dimanche 16 août 2020

Limitation, Incarnation et pandémie




Liens PDF

Ésaïe 56, 1-7 ; Psaume 67 ; Romains 11, 13-32 ; Matthieu 15, 21-28

Matthieu 15, 21-28
21 Jésus partit de là et se retira dans le territoire de Tyr et de Sidon.
22 Une femme cananéenne qui venait de ces contrées, lui cria : Aie pitié de moi, Seigneur, Fils de David. Ma fille est cruellement tourmentée par le démon.
23 Il ne lui répondit pas un mot ; ses disciples s’approchèrent et lui demandèrent : Renvoie-la, car elle crie derrière nous.
24 Il répondit : Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël.
25 Mais elle vint se prosterner devant lui en disant : Seigneur, viens à mon secours.
26 Il répondit : Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants, et de le jeter aux petits chiens.
27 Oui, Seigneur, dit-elle, pourtant les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres.
28 Alors Jésus lui dit : O femme, ta foi est grande, qu’il te soit fait comme tu le veux. Et, à l’heure même, sa fille fut guérie.


*

Tyr et Sidon. Territoire marqué par la croyance aux divinités locales, comme une poche où l’universalité du règne du Dieu d'Israël est voilée. Territoire marqué par les daïmonia, idoles pour les juifs, idoles pour Jésus.

Au point que le mot, démon, qui n’est pas en soi péjoratif, désignant les divinités inférieures d’un panthéon complexe, est le mot retenu du grec pour désigner les souffles impurs qui dans la Bible, rendent captifs, épuisent l’âme. Le passage parallèle de Marc (ch. 7, 24-30) emploie alternativement les deux : souffle impur — démon. Une femme épuisée qui crie sa détresse à celui dont elle a perçu qu'il a seul le pouvoir de casser ce cercle infernal d'une vie pour la mort, d'une vie de tourment.

Démon, souffle impur, l’expression peut être étendue à pas mal de problèmes. Luther, à propos de la peste, parle de « purifier l’air ». Je le cite : « Je demanderai à Dieu par miséricorde de nous protéger. Ensuite, je vais enfumer, pour aider à purifier l’air, donner des médicaments et les prendre. J’éviterai les lieux, et les personnes, où ma présence n’est pas nécessaire pour ne pas être contaminé et aussi infliger et affecter les autres, pour ne pas causer leur mort par suite de ma négligence. Si Dieu veut me prendre, il me trouvera sûrement et j’aurai fait ce qu’il attendait de moi, sans être responsable ni de ma propre mort ni de la mort des autres. Si mon voisin a besoin de moi, je n’éviterai ni lieu ni personne, mais j’irai librement comme indiqué ci-dessus. Voyez, c’est une telle foi qui craint Dieu parce qu’elle n’est ni impétueuse ni téméraire et ne tente pas Dieu. » (Martin Luther – sur la peste, Œuvres, Volume 43, p. 132)

Parlant de purifier l’air, Luther n’ignore pas que le Nouveau Testament parle du diable comme du « prince de la puissance de l’air » (Éphésiens 2, 2) — le diable, puissance de division intérieure.

*

Peste, souffle impur, division intérieure. Voilà qui nous ramène à notre actualité !… La pandémie actuelle nous a bien conduits à une sorte de division intérieure, entre deux injonctions divergentes procédant de la même vocation à l'empathie : l’attention au risque de la contagion ; l’accompagnement affectif et spirituel.

