dimanche 30 août 2020

La puissance du serviteur souffrant



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Jérémie 20, 7-9 ; Psaume 63 ; Romains 12, 1-2 ; Matthieu 16, 21-27

Jérémie 20, 7-9
7 Seigneur, tu m’as séduit, oui, j’ai été bien naïf ; avec moi tu as eu recours à la force et tu es arrivé à tes fins. À longueur de journée, on me tourne en ridicule, tous se moquent de moi.
8 Chaque fois que j’ai à dire la parole, je dois appeler au secours et clamer : « Violence, répression ! » À cause de la parole du Seigneur, je suis en butte, à longueur de journée, aux outrages et aux sarcasmes.
9 Quand je dis : « Je n’en ferai plus mention, je ne dirai plus la parole en son nom », alors elle devient au-dedans de moi comme un feu dévorant, prisonnier de mon corps ; je m’épuise à le contenir, mais n’y arrive pas.

*

Quelle est cette parole terrible que Jérémie doit annoncer à Jérusalem qui, au texte que nous avons lu, lui vaut « outrages et sarcasmes » ? C’est une parole annonçant que les temps ne sont pas à la fête, c’est la parole annonçant la menace de la destruction de Jérusalem. On en trouve le détail au ch. 25 :

Jérémie 25, 8-11
8 Ainsi parle le Seigneur de l’univers : Puisque vous n’écoutez pas mes paroles,
9 je donne ordre de mobiliser tous les peuples du nord – oracle du Seigneur –, en faisant appel à Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur, et je les amène contre ce pays, contre ses habitants – et contre toutes ces nations voisines –, je me les réserve et je les transforme pour toujours en étendues désolées qui arrachent des cris d’effroi, en champs de ruines.
10 Je fais s’éteindre chez eux cris d’allégresse et joyeux propos, chant de l’époux et jubilation de la mariée, grincements de la meule et lumière de la lampe.
11 Ce pays tout entier deviendra un champ de ruines, une étendue désolée, et toutes ces nations serviront le roi de Babylone pendant soixante-dix ans.

Soixante-dix ans. La fin du 2e livre des Chroniques (dernier livre de la Bible hébraïque) précise pourquoi ces soixante-dix ans :

2 Chroniques 36, 20-21
20 [Nabuchodonosor] déporta à Babylone ceux que l’épée avait épargnés, pour qu’ils deviennent pour lui et ses fils des esclaves, jusqu’à l’avènement de la royauté des Perses.
21 Ainsi fut accomplie la parole du Seigneur transmise par la bouche de Jérémie : « Jusqu’à ce que le pays ait accompli ses sabbats, qu’il ait pratiqué le sabbat pendant tous ses jours de désolation, pour un total de soixante-dix ans. »

Soixante-dix années sabbatiques, années de repos de la terre surexploitée, n’ont pas été respectées. L’exil correspond au temps qu’il faut pour rendre à la terre son dû, le temps de repos qui lui a manqué. Soixante-dix ans. Soit, puisque les années sabbatiques intervenaient tous les sept ans, les années sabbatiques d’une période de 490 ans. C’est le calcul que fait le livre de Daniel :

Daniel 9, 2-3 & 20-27
2 […] Moi Daniel je considérai dans les Livres le nombre des années qui, selon la parole du Seigneur au prophète Jérémie, doivent s’accomplir sur les ruines de Jérusalem : soixante-dix ans.
3 Je tournai ma face vers le Seigneur Dieu en quête de prière et de supplications […].
20 Je parlais encore, priant et confessant mon péché et le péché de mon peuple Israël, déposant ma supplication devant le Seigneur mon Dieu, au sujet de la montagne sainte de mon Dieu ;
21 je parlais encore en prière, quand Gabriel, cet homme que j’avais vu précédemment dans la vision, s’approcha de moi d’un vol rapide au moment de l’oblation du soir.
22 Il m’instruisit et me dit : « Daniel, maintenant je suis sorti pour te conférer l’intelligence.
23 Au début de tes supplications a surgi une parole et je suis venu te l’annoncer, car tu es l’homme des prédilections ! Comprends la parole et aie l’intelligence de la vision !
24 Il a été fixé soixante-dix septénaires [c’est-à-dire 490 ans] sur ton peuple et sur ta ville sainte, pour faire cesser la perversité et mettre un terme au péché, pour absoudre la faute et amener la justice éternelle, pour sceller vision et prophète et pour oindre un Saint des Saints.
25 « Sache donc et comprends : Depuis le surgissement d’une parole en vue de la [litt. : conversion et la construction] de Jérusalem, jusqu’à un messie-chef, il y [a] sept septénaires. Pendant soixante-deux septénaires, places et fossés seront [bâtis], mais dans la détresse des temps.
26 Et après soixante-deux septénaires, un messie sera retranché, mais non pas pour lui-même. Quant à la ville et au sanctuaire, le peuple d’un chef à venir les détruira ; mais sa fin viendra dans un déferlement, et jusqu’à la fin de la guerre seront décrétées des dévastations.
27 Il imposera une alliance à une multitude pendant un septénaire, et pendant la moitié du septénaire, il fera cesser sacrifice et oblation ; sur l’aile des abominations, il y aura un dévastateur et cela, jusqu’à ce que l’anéantissement décrété fonde sur le dévastateur. »

