dimanche 24 janvier 2021

Le basculement de l'Instant




Jonas 3 ; Psaume 25 ; 1 Corinthiens 7, 29-31 ; Marc 1, 14-20

Jonas 3
1 La parole du SEIGNEUR s’adressa une seconde fois à Jonas :
2 « Lève-toi, va à Ninive la grande ville et profère contre elle l’oracle que je te communiquerai. »
3 Jonas se leva et partit, mais – cette fois – pour Ninive, se conformant à la parole du SEIGNEUR. Or Ninive était devenue une ville excessivement grande : on mettait trois jours pour la traverser.
4 Jonas avait à peine marché une journée en proférant cet oracle : « Encore quarante jours et Ninive sera mise sens dessus dessous »,
5 que déjà ses habitants croyaient en Dieu. Ils proclamèrent un jeûne et se revêtirent de sacs, des grands jusqu’aux petits.
6 La nouvelle parvint au roi de Ninive. Il se leva de son trône, fit glisser sa robe royale, se couvrit d’un sac, s’assit sur de la cendre,
7 proclama l’état d’alerte et fit annoncer dans Ninive : « Par décret du roi et de son gouvernement, interdiction est faite aux hommes et aux bêtes, au gros et au petit bétail, de goûter à quoi que ce soit ; interdiction est faite de paître et interdiction est faite de boire de l’eau.
8 Hommes et bêtes se couvriront de sacs, et ils invoqueront Dieu avec force. Chacun se convertira de son mauvais chemin et de la violence qui reste attachée à ses mains.
9 Qui sait ! peut-être Dieu se ravisera-t-il, reviendra-t-il sur sa décision et retirera-t-il sa menace ; ainsi nous ne périrons pas. »
10 Dieu vit leur réaction : ils revenaient de leur mauvais chemin. Aussi revint-il sur sa décision de leur faire le mal qu’il avait annoncé. Il ne le fit pas.

Marc 1, 14-20
14 Après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée. Il proclamait l’Évangile de Dieu et disait :
15 « Le temps est accompli, et le Royaume de Dieu s’est approché : convertissez-vous et croyez à l’Évangile. »
16 Comme il passait le long de la mer de Galilée, il vit Simon et André, le frère de Simon, en train de jeter le filet dans la mer : c’étaient des pêcheurs.
17 Jésus leur dit : « Venez à ma suite, et je ferai de vous des pêcheurs d’hommes. »
18 Laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent.
19 Avançant un peu, il vit Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère, qui étaient dans leur barque en train d’arranger leurs filets.
20 Aussitôt, il les appela. Et laissant dans la barque leur père Zébédée avec les ouvriers, ils partirent à sa suite.

*

Ninive est la capitale de l'Empire assyrien, qui mettra fin à l'existence du pays de Jonas, Israël — ou Ephraïm, dit « royaume du Nord » —, en 722 av. J.C. ; pour l'heure, environ 40 avant, la prédication de Jonas, selon le livre qui porte son nom, est offerte à Ninive comme un moment favorable, un de ces instants de grâce qu'il s'agit de saisir — quoiqu'il en soit du passé ou de l'avenir. Instant que, selon le livre de Jonas, Ninive saisit.

Si l'on s'en tient à la chronologie biblique, selon le 2e livre des Rois, Jonas prêche quelques 40 ans avant la destruction de Samarie, capitale de son pays, le royaume du Nord, par l'Empire assyrien : Jonas apparaît sous le roi d'Israël Jéroboam II. Je cite :

