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Ésaïe 55, 10-11 ; Psaume 65 ; Romains 8, 18-23 ; Matthieu 13, 1-23
Psaume 65
N’avez-vous jamais l’impression de n’être pas compris, ou même de ne pouvoir l’être ? Cela notamment parce que vous êtes ailleurs que là où l’on vous classe, cela d’autant plus que vous avez longuement mûri ce qui semble du coup si difficile à dire sans être catégorisé. Rassurez-vous (si cela est rassurant !), c’est ce qui est arrivé à Jésus : on croyait savoir ce qu’est un Messie, et donc on le classifie. Et du coup on ne l’écoute pas ; on croit savoir ce qu’il veut dire, puisqu’on l’a classifié. Et Jésus se tait, il sait que cela ne mènera à rien, sinon à sa mort (c’est pourquoi j’ai précisé que cela n’est pas forcément rassurant !). Jésus se tait : « pour toi, ô Dieu, dit le Psaume, le silence est louange ». Silence. C’est la traduction NBS et « Colombe » du mot hébreu parlant d’un silence confiant (ce pourquoi d’autres versions ont « confiance »). Pour toi, Dieu, ce silence confiant est louange. Celui qui se confie en toi est ailleurs que là où les préjugés qu’on a sur lui l'attendent.
Dans ce silence confiant, il espère en Dieu seul pour que ce qu’il conçoit devant lui, en fidélité à ce qu’il reçoit de lui, s’accomplisse par des voies que les hommes ne connaissent pas. Qu’est-ce qui s’accomplira infailliblement, d’une façon qui nous échappe ? C’est ce que Dieu promet : la parole fécondée dans ce silence confiant, qui est pour Dieu louange. C’est ce que le texte appelle « vœu » : ce qui est conçu dans le silence que Dieu rendra fécond — ce qui sera accompli. Je suis venu pour accomplir dira Jésus…
Et qu’est ce qui vient au jour ainsi ? Le Psaume le dit : la justice (v. 6a), la sécurité (TOB) comme espoir assuré (v. 6c), la fertilité (v. 12) — accomplis par Dieu, pas par nous. Surtout pas par nous comme Église !
Nous, nos œuvres, paroles et actes sont empreints de péché, empreints, littéralement, d’une perversion insurmontable (v. 4) — qui n’appelle que le pardon de Dieu, jusqu’à ce que le vœu s’accomplisse. Un des rites du Yom Kippour ou « Grand pardon » dans le judaïsme, le rite du Kol Nidré / i.e. « tous les vœux », est l’effacement, le recouvrement des vœux qu’on n’a pas réalisés jusque là. Car il faut que justice, sécurité et fertilité viennent au réel, ne restent pas vœu pieu. Et tant que cela n’est pas advenu, que Dieu nous pardonne, qu’il couvre notre faute (v. 4) !
Aussi c’est en Dieu lui-même qu’il s’agit de se confier pour cet accomplissement, cette germination de ce qui est conçu, de ce qui est ensemencé dans le silence confiant — « ma parole ne revient pas à moi sans effet » (Ésaïe 55, 11), cet ensemencement que le Psaume énonce : ensemencement de justice, sécurité, fertilité (v. 6 et 12).
Fruit donné par Dieu seul, pas même par l’Église. Car au pouvoir d’hommes mis à la place de Dieu, cela se fait à l’image des hommes, empreints de péché, de motivations floues : justice humaine et d’Église, guerre dite « juste » (« pour la sécurité »), état civil mêlé d’Église, c’est-à-dire concrètement le mariage puisque le lieu de la fertilité humaine est le mariage — « Dieu les bénit en disant soyez féconds et multipliez-vous » selon Genèse 1, 28.