Reprenons : la relecture qui est faite par Daniel de Jérémie 25, et des 70 années symboliques d’exil annoncées — comme « rattrapage » des 70 années d’années sabbatiques non-observées (selon 2 Chr 36, 21) —, renvoie donc aux 70 septénaires / i.e. semaines d’années correspondantes, au termes desquelles apparaît 70 fois l’année sabbatique, soit, pour 70 années sabbatiques, 70 septénaires (Dn 9, 24), ce qui fait 490 ans. Si les 70 années sabbatiques non observées renvoient bien au passé, il est logique que les 490 années y renvoient aussi. Dès lors la « parole surgie », parole littéralement de « retour », « conversion » et « édification » de Jérusalem (Dn 9, 25), peut renvoyer tout simplement à la prophétie de Nathan (rapportée en 2 Samuel 7), parole d’édification, par Dieu lui-même, de la maison promise, sur les lieux de l’ancienne Jérusalem idolâtre, « convertie », conquise par David ; les sept premières semaines (soit 49 ans), renvoyant à la durée symbolique du règne du messie-chef (David : c’est au terme de son règne que le temple est bâti, par Salomon).

2 Samuel 7, 8-13
8 […] Ainsi parle le Seigneur de l’univers : […].
10 Je fixerai un lieu à Israël, mon peuple, je l’implanterai et il demeurera à sa place. Il ne tremblera plus, et des criminels ne recommenceront plus à l’opprimer comme jadis
11 et comme depuis le jour où j’ai établi des juges sur Israël, mon peuple. Je t’ai accordé le repos face à tous tes ennemis. Et le Seigneur t’annonce que le Seigneur te fera une maison.
12 Lorsque tes jours seront accomplis et que tu seras couché avec tes pères, j’élèverai ta descendance après toi, celui qui sera issu de toi-même, et j’établirai fermement sa royauté.
13 C’est lui qui bâtira une Maison pour mon Nom […].

Les 62 semaines suivantes renvoient alors au temps de Jérusalem édifiée, mais dans la détresse des temps que vient de confesser Daniel dans sa prière ; et la dernière semaine réfère à l’occupation babylonienne, avec « le messie retranché pas pour lui-même / i.e. : sans successeur », à savoir Sédécias (cf. 2 Rois 25, 1-22), dernier roi de Juda, et remplacé dans une « solide alliance » par un gouverneur à la solde de Babylone (Guedalia – cf. 2 Rois 25, 22 sq.), cela débouchant sur la destruction de la ville (Dn 9, 26) et la profanation du Temple (Dn 9, 26-27).

Cette vision, intervenant pendant la prière de Daniel, est affirmation de la maîtrise de la situation par Dieu et promesse d’exaucement de la prière de Daniel — maîtrise par Dieu que l’on trouve aussi chez Ésaïe :

Ésaïe 44, 28 - 45, 1-3
44, 28 Je dis de Koresh : « C’est mon berger » ; tout ce qui me plaît, il le fera réussir, en disant pour Jérusalem : « Qu’elle soit bâtie », et pour le temple : « Sois fondé ! »
45, 1 Ainsi parle le Seigneur à son messie : À Koresh que je tiens par sa main droite, pour abaisser devant lui les nations, pour déboucler la ceinture des rois, pour déboucler devant lui les battants, pour que les portails ne restent pas fermés :
2 Moi-même, devant toi je marcherai, les terrains bosselés, je les aplanirai, les battants de bronze, je les briserai, les verrous de fer, je les fracasserai.
3 Je te donnerai les trésors déposés dans les ténèbres, les richesses dissimulées dans des cachettes : ainsi tu sauras que c’est moi le Seigneur, celui qui t’appelle par ton nom, le Dieu d’Israël.

