Genèse 3.9-15 ; Psaume 130 ; 2 Corinthiens 4.13–5.1 ; Marc 3.20-35
Genèse 3, 9-15
Marc 3, 20-35
Qui est donc ce « Béel Zebul » ?… Il s’agit du dieu d’Ekron (2 Rois 1, 2), Baal Zebub, idole d’une divinité dont Élie s’évertue à dire à ses contemporains l’inexistence, l’illusoire ! Baal Zebub, « seigneur des mouches », en 2 Rois, ici Béel Zebul selon le jeu de mots qui en fait le « prince des démons » — Baal Zébul signifiant « Baal est prince ».
L’incident dans Marc conduit à ne pas confondre l’idole Baal et le satan, figure de l’adversité. Il nous situe dans la perspective selon laquelle une des tentations constantes du peuple biblique est l’idolâtrie : c’est en ce sens que ce serait division du satan tentateur contre lui-même que de faire chasser une divinité par une autre, en l’occurrence celle réputée être la plus grande de la région, Baal Zébul. Telle est l’argumentation de Jésus contre ses adversaires, argumentation que l’on ruine en confondant Baal Zébul et le satan : le satan, figure de l’adversité, a intérêt à voir les idoles se multiplier, — et pas à opérer une réduction des ramifications de l’idolâtrie en « divisant son royaume » ! Militer pour Baal contre d’autres démons/idoles n’est pas de l’intérêt du mal qui perd ainsi de son emprise. Le mal proliférant n’élimine aucune de ses filières.
Jésus, par sa réponse, non seulement proteste auprès de ses interlocuteurs qu'il n’a rien à voir avec Baal (malgré son origine suspecte, galiléenne), mais enseigne aussi, à l’instar d’Élie, en quoi est illusoire ce « prince des démons ». C’est le satan, qui signifie ce qui accuse et divise, qui est le manipulateur des idolâtres, et donc chaque réseau de son pouvoir, même en faillite, relève de son « royaume », et n’a pas à être exclu du service. La concentration sur une seule idole, ici le Baal d’Ekron, serait à son déficit.
Car les « démons » — divinités mineures dans le monde grec —, les « démons » du Nouveau Testament recoupent les Baals de la Bible hébraïque. Il n’est question de Baals dans le Nouveau Testament que dans des citations de la Bible hébraïque, comme ici, ou chez Paul (Ro 11, 4). Et il n’est pas question de « démons » dans la Bible hébraïque ; mais dans la version grecque des LXX, et lorsque les divinités en question n’entrent pas dans la nomination spécifique des Baals — ainsi l’hébreu séirim est rendu soit par « idoles » (Lv 17, 7 ; 2 Ch 11, 5) soit par « démons » (Ps 96, 5 — que Segond traduit par : « les dieux des peuples ne sont que des idoles ». Cf. Es 13, 21 ; 34, 14).
Ainsi Jésus ne chasse pas les démons parce qu’ils auraient un pouvoir objectif ou une existence positive, mais au contraire précisément parce qu’ils n’en ont qu’illusoirement (« les dieux des peuples ne sont que des démons/idoles » Ps 96, 5), d’un illusoire qui ne les empêche pas de faire des dégâts sur ceux qui y ajoutent crainte — « démonisés », enfermés sur eux-mêmes. Selon cette perspective, Jésus chasse les démons comme les anciens prophètes chassaient les Baals, les idoles, en tant que dieux à notre image ; à notre image / mon image i.e. refus de l’Autre, accusation de l’Autre, présente dès le récit de la Genèse ; l’Autre comme faille en moi qu’en chassant l’idole Jésus fait réapparaître, l’Autre qui précisément n’est pas à mon image.
Une faille, qui fait la différence ; différence qui à l’inverse de l’idole permet et la séparation et le dialogue, tels sont, dans le récit de la création de la Genèse, la femme pour l’homme et l’homme pour la femme, faisant image de Dieu : posés en vis-à-vis — qui (contre l’idole comme image projetée de soi) se fait comme séparation d’avec soi-même, préalable à toute rencontre, et qui s’opère comme révélation prophétique.