Quant à la responsabilité temporelle de ces choses exprimées de façon temporelle et civile : armée, justice et état civil, choses qui passent, cela n’est pas le fait de l’Église, qui, si elle en prend possession, étouffe son témoignage propre, témoignage au Dieu qui vient à nous, nous appelle d’au-delà du temps, et vers qui toute chair est appelée à se tourner (v. 3). Repris par le monde et a fortiori par l’Église, ce qui relève de Dieu seul devient péché (v. 4), littéralement paroles/actes (c’est le même mot que la parole créatrice / davar / logos dans la LXX) pervertis, trahison du seul à même de faire germer le monde et le Royaume. L’Église n’a pas d’autre « pouvoir » que de dire cette parole de bénédiction comme fructification, que l’on retrouve dans le Psaume et dans les autres textes de ce jour, comme écho à la Genèse et à sa parole créatrice — au commencement Dieu dit et cela fut —, parole portée dans le silence, pour être fécondatrice, germinatrice de la terre et de la vie (cf. v. 11).
Trois lieux, armée, justice et état civil, de la trahison du Christ resté dans le silence, lorsque l’Église s’est, progressivement, vu confier, ou s’est accaparée, ce qui ne lui appartient pas, ce qui ne lui revient pas. Ça s’est produit progressivement après la conversion de l’Empire romain en une Église devenue institution de pouvoir et qui n’a pas entendu l’avertissement du Psalmiste, David, selon le v. 1 de ce Psaume 65, David qui fut un homme de pouvoir — puisqu’il en faut (c’est aussi une vocation, mais ce n’est pas celle de l’Église), et puisque comme homme de pouvoir, il lui a fallu guerroyer ; jusqu’au point où il s’est entendu dire : tu ne pourras pas me bâtir de temple, parce que tu as du sang sur les mains (1 Chr 28, 3) !
Au début de la conversion de l’Empire romain, au IVe s., l’Église n’a pas oublié cela, puisqu’un soldat, et jusqu’à l’Empereur lui-même, devait, revenant de la guerre, se purifier : la violence le rendait impropre au sanctuaire.
Puis l’Église s’est compromise. Au Ve s., apparaît le concept de « guerre juste », les prémices d’une prochaine police d’Église, et d’un prochain « état civil » d’Église. Autant de choses nécessaires dans le siècle présent, autant de choses relatives au temps — mais impropres à l’Église, témoin du Royaume éternel, qui ne vient ni par la guerre ; ni par la violence : violence légitime dans le temps comme monopole de l’État, bref la police ; ni comme état civil, le Règne de Dieu n’étant pas de monde : « la chair et le sang n’héritent pas le Royaume de Dieu », écrira Paul (1 Co 15, 50). (D’où le problème du recensement de David.)
Armée : au Ve s., saint Augustin conçoit — face au tumulte des peuples (v. 8) — l’idée de « guerre juste », qui prendra du service en s’amplifiant jusqu’aux guerres accomplies soi-disant au nom des Droits de l’Homme. Police : le même saint Augustin relit de façon erronée le « contrains-les d’entrer » de la parabole des invités à la noce, comme pouvant légitimer la persécution des hérétiques, et on voit apparaître les premières traces de ce qui deviendra le mariage d’Église — bref l’état civil ecclésial (rien que la formule est contradictoire). Ici Augustin est resté plus prudent : il affirme n’avoir assisté qu’à un seul mariage, qu’il n’a évidemment pas célébré comme pasteur : ça ne se faisait pas encore.
Plus tard, en Occident latin, cela éclora : aux XIe-XIIe s., l’Église romaine prend le pouvoir, et ce qui va avec — pour faire bref : l’armée (les croisades), la police (l’Inquisition) et l’état civil : désormais l’Église marie, ce qu’elle n’avait jamais fait jusque là. C’est pour avoir refusé tout cela, que, témoins d’un christianisme plus ancien, les cathares ont été si violemment persécutés…
Les Réformateurs ont eu beau remettre cela en question — selon leur théorie des deux règnes, le monde spirituel relevant du témoignage de l’Église, armée et police relevant de l'État, de même que l’état civil (lorsque Luther dit : « le mariage est une affaire profane qui ne regarde pas l’Église ») —, les Réformateurs ont beau avoir eu conscience de cela, les choses en leur temps sont trop imbriquées pour cela change… et on continue jusqu’à nos jours ! Malgré la leçon de l’histoire.