Plus qu’au temps de Luther, où on ne connaissait pas ce que l’on sait de nos jours en termes de prophylaxie, il a été, de nos jours, très vite perceptible que l’accompagnement spirituel pâtirait de l'exigence morale, puis légale, face à la pandémie : confinement, gestes-barrière, rassemblements cultuels devenus impossibles (ce que n’avait jamais entraîné la peste), puis limités, etc., autant de mesures imposées à tous. Bref, comme cela avait été admis dans un premier temps : il n’y aurait, pour la durée requise, pas d'accompagnement spirituel digne de ce nom. Réalité effrayante, et qui a justement effrayé… Au point que, tergiversant devant l’énormité de ce fait, on a cru parfois devoir dire, que si, il y aurait bien accompagnement quand même — mais de fait, un peu limité quand même !… « Accompagnement limité », ce qui est tout simplement un oxymore, criant dans des Églises se réclamant d’une théologie de l'Incarnation ! Qu’est-ce qu’un accompagnement minimum, limité ? Que serait une… « incarnation limitée » ? Limitée à quoi ? Limitée par quoi, sinon par l’ordre prophylactique auquel il a bien fallu se plier, auquel il est sain de se plier, sauf à donner dans le déni ?… Tout cela faisant qu’il aurait été plus clair de dire franchement que nous serions acteurs d’un déficit d'accompagnement. Aveu terrible, requérant pour être fait franchement un véritable courage, un terrible courage, qui nous renvoie à la suite des disciples dispersés au vendredi saint. Ce qu’il semble toujours très difficile d’admettre.

Où la pandémie nous contraint à saisir qu’il est toujours aussi difficile pour des chrétiens de suivre le Christ. Depuis ceux qui affirment ne pas avoir à demander pardon s’il est arrivé qu’ils contribuent à l'expansion de la maladie en formant des « clusters » involontaires, puisqu’ils ne l’ont pas fait exprès !… Jusqu'à ceux qui se réjouissent devant tout ce qu’on a fait quand même, via Internet par exemple, devant l'imagination dont on a fait preuve, ou devant le service minimum d’enterrements limités à vingt personnes, le tout revêtu du terme réconfortant d'accompagnement.

Mais… quand on a affirmé accompagner quand même, de façon limitée, on se retrouve en total porte-à-faux avec le véritable accompagnement spirituel qui est signifié dans l'Incarnation : le Christ rejoignant l'humanité totalement et entièrement, corps et âme, sans réserve. Or cela n’a pas été, n’est toujours pas possible — sans qu’il y ait à s'en faire le reproche : le nécessaire ordre prophylactique rend l'accompagnement réel et total impossible.

L'événement pandémique actuel nous ramène à ce qu’il en est de l'Incarnation comme accompagnement, qui n’est pas à notre portée — qui, la situation actuelle nous le rappelle, n’a jamais été à notre portée.

Nous voilà ramenés à nos limites, aux limites de nos gestes limités, nous voilà interrogés quant à la portée de notre envoi, quant à la signification de toutes les missions dont nous nous sommes investis, jusqu’à la mission évangélisatrice, jusqu’à la mission civilisatrice, avec sa dimension sanitaire, dont se sentaient investis en leur temps aussi bien Tintin au Congo que Jules Ferry chantre de la colonisation civilisatrice, qui maintenait la distance « prophylactique » qui créait des sujets qui n'étaient pas citoyens !

Car nos accompagnements limités interrogent radicalement tous nos accompagnements, y compris ceux-là, par la seule distance créée par l’ordre prophylactique qui, nous ramenant à notre texte, fait de chacun de nous, plutôt que des Jésus accompagnateurs, des femmes cananéennes ou des disciples qui, s’approchant de lui demandent à Jésus : « Renvoie-la, car elle crie derrière nous » (v. 23) ; ses problèmes avec ses divinités, son démon, ses souffles impurs, ne sont pas les nôtres !

*

Jésus approuve, apparemment : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël ». Oui, il est d'accord : telle est sa mission. Il approuve, mais transpose à un plan que les disciples, avant le dimanche de Pâques — et nombre de commentateurs, après eux — ne perçoivent pas.

Effectivement il n'y a de libération à l’égard des souffles impurs que par le Dieu qui est au-delà de tout nom, au-delà de toute représentation, autre que toute divinité locale. Le Dieu révélé à Israël et par Israël. Il n'y a de liberté que dans la foi en ce Dieu-là, qui est au-delà de tout Dieu, au point que si on s'en donne une conception, ce n'est pas encore lui.