Séparation toujours indispensable (« l’homme quittera son père et sa mère » — Gn 2) que la mère et les frères de Jésus semblent avoir de la peine à admettre en Marc 3 (21 & 31-32) — et c’est bien cette séparation que demande Jésus, comme fondatrice de toute fraternité et filiation : « car, quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère » (Mc 3, 35) — cette volonté de Dieu qui consiste à aimer pour autrui comme soi-même. Dans la Genèse, le sommeil de l’homme est, selon le terme employé, sommeil prophétique, ce qui lui fait découvrir à son réveil cet autre semblable apte au dialogue et à être aimé, lieu de l’image de Dieu.
Une faille indispensable et dans laquelle peut cependant, par le refus de cette faille, s’introduire ce qui divise et enferme, l’idole, agie par le Mal… Le Mal figuré par le serpent, souvent figure de divinités dans les religions environnant l’Israël ancien — parmi d’autres représentations des Baals ; dont Baal Zebub, entouré des mouches, devenu Baal Zebul, puis Belzébuth ; ou Baal Péor, au livre des Nombres, devenu Belphégor, rendu célèbre par une fameuse série télévisée des années 1960 —, le mal dans tous les cas provient de la réalité chaotique, non encore ordonnée, qui entoure le jardin. En quelque sorte des premiers essais non satisfaisants de la création et de la mise en ordre — qu’opère finalement la loi « car, quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère. »
Une difficulté terrible apparaît en même temps que cette figure du mal déjà présent quelque part. La difficulté de la question de sa provenance, précisément. Difficulté d’autant plus terrible que le mal est intense. Et l’Histoire ne cesse de le montrer chaque jour plus intense. D’où vient ce mal présent dans les champs qui entourent le jardin ? À cette question insoluble, on a avancé plusieurs esquisses de réponses. Depuis le dualisme le plus typé, qui place une réalité mauvaise faisant éternellement face à Dieu, jusqu’à la conception inverse qui en vient à placer le mal en Dieu. Entre les deux, des développements célèbres.
Des plus connus, le mythe de Lucifer remontant à la traduction latine de la Bible. Lisant Ésaïe 14, on y trouve, allégoriquement décrite, la chute d’un astre brillant devenu prince des ténèbres pour s’être révolté contre Dieu en voulant s’égaler à lui. Cet astre brillant d’Ésaïe 14, 12, à l’origine le roi de Babylone en Ésaïe, « étoile du matin », sera traduit, selon l’équivalent latin du mot « étoile du matin », « Lucifer » dans la Vulgate, la version latine de la Bible selon saint Jérôme (Ve siècle). On sait la fortune de ce terme transmis jusqu’aujourd’hui via le romantisme.
Une autre approche célèbre est celle proposée dans le judaïsme : l’idée du tsimtsoum, en français « contraction », en l’occurrence contraction de Dieu mettant l’univers au monde : Dieu emplit tout. Pour que quelque chose d’autre que lui puisse être, il faut que Dieu se contracte, fasse un espace en lui-même. Dès lors, le monde peut advenir, être créé, mais il l’est dans une absence de Dieu. Mais dans ce creux, ce vide, le mal aussi peut s’infiltrer.
Dans la Genèse, le mal s’infiltre entre l’homme et la femme, séparés pour se rencontrer. Avant la séparation, l’interdit est donné, l’interdit qui toujours structure, fait grandir en séparant. Mais, donné avant la séparation entre homme et femme, une fois la séparation intervenue, ce mal venu d’on ne sait où, trouve à s’infiltrer. La femme étant le signe de cette séparation de l’être humain, celle par qui l’homme se trouve, c’est elle aussi du coup, qui est présentée comme l’origine de la possibilité de cette infiltration entre les deux, qui avant, étaient un. Autre moitié de lui-même, tout homme est mâle et femelle avant d’être mâle ou femelle. Le mal l’atteint en son entier, en ce que divisé d’avec lui-même, il refuse cette division qui marque qu’il est un être fini. Refuser d’être fini, prétendre être tout par soi, c’est là la porte du mal qui nous atteint tous — qui prétendons être par nous-mêmes.