Un exemple. En France au XVIIIe siècle — à l'époque les protestants se marient devant notaire, ne reconnaissant pas le rite nuptial catholique, le seul qui leur est proposé. Résultat, dans les certificats de baptême de leurs enfants (forcément administrés dans l'Église catholique, pour qu'ils aient un état civil), je cite : « L’an mil sept cent quarante huit et le vingt six décembre, par Maître Louyde Jean-Pierre de Lescure prêtre, notre vicaire soussigné, a été baptisé Pierre Jean Teyssier fils bâtard de Pierre Teyssier et de Marie Fraysse, hérétiques calvinistes, vivant en concubinage scandaleux dans la ville de Saint Rome du Tarn, né le 25 du mois de la présente année. » En fait, ils sont mariés mais pas aux yeux de l'Église (i.e. romaine).
La Révolution française, imitant en cela les révolutions protestantes anglaise et américaine, a mis fin à cela : le baptême redevient une affaire d'Église, signe de l'alliance d'éternité ; le mariage redevient une affaire d’État, une chose civile. Et puis — compromission toujours — les Églises (y compris protestantes) s’en mêlent à nouveau. Quant aux guerres, on les fera désormais, non plus au nom du Christ, heureusement, mais, et ce n’est pas mieux, au nom des Droits de l’Homme, cet écho moderne du Décalogue. Et quant à la police, est-on capable de voir qu’elle est l’exact reflet de ce qu’est la société qui l’institue ? Le meurtre de George Floyd ne nous mettra-t-il pas la puce à l’oreille ? Le rôle de l’Église est de dire que le Règne de Dieu n’est pas de ce temps, de dire que toute chair devra venir à lui (v. 3), de dire que le sanctuaire céleste est saint (v. 5). Tout cela est dans notre Psaume. Dire aussi avec le Psaume que la justice dont on fait le vœu, la parole semée l’accomplira, elle germera.
« Comme descend la pluie ou la neige, du haut des cieux, et comme elle ne retourne pas là-haut sans avoir saturé la terre, sans l’avoir fait enfanter et bourgeonner, sans avoir donné semence au semeur et nourriture à celui qui mange, ainsi se comporte ma Parole du moment qu’elle sort de ma bouche : elle ne retourne pas vers moi sans résultat, sans avoir exécuté ce qui me plaît et fait aboutir ce pour quoi je l’ai envoyée. Vous serez dans la jubilation et la paix » (Ésaïe 55, 10-11).
Que nous disent au fond ce Psaume, le prophète Ésaïe en ces versets que nous venons de lire, et la parabole du Semeur ? Matthieu 13, 3-9 : « Voici que le semeur est sorti pour semer. Comme il semait, des grains sont tombés au bord du chemin ; et les oiseaux du ciel sont venus et ont tout mangé. D’autres sont tombés dans les endroits pierreux, où ils n’avaient pas beaucoup de terre ; ils ont aussitôt levé parce qu’ils n’avaient pas de terre en profondeur ; le soleil étant monté, ils ont été brûlés et, faute de racine, ils ont séché. D’autres sont tombés dans les épines ; les épines ont monté et les ont étouffés. D’autres sont tombés dans la bonne terre et ont donné du fruit, l’un cent, l’autre soixante, l’autre trente. Entende qui a des oreilles ! »
Que disent nos textes ? Que le Royaume « ne vient pas de façon à frapper les regards » (Luc 17, 20), qu’on ne le fait avancer ni par nos prétentions, ni par notre pouvoir ; le Règne de Dieu n’a rien à voir avec tout ce que nous prétendrions en construire à force de forcer les choses.