On a pris l’habitude, à l’inverse de ce que dit Jérémie sur les soixante-dix ans renvoyant pourtant clairement au passé, on a pris l’habitude — au prix d’une… correction de traduction de « construire » (selon l’hébreu), en « reconstruire » —, de faire dire à Daniel que la parole de construction de Jérusalem et du temple serait le décret de Cyrus, ne faisant aucun cas de la parole, autrement signifiante, du prophète Nathan !

Habitude devenue séculaire à partir de laquelle, de façon tout aussi séculaire, on estime qu’Ésaïe 44-45 parle aussi du même décret, et donc de Cyrus, empereur de Perse. Question : et si Ésaïe ne parlait pas du décret de Cyrus, mais, lui aussi, de la parole de Nathan promettant la construction du temple (ici aussi, selon l’hébreu, et le grec de la LXX, le texte ne dit pas reconstruction, mais construction) ? Si du coup, en regard du contexte d’Ésaïe 40-55, il n’était même pas question de Cyrus dans Ésaïe ?

Le mot hébreu est koresh, qui connote « comme chef » puissance, puissance suprême (selon le dictionnaire Strong). La mention de koresh, en deux versets (44, 28 et 45, 1 ; Segond et Colombe ajoutent une mention de « Cyrus », absente de l’hébreu, en 45, 13 !), la mention de koresh se trouve dans une section (40-55) qui conduit à la présentation du Messie comme serviteur souffrant : la puissance se dévoile dans le serviteur souffrant, Messie de Juda, de la lignée de David, dans lequel sont réconciliés Juda et Israël.

Que vient faire l’empereur de la Perse là-dedans, empereur nommé Kurash (le nom, ou titre, n’est pas unique dans l’Antiquité perse. Il y a déjà un Kurash élamite au VIIe siècle av. JC.), nom qui en persan signifie « soleil », le « roi soleil » ? Ce roi soleil-là a eu une politique religieuse tolérante, rétablissant les lieux de culte, comme en atteste aussi, via l’archéologie, un fameux « cylindre de Cyrus », mentionnant sa réhabilitation du temple de la divinité babylonienne Marduk, qu’il proclame comme « le grand seigneur » — témoignage d’une politique religieuse qui a aussi profité aux Judéens. Mais aucune trace d’une élévation de cet empereur, maître d’un empire allant de l’Inde à l’Éthiopie, au statut de Messie juif ! Ni même trace d’un « universalisme », au fond bien obséquieux, par lequel le livre du prophète Ésaïe aurait rendu hommage à la force militaire d’un empereur, fût-il tolérant, dans une section où précisément il dénonce la force guerrière en annonçant un messie d’Israël souffrant et humilié.

Aucune trace non plus d’un tel hommage à Cyrus dans le livre de Daniel du canon juif. En revanche le Daniel grec, qui clôt la Bible des LXX, se termine par la reconnaissance par Cyrus du Dieu d’Israël, équivalent de sa reconnaissance de Marduk dans le cylindre de Cyrus ! Gageons que c’est là, ainsi que pour Israël en exil dans le Daniel grec, que débute cette relecture de la figure de Cyrus, rejaillissant ensuite sur Ésaïe, relecture finissant par en faire carrément le Messie (sans qu’aucun geste symbolique requis, aucune onction, ne lui ait été octroyée pour un tel titre) — juste via l’identité consonantique possible entre le persan Kurash et l’hébreu koresh, puis le grec Kyros.

Cette lecture, qui fera son chemin, ne s’impose pas encore au temps du Nouveau Testament, qui renvoie abondamment à cette section d’Ésaïe sans aucune allusion à l’idée que koresh serait Cyrus ! En revanche, on trouve bien l’idée que pour Dieu, la puissance s’accomplit dans la faiblesse (1 Co 1 et 2 Co 12) — idée au cœur de cette section d’Ésaïe qui culmine avec le serviteur souffrant manifestant la puissance suprême.

