dimanche 13 mai 2018

"Désormais, je ne suis plus dans le monde"




Actes 1, 15-26 ; Psaume 103 ; 1 Jean 4, 11-16 ; Jean 17, 11-19

1 Jean 4, 11-16
11 Bien-aimés, si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons aussi nous aimer les uns les autres.
12 Personne n’a jamais vu Dieu ; si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son amour est parfait en nous.
13 Nous connaissons que nous demeurons en lui, et qu’il demeure en nous, en ce qu’il nous a donné de son Esprit.
14 Et nous, nous avons vu et nous attestons que le Père a envoyé le Fils comme Sauveur du monde.
15 Celui qui confessera que Jésus est le Fils de Dieu, Dieu demeure en lui, et lui en Dieu.
16 Et nous, nous avons connu l’amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru. Dieu est amour ; et celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui.

Jean 17, 11-19
11 Désormais, je ne suis plus dans le monde ; eux sont dans le monde, et moi je vais à toi. Père saint, garde-les en ton nom, (ce nom) que tu m’as donné, afin qu’ils soient un comme nous.
12 Lorsque j’étais avec eux, je gardais en ton nom ceux que tu m’as donnés. Je les ai préservés, et aucun d’eux ne s’est perdu, sinon le fils de perdition, afin que l’Écriture soit accomplie.
13 Et maintenant, je vais à toi, et je parle ainsi dans le monde, afin qu’ils aient en eux ma joie parfaite.
14 Je leur ai donné ta parole, et le monde les a haïs, parce qu’ils ne sont pas du monde, comme moi, je ne suis pas du monde.
15 Je ne te prie pas de les ôter du monde, mais de les garder du Malin.
16 Ils ne sont pas du monde, comme moi, je ne suis pas du monde.
17 Sanctifie-les par la vérité : ta parole est la vérité.
18 Comme tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde.
19 Et moi, je me sanctifie moi-même pour eux, afin qu’eux aussi soient sanctifiés dans la vérité.

*

Dieu nous a aimés, au point que — la 1ère Épître de Jean le dit en un mot : « Dieu est amour » (1 Jean 4, 8 & 4, 16) ; ou, selon une autre traduction, « Dieu est chérissement ».

Rien d’évident dans une telle assertion — « le Père nous a chéris » —, sachant ce qu’est le monde, le cauchemar du monde — dont nous confessons que Dieu en est tout de même le créateur ! —, sachant la haine de ce monde ennemi, que rappelle aussi l’Épître. Comment peut-on dire que Dieu nous aime, que Dieu est amour ?! Parole inouïe, ou, si on la prend au sérieux, une telle parole — le Père nous a aimés — pose ipso facto une mystérieuse souffrance en Dieu. Et effectivement ce qui fonde cette assertion, c’est qu’ « à ceci, nous avons connu l’amour : c’est qu’il a donné sa vie pour nous » — « pour couvrir nos péchés ». Il a donné sa vie, et de quelle façon, jusqu'à être crucifié. Amour égale, d’une façon ou d’une autre, souffrance.

Et en parallèle, non moins mystérieux, cette souffrance — exprimée à la croix —, cette souffrance dans cet amour fonde un détachement à l’égard du monde ; le détachement par la mort sur la croix — « je ne suis plus dans le monde » (Jean 17, 11), dit-il dans sa prière pour ceux qui l'ont suivi à l’approche de sa mort. Prière de consécration de ses disciples, prière liturgique : la seule où l'on voit Jésus prier devant ses disciples. Habituellement, il se retire, appliquant son enseignement sur la prière (Mt 6, 6) : « quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme ta porte, et prie ton Père qui est là dans le lieu secret ». Ici, moment liturgique, sa prière, pour cette unique fois, se fait enseignement et promesse.

*

Jésus dévoile, au moment où se concrétise son renoncement à sa vie par amour, que Dieu qui l’envoie depuis l’éternité nous a aimés de cette façon mystérieuse.

Pour lui, il le dit dans sa prière : « Désormais, je ne suis plus dans le monde ; eux sont dans le monde, et moi je vais à toi. Père saint, garde-les en ton nom, (ce nom) que tu m’as donné, afin qu’ils soient un comme nous » (Jean 17, 11). « Désormais ». Mot important pour la suite de cette prière de Jésus pour les siens. Mot important pour comprendre ce fameux « ils ne sont pas du monde »

« Désormais ». Mot important pour la suite du texte, dans la suite de cette prière de Jésus pour les siens. Mot important pour comprendre ce fameux « ils ne sont pas du monde », qui trouble tant les lecteurs de la Bible. Comme s’il voulait dire que les chrétiens sont des sortes d’extraterrestres, qui n’auraient pas à s’occuper des choses bassement terrestres.

« Désormais ». — On est au moment du départ de Jésus, au moment de son Ascension. Car dans l’Évangile de Jean, la Croix est Ascension, avec tout ce qu’est l’Ascension : glorification — « quand j’aurai été élevé de la terre, l’attirerai à moi tous les hommes — il parlait, précise le texte, de la mort dont il allait mourir » (Jean 12, 32) ; à savoir la Croix.

Glorification, donc ; et absence aussi, car l’Ascension, outre sa glorification, est le retrait de Jésus de la vue des disciples. « Désormais je ne suis plus dans le monde ».

Effectivement, il va mourir, c’est-à-dire entrer dans la gloire proclamée à la Résurrection et à l’Ascension ; c’est-à-dire aussi s’absenter, sortir du monde, de ce monde. C’est déjà vrai au moment où il parle ; il parle déjà depuis son absence imminente, inéluctable : « désormais je ne suis plus dans le monde ». Malgré les apparitions du Ressuscité, qui cesseront au bout de 40 jours, scellant alors définitivement son départ du monde.