Ces textes nous conduisent au cœur de la bonne nouvelle de la foi, de la confiance seule, conçue dans le silence. C'est de l’ordre de la semence à recevoir de la seule écoute de la Parole de Dieu. La bonne terre de Matthieu (13, 9) n’est rien d’autre que cette disposition, cette disponibilité confiante — qui n’est ni bord de chemin, ni cailloux, ni épines. Bonne terre, disponible. Et dès lors à même de fructifier en abondance. C’est la seule façon qu’a proposé Dieu de faire venir le Royaume. En le forçant, on le gâche. En y introduisant un rôle à notre pouvoir, surtout d’Église, on le manque.
Il s’agit simplement d’être ouvert à la Parole de Dieu avec confiance.
Confiance. « J’estime en effet, écrit Paul, que les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit être révélée en nous. Car la création attend avec impatience la révélation des enfants de Dieu : livrée au pouvoir du néant — non de son propre gré, mais par l’autorité de celui qui l’a livrée, elle garde l’espérance, car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu » (Rom 8, 18-21).
Cela, c’est le fruit, la germination et le fruit de la parole qui éclora, se réalisera, depuis ce silence qui pour Dieu est louange et dans lequel, avec le Psalmiste, nous sommes appelés à entrer…
Psaume 65
1 Du chef de chœur, psaume. De David, chant. 2 Pour toi, Dieu qui es en Sion, le silence est louange, et pour toi le vœu sera accompli. 3 À toi qui entends la prière, viendra tout être de chair. 4 Paroles et actes injustes ont été plus forts que moi, mais tu couvres nos péchés. 5 Heureux qui tu choisis, il demeurera dans tes parvis. Nous serons rassasiés des biens de ta maison, des choses saintes de ton temple. 6 Avec justice, tu nous réponds par des merveilles, Dieu notre sauveur, sécurité de la terre entière jusqu’aux mers lointaines. 7 Il affermit les montagnes par sa vigueur ; il se ceint de bravoure. | 8 Il apaise le vacarme des mers, le vacarme de leurs vagues et le grondement des peuples. 9 Au bout du monde, on s’effraie de tes signes, tu fais crier de joie les régions du levant et du couchant. 10 Tu as visité la terre, tu l’as abreuvée ; tu la combles de richesses. La rivière de Dieu regorge d’eau, tu prépares le froment des hommes. Voici comment tu prépares la terre : 11 Enivrant ses sillons, tassant ses mottes, tu la détrempes sous les averses, tu bénis ce qui germe. 12 Tu couronnes tes bienfaits de l’année, et sur ton passage la fertilité ruisselle. 13 Les pacages du désert ruissellent, les collines prennent une ceinture de joie, 14 les prés se parent de troupeaux ; les plaines se drapent de blé : tout crie et chante. |
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N’avez-vous jamais l’impression de n’être pas compris, ou même de ne pouvoir l’être ? Cela notamment parce que vous êtes ailleurs que là où l’on vous classe, cela d’autant plus que vous avez longuement mûri ce qui semble du coup si difficile à dire sans être catégorisé. Rassurez-vous (si cela est rassurant !), c’est ce qui est arrivé à Jésus : on croyait savoir ce qu’est un Messie, et donc on le classifie. Et du coup on ne l’écoute pas ; on croit savoir ce qu’il veut dire, puisqu’on l’a classifié. Et Jésus se tait, il sait que cela ne mènera à rien, sinon à sa mort (c’est pourquoi j’ai précisé que cela n’est pas forcément rassurant !). Jésus se tait : « pour toi, ô Dieu, dit le Psaume, le silence est louange ». Silence. C’est la traduction NBS et « Colombe » du mot hébreu parlant d’un silence confiant (ce pourquoi d’autres versions ont « confiance »). Pour toi, Dieu, ce silence confiant est louange. Celui qui se confie en toi est ailleurs que là où les préjugés qu’on a sur lui l'attendent.