Un paradoxe qui passe par le fait que le Dieu au-delà de tout Dieu, au delà de toute conception de la divinité, au-delà de toutes nos limites, est donné, révélé dans une histoire particulière, celle d'un peuple particulier, avec toutes ses limites, qu’il a pleinement rejointes. Le Dieu dont nous sommes témoins malgré nous est bien celui qui nous est donné, qui se donne malgré tout dans une histoire particulière avec toutes ses limites.

Jésus, ne limitant pas son Incarnation, a fait siennes ces limites-là, nos limites, jusqu’à celles de la « nationalité » et de la religion. Comme il a fait sienne notre mortalité. Il a fait siens nos deuils : il a pleuré la mort de Lazare. Il a fait sienne notre humanité au sens le plus précis. Comme nous, il est devenu un individu, cet individu, appartenant à ce moment de l’histoire — né sous César Auguste, crucifié sous Ponce Pilate — ; appartenant à ce peuple, le peuple juif, peuple de l’Alliance et donc peuple premier de Dieu. Cela aussi Jésus le fait sien jusqu’au bout !

Car c'est dans cette histoire particulière, par cette histoire particulière et malgré elle que le Dieu de l’universel se dévoile, comme en contraste. Ce texte nous dit la profondeur de l'Incarnation du Fils de Dieu, une réalité qui n'a rien d'abstrait.

« Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël ». Oui c'est bien par cette réalité concrète-là que se dessine le Royaume : il s'inscrit dans histoire-là, qui est celle dans laquelle le Fils de Dieu s'inscrit, en élevant au statut d'enfant d’Abraham, d'enfant d’Israël, d'affranchi du Dieu d'Israël selon la promesse des prophètes, quiconque en appelle par delà ses idoles et ses captivités à celui qui est au-delà de toute captivité et toute identité qui rend captif (y compris celle héritée pourtant d'Abraham).

*

Où c’est le Christ lui-même qui nous rejoint, et pas nous qui le rejoignons, ni même qui l'imitons (lui seul, et ses envoyés immédiats, exorcisent les souffles impurs pandémiques : on ne s’auto-octroie pas un tel pouvoir !). Nous imitons plutôt les disciples dispersés au vendredi saint, quand lui nous rejoint dans notre dispersion. Sa mort quasi-seul telle que nous la relatent les évangiles et son enterrement quasi-seul tel que nous le relatent les évangiles, se rapprochent fort des enterrements en déficit d'accompagnement des familles, que nous avons vécus et qu’après la fin du confinement strict nous continuons dans une moindre mesure de vivre.

C'est le Dieu au-delà de toute figure de Dieu — car toute figure n'est jamais qu'idole, démon, image de souffle impur —, c'est le Dieu au-delà de tout dieu qui nous advient comme miette de présence, où Dieu est donné pleinement. C’est ce qui se produit avec l’histoire de cette Cananéenne. C'est le Dieu qui s'est dévoilé dans l'histoire d'Israël, le Dieu d'Israël qui s'est dit en Jésus et qui délivre en faisant passer au statut d'enfant perdu de son héritage. C’est ce qu’a cru la femme cananéenne. C’est la foi que Jésus reconnaît en elle : « ta foi est grande ». Et aussitôt, dit texte, sa fille fut guérie…

Nous voilà comme elle, seuls devant Dieu, uniques devant celui-là seul qui l‘incarne, malgré l’Église toujours composée de disciples dispersés, entendant quand même l’appel à l’union et au rassemblement, mais toujours en déficit — « renvoie-la, car elle crie derrière nous ». Une question demeure et demeurera : saurons-nous dire que la présence accompagnante, incarnée, du Père, est le fait du Christ seul, et qu’on ne trouve le Père qu’au-delà de nos dispersions, fussent-elles des rassemblements d'Église, qu’il vient dans une présence invisible, transfigurant nos solitudes en rencontres secrètes, à l’écoute de sa parole (où il s’agit de réapprendre à ouvrir la Bible !), nous rapprochant de Jésus se retirant seul avec le Père, et nous enseignant à faire de même (Mt 6, 6).


RP, Poitiers, 16.08.2020
En PDF : culte en entier :: :: Prédication


Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire