné comme signe de son sang qui irrigue l’univers, et nous fait vivre — comme la sève coule du Cep dans les sarments, de sorte que nous portions nous-mêmes ce fruit qui réjouit Dieu dans l’Éternité.
RP, Poitiers, 29/04/18 ; Châtellerault 06/05/18
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