Dans ce silence confiant, il espère en Dieu seul pour que ce qu’il conçoit devant lui, en fidélité à ce qu’il reçoit de lui, s’accomplisse par des voies que les hommes ne connaissent pas. Qu’est-ce qui s’accomplira infailliblement, d’une façon qui nous échappe ? C’est ce que Dieu promet : la parole fécondée dans ce silence confiant, qui est pour Dieu louange. C’est ce que le texte appelle « vœu » : ce qui est conçu dans le silence que Dieu rendra fécond — ce qui sera accompli. Je suis venu pour accomplir dira Jésus…
Et qu’est ce qui vient au jour ainsi ? Le Psaume le dit : la justice (v. 6a), la sécurité (TOB) comme espoir assuré (v. 6c), la fertilité (v. 12) — accomplis par Dieu, pas par nous. Surtout pas par nous comme Église !
Nous, nos œuvres, paroles et actes sont empreints de péché, empreints, littéralement, d’une perversion insurmontable (v. 4) — qui n’appelle que le pardon de Dieu, jusqu’à ce que le vœu s’accomplisse. Un des rites du Yom Kippour ou « Grand pardon » dans le judaïsme, le rite du Kol Nidré / i.e. « tous les vœux », est l’effacement, le recouvrement des vœux qu’on n’a pas réalisés jusque là. Car il faut que justice, sécurité et fertilité viennent au réel, ne restent pas vœu pieu. Et tant que cela n’est pas advenu, que Dieu nous pardonne, qu’il couvre notre faute (v. 4) !
Aussi c’est en Dieu lui-même qu’il s’agit de se confier pour cet accomplissement, cette germination de ce qui est conçu, de ce qui est ensemencé dans le silence confiant — « ma parole ne revient pas à moi sans effet » (Ésaïe 55, 11), cet ensemencement que le Psaume énonce : ensemencement de justice, sécurité, fertilité (v. 6 et 12).
Fruit donné par Dieu seul, pas même par l’Église. Car au pouvoir d’hommes mis à la place de Dieu, cela se fait à l’image des hommes, empreints de péché, de motivations floues : justice humaine et d’Église, guerre dite « juste » (« pour la sécurité »), état civil mêlé d’Église, c’est-à-dire concrètement le mariage puisque le lieu de la fertilité humaine est le mariage — « Dieu les bénit en disant soyez féconds et multipliez-vous » selon Genèse 1, 28.
Quant à la responsabilité temporelle de ces choses exprimées de façon temporelle et civile : armée, justice et état civil, choses qui passent, cela n’est pas le fait de l’Église, qui, si elle en prend possession, étouffe son témoignage propre, témoignage au Dieu qui vient à nous, nous appelle d’au-delà du temps, et vers qui toute chair est appelée à se tourner (v. 3). Repris par le monde et a fortiori par l’Église, ce qui relève de Dieu seul devient péché (v. 4), littéralement paroles/actes (c’est le même mot que la parole créatrice / davar / logos dans la LXX) pervertis, trahison du seul à même de faire germer le monde et le Royaume. L’Église n’a pas d’autre « pouvoir » que de dire cette parole de bénédiction comme fructification, que l’on retrouve dans le Psaume et dans les autres textes de ce jour, comme écho à la Genèse et à sa parole créatrice — au commencement Dieu dit et cela fut —, parole portée dans le silence, pour être fécondatrice, germinatrice de la terre et de la vie (cf. v. 11).
Trois lieux, armée, justice et état civil, de la trahison du Christ resté dans le silence, lorsque l’Église s’est, progressivement, vu confier, ou s’est accaparée, ce qui ne lui appartient pas, ce qui ne lui revient pas. Ça s’est produit progressivement après la conversion de l’Empire romain en une Église devenue institution de pouvoir et qui n’a pas entendu l’avertissement du Psalmiste, David, selon le v. 1 de ce Psaume 65, David qui fut un homme de pouvoir — puisqu’il en faut (c’est aussi une vocation, mais ce n’est pas celle de l’Église), et puisque comme homme de pouvoir, il lui a fallu guerroyer ; jusqu’au point où il s’est entendu dire : tu ne pourras pas me bâtir de temple, parce que tu as du sang sur les mains (1 Chr 28, 3) !