« Car, quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère. »
C’est bien la division d’avec soi-même qui, refusée, se traduit par l’accusation, selon ce sens du mot satan : accuser, et donc tourmenter ; tourment contre soi qui se retourne contre autrui, dès le récit de Gn 3, « c’est pas moi, c’est l’autre », et que l’on retrouve en Marc : sa mère et ses frères accusent Jésus de folie — l’accusation divise, selon un autre sens de satan, diable : diviser.
Or il n’y a de réconciliation que dans la reconnaissance de l’autre pour lui-même, séparé de moi, ce qui lui donne son existence unique devant Dieu, et rend possible de l’aimer pour lui-même, même et surtout si je ne le comprends pas ; fondé comme autre par Dieu seul « car, quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère » — sans l’accuser d’être ce qu’il est, différent de moi, dans un renvoi l’un vers l’autre de la culpabilité (Gn 3). La loi qui sépare pour unir ouvre alors sur le pardon, dans lequel seul est la victoire sur le mal.
Mais il s’agit de saisir ce pardon, le recevoir, auquel cas, tout peut être pardonné ; cette capacité d’être pardonné, de recevoir, accueillir le pardon, est un don de l’Esprit saint, sans lequel le pardon en toute sa profondeur est inaccessible. Ce pourquoi cette limite au pardon : le péché contre l’Esprit saint qui est de ne pas accepter d’être pardonné, et donc, de ne pouvoir donner le pardon à autrui. Don de l’Esprit saint parce que l’Esprit est plus profond en moi que moi-même, il est plus profond que toutes les blessures et la culpabilité qui me semblent insurmontables.
La réconciliation du monde est de recevoir le pardon sur soi, pour le donner autour de soi.
Psaume 130, 1 Cantique des degrés.
Du fond de l’abîme je t’invoque, ô Seigneur !
2 Seigneur, écoute ma voix ! Que tes oreilles soient attentives à la voix de mes supplications !
3 Si tu gardais le souvenir des fautes, Seigneur Dieu, qui pourrait subsister ?
4 Mais le pardon se trouve auprès de toi, afin qu’on te craigne.
5 J’espère dans le Seigneur, mon âme espère, et j’attends sa promesse.
6 Mon âme compte sur le Seigneur, plus que les gardes ne comptent sur le matin, que les gardes ne comptent sur le matin.
7 Israël, mets ton espoir dans le Seigneur ! Car la miséricorde est auprès du Seigneur, et la rédemption est auprès de lui en abondance.
8 C’est lui qui rachètera Israël de toutes ses fautes.
Genèse 3, 9-15
9 Mais le Seigneur Dieu appela l’homme, et lui dit : Où es-tu ?
10 Il répondit : J’ai entendu ta voix dans le jardin, et j’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché.
11 Et le Seigneur Dieu dit : Qui t’a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger ?
12 L’homme répondit : La femme que tu as mise auprès de moi m’a donné de l’arbre, et j’en ai mangé.
13 Et le Seigneur Dieu dit à la femme: Pourquoi as-tu fait cela ? La femme répondit : Le serpent m’a séduite, et j’en ai mangé.
14 Le Seigneur Dieu dit au serpent : Puisque tu as fait cela, tu seras maudit entre tout le bétail et entre tous les animaux des champs, tu marcheras sur ton ventre, et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie.
15 Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité : celle-ci t’écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon.
Marc 3, 20-35
20 et la foule s’assembla de nouveau, en sorte qu’ils ne pouvaient pas même prendre leur repas.
21 Les parents de Jésus, ayant appris ce qui se passait, vinrent pour se saisir de lui ; car ils disaient : Il est hors de sens.
22 Et les scribes, qui étaient descendus de Jérusalem, dirent : Il a Béelzébul ; c’est par le prince des démons qu’il chasse les démons.