Mais « tandis que moi je vais à toi »… « eux restent dans le monde ». Alors, demande-t-il au Père, « garde-les en ton nom », garde-les « pour qu’ils soient un » ; évite-leur la dispersion qui serait leur fin, leur confusion avec le monde pour lequel je les envoie en témoins ; le monde, pour le salut duquel je te demande de les maintenir, ce monde que tu as tant aimé que tu m’y as envoyé. Désormais, ma mission à moi est terminée. Je les envoie à leur tour, je leur passe le relais.

Mais, ce faisant, ils demeurent avec moi, qui, désormais, ne suis plus dans le monde. Voilà comment il faut comprendre le fameux « être dans le monde, mais n’être pas du monde ».

Être avec Jésus, qui n’est pas de ce monde, comme cela nous est signifié dans sa mort et dans son Ascension. Mais y être comme envoyés par lui pour poursuivre sa mission, qui est de dire et de sanctifier le nom de Dieu, dans lequel est le salut du monde. Sans lequel le monde se perd et se disperse ; ainsi en témoigne le fils de perdition, malgré lui — « pour que l’Écriture soit accomplie ».

Ce n’est pas dans un monde facile que Jésus nous laisse, et demande au Père de ne pas nous en enlever, mais simplement de nous y garder du Mauvais.

En fait, à son départ, les choses se poursuivent comme quand il était là : « lorsque j’étais avec eux, je les gardais en ton nom que tu m’as donné ; je les ai protégés ».

C’est la poursuite de la parole par laquelle il se présentait comme le berger : « je suis le bon berger », le berger du Ps 23, celui qui connaît chacune de ses brebis dans son intimité. Rien à voir, évidemment avec les pasteurs terrestres que nous sommes, et qui si nous prétendions l’égaler ne serions rien d’autre que des voleurs et des brigands.

Un père de l’Église, Augustin, le dit ainsi : « Deus intimior intimo meo », « plus intime que mon intimité » ; ou plus simplement « Deus intimior meo », « Dieu plus intime à moi-même que moi-même ». Voilà la façon dont il nous connaît, façon dont aucun homme ne peut nous connaître. Voilà comment il nous garde dans le nom du Père, et comment après son départ le Père continue de nous garder selon sa prière.

On est bien au moment où il passe le relais : au Père pour qu’il nous garde comme notre berger, à nous pour que nous manifestions sa présence dans le monde.

Chose terrible, puisque cela nous annonce l’inimitié, la haine, qu’il a connues — oh, pas forcément jusqu’à la crucifixion ! — mais cela dit un aspect de notre mission, notre envoi dans le monde. Aimer quand on n’est pas aimé : « si vous aimez ceux qui vous aiment, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens font la même chose ! »…

Alors Jésus nous donne cette prière qu’il adresse au Père pour que dans cela nous ayons sa joie : « je dis ces paroles dans le monde pour qu’ils aient en eux ma joie dans sa plénitude ». Autrement dit, il s’agit pour nous de savoir que cela est prévu : nous sommes avec lui, de tout temps et de toute éternité, et puisque désormais, nous ne le voyons plus en ce monde, nous ne sommes pas de ce monde ; et en même temps nous y sommes bel et bien en ce monde, confrontés à sa méchanceté, due à sa douleur et à sa crainte.

Sa douleur de monde exilé loin de Dieu, et sa crainte d’un lendemain menaçant. Vous, « ne vous inquiétez pas, dit Jésus, j’ai vaincu le monde ». Le texte que nous avons lu, la prière de Jésus pour nous, est la transformation de notre exil en mission, par le dévoilement de la vérité.

« Consacre-les par la vérité : ta parole est vérité ». Si nous avons entendu cette parole, la parole qui nous fonde en Dieu, la parole par laquelle nous sommes nés de Dieu ; la parole selon laquelle, dès lors, fondamentalement, nous ne sommes pas de ce monde, étant du monde où Jésus est dérobé à nos yeux ; si nous avons entendu cette parole, si nous y sommes consacrés, c’est-à-dire sanctifiés, mis à part.

Dès lors notre présence en ce monde, exil et tristesse, traversée de chagrins et de douleurs incompréhensibles, en butte à la méchanceté — dès lors, par la parole qui nous a dévoilé la vérité et nous y scelle, notre présence ici devient mission. « Consacre-les par la vérité : ta parole est vérité. Comme tu m’as envoyé dans le monde, je les envoie dans le monde ».

Et nous n’y sommes pas seuls : son absence même est signe de cette vérité. Il nous passe le relais : « je ne te demande pas de les ôter du monde, mais de les garder du Mauvais ».

Son départ prend alors pour nous une toute autre signification, celle de sa consécration — son départ est tout de même aussi sa mort, et on sait laquelle : « pour eux je me consacre moi-même, afin qu’ils soient eux aussi consacrés par la vérité ».

Ainsi, être dans le monde sans être du monde, ne signifie en aucun cas une sorte de désengagement, retrait du monde, mais au contraire, étant morts à nous-mêmes avec celui qui est mort pour nous — « pour eux je me consacre moi-même » —, être pleinement en ce monde envoyés par lui pour y être témoins de la vérité qui a le pouvoir de lui donner un visage autre que celui du Mauvais. Transformer l’exil en mission, tel est le signe dont il nous confie désormais le dépôt.


RP, Poitiers, 13.05.18


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