Au début de la conversion de l’Empire romain, au IVe s., l’Église n’a pas oublié cela, puisqu’un soldat, et jusqu’à l’Empereur lui-même, devait, revenant de la guerre, se purifier : la violence le rendait impropre au sanctuaire.
Puis l’Église s’est compromise. Au Ve s., apparaît le concept de « guerre juste », les prémices d’une prochaine police d’Église, et d’un prochain « état civil » d’Église. Autant de choses nécessaires dans le siècle présent, autant de choses relatives au temps — mais impropres à l’Église, témoin du Royaume éternel, qui ne vient ni par la guerre ; ni par la violence : violence légitime dans le temps comme monopole de l’État, bref la police ; ni comme état civil, le Règne de Dieu n’étant pas de monde : « la chair et le sang n’héritent pas le Royaume de Dieu », écrira Paul (1 Co 15, 50). (D’où le problème du recensement de David.)
Armée : au Ve s., saint Augustin conçoit — face au tumulte des peuples (v. 8) — l’idée de « guerre juste », qui prendra du service en s’amplifiant jusqu’aux guerres accomplies soi-disant au nom des Droits de l’Homme. Police : le même saint Augustin relit de façon erronée le « contrains-les d’entrer » de la parabole des invités à la noce, comme pouvant légitimer la persécution des hérétiques, et on voit apparaître les premières traces de ce qui deviendra le mariage d’Église — bref l’état civil ecclésial (rien que la formule est contradictoire). Ici Augustin est resté plus prudent : il affirme n’avoir assisté qu’à un seul mariage, qu’il n’a évidemment pas célébré comme pasteur : ça ne se faisait pas encore.
Plus tard, en Occident latin, cela éclora : aux XIe-XIIe s., l’Église romaine prend le pouvoir, et ce qui va avec — pour faire bref : l’armée (les croisades), la police (l’Inquisition) et l’état civil : désormais l’Église marie, ce qu’elle n’avait jamais fait jusque là. C’est pour avoir refusé tout cela, que, témoins d’un christianisme plus ancien, les cathares ont été si violemment persécutés…
Les Réformateurs ont eu beau remettre cela en question — selon leur théorie des deux règnes, le monde spirituel relevant du témoignage de l’Église, armée et police relevant de l'État, de même que l’état civil (lorsque Luther dit : « le mariage est une affaire profane qui ne regarde pas l’Église ») —, les Réformateurs ont beau avoir eu conscience de cela, les choses en leur temps sont trop imbriquées pour cela change… et on continue jusqu’à nos jours ! Malgré la leçon de l’histoire.
Un exemple. En France au XVIIIe siècle — à l'époque les protestants se marient devant notaire, ne reconnaissant pas le rite nuptial catholique, le seul qui leur est proposé. Résultat, dans les certificats de baptême de leurs enfants (forcément administrés dans l'Église catholique, pour qu'ils aient un état civil), je cite : « L’an mil sept cent quarante huit et le vingt six décembre, par Maître Louyde Jean-Pierre de Lescure prêtre, notre vicaire soussigné, a été baptisé Pierre Jean Teyssier fils bâtard de Pierre Teyssier et de Marie Fraysse, hérétiques calvinistes, vivant en concubinage scandaleux dans la ville de Saint Rome du Tarn, né le 25 du mois de la présente année. » En fait, ils sont mariés mais pas aux yeux de l'Église (i.e. romaine).