23 Jésus les appela, et leur dit sous forme de paraboles : Comment Satan peut-il chasser Satan ?
24 Si un royaume est divisé contre lui-même, ce royaume ne peut subsister ;
25 et si une maison est divisée contre elle-même, cette maison ne peut subsister.
26 Si donc Satan se révolte contre lui-même, il est divisé, et il ne peut subsister, mais c’en est fait de lui.
27 Personne ne peut entrer dans la maison d’un homme fort et piller ses biens, sans avoir auparavant lié cet homme fort ; alors il pillera sa maison.
28 Je vous le dis en vérité, tous les péchés seront pardonnés aux fils des hommes, et les blasphèmes qu’ils auront proférés ;
29 mais quiconque blasphémera contre le Saint-Esprit n’obtiendra jamais de pardon : il est coupable d’un péché éternel.
30 Jésus parla ainsi parce qu’ils disaient : Il a un esprit impur.
31 Survinrent sa mère et ses frères, qui, se tenant dehors, l’envoyèrent appeler.
32 La foule était assise autour de lui, et on lui dit : Voici, ta mère et tes frères sont dehors et te demandent.
33 Et il répondit : Qui est ma mère, et qui sont mes frères ?
34 Puis, jetant les regards sur ceux qui étaient assis tout autour de lui : Voici, dit-il, ma mère et mes frères.
35 Car, quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère.
*
Qui est donc ce « Béel Zebul » ?… Il s’agit du dieu d’Ekron (2 Rois 1, 2), Baal Zebub, idole d’une divinité dont Élie s’évertue à dire à ses contemporains l’inexistence, l’illusoire ! Baal Zebub, « seigneur des mouches », en 2 Rois, ici Béel Zebul selon le jeu de mots qui en fait le « prince des démons » — Baal Zébul signifiant « Baal est prince ».
L’incident dans Marc conduit à ne pas confondre l’idole Baal et le satan, figure de l’adversité. Il nous situe dans la perspective selon laquelle une des tentations constantes du peuple biblique est l’idolâtrie : c’est en ce sens que ce serait division du satan tentateur contre lui-même que de faire chasser une divinité par une autre, en l’occurrence celle réputée être la plus grande de la région, Baal Zébul. Telle est l’argumentation de Jésus contre ses adversaires, argumentation que l’on ruine en confondant Baal Zébul et le satan : le satan, figure de l’adversité, a intérêt à voir les idoles se multiplier, — et pas à opérer une réduction des ramifications de l’idolâtrie en « divisant son royaume » ! Militer pour Baal contre d’autres démons/idoles n’est pas de l’intérêt du mal qui perd ainsi de son emprise. Le mal proliférant n’élimine aucune de ses filières.
Jésus, par sa réponse, non seulement proteste auprès de ses interlocuteurs qu'il n’a rien à voir avec Baal (malgré son origine suspecte, galiléenne), mais enseigne aussi, à l’instar d’Élie, en quoi est illusoire ce « prince des démons ». C’est le satan, qui signifie ce qui accuse et divise, qui est le manipulateur des idolâtres, et donc chaque réseau de son pouvoir, même en faillite, relève de son « royaume », et n’a pas à être exclu du service. La concentration sur une seule idole, ici le Baal d’Ekron, serait à son déficit.
Car les « démons » — divinités mineures dans le monde grec —, les « démons » du Nouveau Testament recoupent les Baals de la Bible hébraïque. Il n’est question de Baals dans le Nouveau Testament que dans des citations de la Bible hébraïque, comme ici, ou chez Paul (Ro 11, 4). Et il n’est pas question de « démons » dans la Bible hébraïque ; mais dans la version grecque des LXX, et lorsque les divinités en question n’entrent pas dans la nomination spécifique des Baals — ainsi l’hébreu séirim est rendu soit par « idoles » (Lv 17, 7 ; 2 Ch 11, 5) soit par « démons » (Ps 96, 5 — que Segond traduit par : « les dieux des peuples ne sont que des idoles ». Cf. Es 13, 21 ; 34, 14).