*

Foin de l’obséquiosité supposée du livre d’Ésaïe, au nom d’un « universalisme » des empires et des puissants… que l’on retrouve, hélas, au long de l’histoire, voire de l’actualité. Ainsi, appuyé sur une telle lecture, le protestantisme français du XIXe siècle a répercuté cela en faveur de Napoléon, le recevant comme nouveau Cyrus et abdiquant ipso facto tout esprit critique à son égard !

Un peu d’histoire du XIXe siècle : nous avons eu l’occasion de considérer le bien que l’on peut penser du pasteur Jean-Paul Rabaut, dit Rabaut Saint-Étienne, député constituant et président de l’Assemblée constituante de 1789, auquel on doit, pour cette reprise du Décalogue qu’est la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, la précision, en l’article X, concernant la liberté de culte pour les minorités (alors protestants et juifs). Mis à mort en 1793 sous la Terreur, c’est par son jeune frère, Pierre-Antoine, dit Rabaut le Jeune, que le nom Rabaut continue d’être connu, de façon moins heureuse, du fait de sa soumission inconditionnelle à Napoléon Bonaparte. Les faits : le 18 germinal an 10 / 8 avril 1802, le protestantisme se voit accorder par le Premier consul Bonaparte le statut de religion d’État, dans un décret qui adjoint au concordat passé avec le Vatican les articles organiques concernant les protestants. Clandestins sous l’Ancien Régime les protestants s’enthousiasment pour ce nouveau Cyrus qu’est à leurs yeux ce Premier consul. Président de la commission juridique, Pierre-Antoine Rabaut est le premier à proposer pour le futur empereur le statut de Premier consul à vie, quelques mois après : le 4 août 1802 / 16 thermidor an X. Entre temps, fidèle inconditionnel de son Premier consul, il a présidé à la rédaction du décret du 30 floréal an X (20 mai 1802) rétablissant l’esclavage !… En totale contradiction avec la Déclaration de 1789 qui devait tant à son frère Jean-Paul. Terrible ! Où conduit l’obséquiosité, a fortiori si on l’appuie sur une lecture douteuse de la Bible, censée fonder cela !

Inactuel me direz-vous ? On n’est plus sous Napoléon ! Certes… mais figurez-vous que la même identification à Cyrus à l’égard cette fois de l’actuel président des États-Unis joue un rôle essentiel dans son soutien par un grand nombre de protestants évangéliques américains. Au prétexte qu’il serait, comme Napoléon avant lui, un nouveau Cyrus, et peu importe son inadéquation avec l’éthique biblique : Cyrus disent les tenants de cette thèse, n’était pas exemplaire non plus. Et pour faire bonne mesure, de référer à David et à son adultère avec Bathshéva, doublé de l’exposition de son mari à la mort — oubliant que ce n’est pas son immoralité lors de cet épisode qui a valu à David son avenir dynastique, mais son repentir !

Reste une question : et si Ésaïe ne parlait pas de Cyrus, si son koresh était non pas l’empereur perse, mais le serviteur souffrant ?…

Romains 12, 2 nous a avertis : « Ne vous conformez pas au monde présent, mais soyez transformés par le renouvellement de votre intelligence, pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bien, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait. »

Et en l’évangile de ce jour, Jésus serviteur humble et souffrant, — Matthieu 16, 21-27 — :
21 […] commença à montrer à ses disciples qu’il lui fallait s’en aller à Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, être mis à mort et, le troisième jour, ressusciter.
22 Pierre, le tirant à part, se mit à le réprimander, en disant : "Dieu t’en préserve, Seigneur ! Non, cela ne t’arrivera pas !"
23 Mais lui, se retournant, dit à Pierre : "Retire-toi ! Derrière moi, Satan ! Tu es pour moi occasion de chute, car tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes."
24 Alors Jésus dit à ses disciples : "Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même et prenne sa croix, et qu’il me suive.
25 En effet, qui veut sauvegarder son âme, la perdra ; mais qui la perd à cause de moi, l’assurera.
26 Et quel avantage l’homme aura-t-il à gagner le monde entier, s’il le paie de son âme ? Ou bien que donnera l’homme qui ait la valeur de son âme ?
27 Car le Fils de l’homme va venir avec ses anges dans la gloire de son Père ; et alors il rendra à chacun selon sa conduite.

RP, Poitiers, 30/08/20
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