La Révolution française, imitant en cela les révolutions protestantes anglaise et américaine, a mis fin à cela : le baptême redevient une affaire d'Église, signe de l'alliance d'éternité ; le mariage redevient une affaire d’État, une chose civile. Et puis — compromission toujours — les Églises (y compris protestantes) s’en mêlent à nouveau. Quant aux guerres, on les fera désormais, non plus au nom du Christ, heureusement, mais, et ce n’est pas mieux, au nom des Droits de l’Homme, cet écho moderne du Décalogue. Et quant à la police, est-on capable de voir qu’elle est l’exact reflet de ce qu’est la société qui l’institue ? Le meurtre de George Floyd ne nous mettra-t-il pas la puce à l’oreille ? Le rôle de l’Église est de dire que le Règne de Dieu n’est pas de ce temps, de dire que toute chair devra venir à lui (v. 3), de dire que le sanctuaire céleste est saint (v. 5). Tout cela est dans notre Psaume. Dire aussi avec le Psaume que la justice dont on fait le vœu, la parole semée l’accomplira, elle germera.
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« Comme descend la pluie ou la neige, du haut des cieux, et comme elle ne retourne pas là-haut sans avoir saturé la terre, sans l’avoir fait enfanter et bourgeonner, sans avoir donné semence au semeur et nourriture à celui qui mange, ainsi se comporte ma Parole du moment qu’elle sort de ma bouche : elle ne retourne pas vers moi sans résultat, sans avoir exécuté ce qui me plaît et fait aboutir ce pour quoi je l’ai envoyée. Vous serez dans la jubilation et la paix » (Ésaïe 55, 10-11).
Que nous disent au fond ce Psaume, le prophète Ésaïe en ces versets que nous venons de lire, et la parabole du Semeur ? Matthieu 13, 3-9 : « Voici que le semeur est sorti pour semer. Comme il semait, des grains sont tombés au bord du chemin ; et les oiseaux du ciel sont venus et ont tout mangé. D’autres sont tombés dans les endroits pierreux, où ils n’avaient pas beaucoup de terre ; ils ont aussitôt levé parce qu’ils n’avaient pas de terre en profondeur ; le soleil étant monté, ils ont été brûlés et, faute de racine, ils ont séché. D’autres sont tombés dans les épines ; les épines ont monté et les ont étouffés. D’autres sont tombés dans la bonne terre et ont donné du fruit, l’un cent, l’autre soixante, l’autre trente. Entende qui a des oreilles ! »
Que disent nos textes ? Que le Royaume « ne vient pas de façon à frapper les regards » (Luc 17, 20), qu’on ne le fait avancer ni par nos prétentions, ni par notre pouvoir ; le Règne de Dieu n’a rien à voir avec tout ce que nous prétendrions en construire à force de forcer les choses.
Ces textes nous conduisent au cœur de la bonne nouvelle de la foi, de la confiance seule, conçue dans le silence. C'est de l’ordre de la semence à recevoir de la seule écoute de la Parole de Dieu. La bonne terre de Matthieu (13, 9) n’est rien d’autre que cette disposition, cette disponibilité confiante — qui n’est ni bord de chemin, ni cailloux, ni épines. Bonne terre, disponible. Et dès lors à même de fructifier en abondance. C’est la seule façon qu’a proposé Dieu de faire venir le Royaume. En le forçant, on le gâche. En y introduisant un rôle à notre pouvoir, surtout d’Église, on le manque.
Il s’agit simplement d’être ouvert à la Parole de Dieu avec confiance.
Confiance. « J’estime en effet, écrit Paul, que les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit être révélée en nous. Car la création attend avec impatience la révélation des enfants de Dieu : livrée au pouvoir du néant — non de son propre gré, mais par l’autorité de celui qui l’a livrée, elle garde l’espérance, car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu » (Rom 8, 18-21).
Cela, c’est le fruit, la germination et le fruit de la parole qui éclora, se réalisera, depuis ce silence qui pour Dieu est louange et dans lequel, avec le Psalmiste, nous sommes appelés à entrer…
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