Ainsi Jésus ne chasse pas les démons parce qu’ils auraient un pouvoir objectif ou une existence positive, mais au contraire précisément parce qu’ils n’en ont qu’illusoirement (« les dieux des peuples ne sont que des démons/idoles » Ps 96, 5), d’un illusoire qui ne les empêche pas de faire des dégâts sur ceux qui y ajoutent crainte — « démonisés », enfermés sur eux-mêmes. Selon cette perspective, Jésus chasse les démons comme les anciens prophètes chassaient les Baals, les idoles, en tant que dieux à notre image ; à notre image / mon image i.e. refus de l’Autre, accusation de l’Autre, présente dès le récit de la Genèse ; l’Autre comme faille en moi qu’en chassant l’idole Jésus fait réapparaître, l’Autre qui précisément n’est pas à mon image.
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Une faille, qui fait la différence ; différence qui à l’inverse de l’idole permet et la séparation et le dialogue, tels sont, dans le récit de la création de la Genèse, la femme pour l’homme et l’homme pour la femme, faisant image de Dieu : posés en vis-à-vis — qui (contre l’idole comme image projetée de soi) se fait comme séparation d’avec soi-même, préalable à toute rencontre, et qui s’opère comme révélation prophétique.
Séparation toujours indispensable (« l’homme quittera son père et sa mère » — Gn 2) que la mère et les frères de Jésus semblent avoir de la peine à admettre en Marc 3 (21 & 31-32) — et c’est bien cette séparation que demande Jésus, comme fondatrice de toute fraternité et filiation : « car, quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère » (Mc 3, 35) — cette volonté de Dieu qui consiste à aimer pour autrui comme soi-même. Dans la Genèse, le sommeil de l’homme est, selon le terme employé, sommeil prophétique, ce qui lui fait découvrir à son réveil cet autre semblable apte au dialogue et à être aimé, lieu de l’image de Dieu.
Une faille indispensable et dans laquelle peut cependant, par le refus de cette faille, s’introduire ce qui divise et enferme, l’idole, agie par le Mal… Le Mal figuré par le serpent, souvent figure de divinités dans les religions environnant l’Israël ancien — parmi d’autres représentations des Baals ; dont Baal Zebub, entouré des mouches, devenu Baal Zebul, puis Belzébuth ; ou Baal Péor, au livre des Nombres, devenu Belphégor, rendu célèbre par une fameuse série télévisée des années 1960 —, le mal dans tous les cas provient de la réalité chaotique, non encore ordonnée, qui entoure le jardin. En quelque sorte des premiers essais non satisfaisants de la création et de la mise en ordre — qu’opère finalement la loi « car, quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère. »
Une difficulté terrible apparaît en même temps que cette figure du mal déjà présent quelque part. La difficulté de la question de sa provenance, précisément. Difficulté d’autant plus terrible que le mal est intense. Et l’Histoire ne cesse de le montrer chaque jour plus intense. D’où vient ce mal présent dans les champs qui entourent le jardin ? À cette question insoluble, on a avancé plusieurs esquisses de réponses. Depuis le dualisme le plus typé, qui place une réalité mauvaise faisant éternellement face à Dieu, jusqu’à la conception inverse qui en vient à placer le mal en Dieu. Entre les deux, des développements célèbres.
Des plus connus, le mythe de Lucifer remontant à la traduction latine de la Bible. Lisant Ésaïe 14, on y trouve, allégoriquement décrite, la chute d’un astre brillant devenu prince des ténèbres pour s’être révolté contre Dieu en voulant s’égaler à lui. Cet astre brillant d’Ésaïe 14, 12, à l’origine le roi de Babylone en Ésaïe, « étoile du matin », sera traduit, selon l’équivalent latin du mot « étoile du matin », « Lucifer » dans la Vulgate, la version latine de la Bible selon saint Jérôme (Ve siècle). On sait la fortune de ce terme transmis jusqu’aujourd’hui via le romantisme.
Une autre approche célèbre est celle proposée dans le judaïsme : l’idée du tsimtsoum, en français « contraction », en l’occurrence contraction de Dieu mettant l’univers au monde : Dieu emplit tout. Pour que quelque chose d’autre que lui puisse être, il faut que Dieu se contracte, fasse un espace en lui-même. Dès lors, le monde peut advenir, être créé, mais il l’est dans une absence de Dieu. Mais dans ce creux, ce vide, le mal aussi peut s’infiltrer.
Dans la Genèse, le mal s’infiltre entre l’homme et la femme, séparés pour se rencontrer. Avant la séparation, l’interdit est donné, l’interdit qui toujours structure, fait grandir en séparant. Mais, donné avant la séparation entre homme et femme, une fois la séparation intervenue, ce mal venu d’on ne sait où, trouve à s’infiltrer. La femme étant le signe de cette séparation de l’être humain, celle par qui l’homme se trouve, c’est elle aussi du coup, qui est présentée comme l’origine de la possibilité de cette infiltration entre les deux, qui avant, étaient un. Autre moitié de lui-même, tout homme est mâle et femelle avant d’être mâle ou femelle. Le mal l’atteint en son entier, en ce que divisé d’avec lui-même, il refuse cette division qui marque qu’il est un être fini. Refuser d’être fini, prétendre être tout par soi, c’est là la porte du mal qui nous atteint tous — qui prétendons être par nous-mêmes.
« Car, quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère. »
C’est bien la division d’avec soi-même qui, refusée, se traduit par l’accusation, selon ce sens du mot satan : accuser, et donc tourmenter ; tourment contre soi qui se retourne contre autrui, dès le récit de Gn 3, « c’est pas moi, c’est l’autre », et que l’on retrouve en Marc : sa mère et ses frères accusent Jésus de folie — l’accusation divise, selon un autre sens de satan, diable : diviser.
Or il n’y a de réconciliation que dans la reconnaissance de l’autre pour lui-même, séparé de moi, ce qui lui donne son existence unique devant Dieu, et rend possible de l’aimer pour lui-même, même et surtout si je ne le comprends pas ; fondé comme autre par Dieu seul « car, quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère » — sans l’accuser d’être ce qu’il est, différent de moi, dans un renvoi l’un vers l’autre de la culpabilité (Gn 3). La loi qui sépare pour unir ouvre alors sur le pardon, dans lequel seul est la victoire sur le mal.
Mais il s’agit de saisir ce pardon, le recevoir, auquel cas, tout peut être pardonné ; cette capacité d’être pardonné, de recevoir, accueillir le pardon, est un don de l’Esprit saint, sans lequel le pardon en toute sa profondeur est inaccessible. Ce pourquoi cette limite au pardon : le péché contre l’Esprit saint qui est de ne pas accepter d’être pardonné, et donc, de ne pouvoir donner le pardon à autrui. Don de l’Esprit saint parce que l’Esprit est plus profond en moi que moi-même, il est plus profond que toutes les blessures et la culpabilité qui me semblent insurmontables.
La réconciliation du monde est de recevoir le pardon sur soi, pour le donner autour de soi.
*
Psaume 130, 1 Cantique des degrés.
Du fond de l’abîme je t’invoque, ô Seigneur !
2 Seigneur, écoute ma voix ! Que tes oreilles soient attentives à la voix de mes supplications !
3 Si tu gardais le souvenir des fautes, Seigneur Dieu, qui pourrait subsister ?
4 Mais le pardon se trouve auprès de toi, afin qu’on te craigne.
5 J’espère dans le Seigneur, mon âme espère, et j’attends sa promesse.
6 Mon âme compte sur le Seigneur, plus que les gardes ne comptent sur le matin, que les gardes ne comptent sur le matin.
7 Israël, mets ton espoir dans le Seigneur ! Car la miséricorde est auprès du Seigneur, et la rédemption est auprès de lui en abondance.
8 C’est lui qui rachètera Israël de toutes ses fautes.
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