2 Rois 14, 23-28 :
[…] Jéroboam II, fils de Joas, roi d’Israël, régna à Samarie. Il régna quarante et un ans.‭ ‭Il fit ce qui est mal aux yeux de l’Éternel ; il ne se détourna d’aucun des péchés de Jéroboam Ier, fils de Nebath, qui avait fait pécher Israël.‭ ‭Il rétablit les limites d’Israël depuis l’entrée de Hamath jusqu’à la mer de la plaine, selon la parole que l’Éternel, le Dieu d’Israël, avait prononcée par son serviteur Jonas, le prophète, fils d’Amitthaï, de Gath-Hépher.‭ ‭Car l’Éternel vit l’affliction d’Israël à son comble et l’extrémité à laquelle se trouvaient réduits esclaves et hommes libres, sans qu’il y eût personne pour venir au secours d’Israël.‭ ‭Or l’Éternel n’avait point résolu d’effacer le nom d’Israël de dessous les cieux, et il les délivra par Jéroboam, fils de Joas.‭ ‭Le reste des actions de Jéroboam II, tout ce qu’il a fait, ses exploits à la guerre, et comment il fit rentrer sous la puissance d’Israël Damas et Hamath qui avaient appartenu à Juda, cela n’est-il pas écrit dans le livre des Chroniques des rois d’Israël ?‭

À lire le bilan de son règne, Jéroboam II semblerait avoir été un bon roi ! Et pourtant le texte nous dit qu'il fit ce qui est mal aux yeux de l’Éternel, dans la voie de Jéroboam Ier, fondateur biblique du royaume d'Israël de Samarie, qui régnait un peu plus d'un siècle avant lui :

1 Rois 14, 28-30 :
Après s'être consulté, le roi [Jéroboam Ier] fit deux veaux d'or, et il dit au peuple : Assez longtemps vous êtes montés à Jérusalem ; Israël ! voici ton Dieu, qui t'a fait sortir du pays d'Égypte. Il plaça l'un de ces veaux à Béthel, et il mit l'autre à Dan [aux deux pôles du royaume]. Ce fut là une occasion de péché. Le peuple alla devant l'un des veaux jusqu'à Dan.

Ce qui est mal aux yeux de l’Éternel, c'est cela, le culte des idoles, perpétué encore sous Jéroboam II, qui se refuse obstinément à les déboulonner, ce qui en fait ipso facto un mauvais pasteur de son peuple. Le titre de pasteur, dans la Bible hébraïque, est le titre des rois, chargés en Israël de paître le peuple, c'est-à-dire de les conduire à la nourriture de la parole du Dieu que nul n'a jamais vu. Et les prophètes n'auront de cesse de dénoncer les rois mauvais pasteurs :

Ainsi, à nouveau, bien plus tard, Ézéchiel 34, 2-3 :
Fils de l’homme, prophétise contre les pasteurs d’Israël ! Prophétise, et dis-leur, aux pasteurs : Ainsi parle le Seigneur, l’Éternel : Malheur aux pasteurs d’Israël, qui se paissaient eux-mêmes ! Les pasteurs ne devaient-ils pas paître le troupeau ?‭ ‭Vous avez mangé la graisse, vous vous êtes vêtus avec la laine, vous avez tué ce qui était gras, vous n’avez point fait paître les brebis.

La parole de Dieu dont ils sont censés paître Israël est celle qui, enseignant d'aimer Dieu, conduit à être attentif au prochain. Mais si Dieu est à mon image, tel que je le conçois, ici genre veau d'or, le prochain à l'image du Dieu que nul ne peut représenter se perd. Le roi qui promeut l'idolâtrie oblitère ipso facto la réalité du prochain : bref règnent la violence et la corruption, où chacun, à commencer par les plus puissants, se sert du prochain, l'exploite au lieu d'en prendre soin. Un tel pays est de fait fragilisé. Le mécontentement gronde. Les fausses solutions foisonnent. En arrière-plan, le sacerdoce devenu idolâtre, cette source où se donne la parole de Dieu que doit promouvoir le roi, est corrompue ; et quand il en est ainsi, Dieu suscite des prophètes, ici Jonas, pour rappeler l'exigence de justice et de fraternité.

Et voilà que, selon le livre de Jonas, ce même Jonas est envoyé… à Ninive !… dont on sait qu'elle détruira Israël ! Il est envoyé à Ninive pour prêcher un repentir, qui, effectivement mis en œuvre par le roi et le peuple de Ninive, et jusqu'aux animaux (comme annonce de la réconciliation de toute la Création), sauvera la ville. Relecture prophétique : Dieu renonce à détruire la ville. En ressort que la cessation de la corruption, fût-ce de la ville ennemie, est une bonne chose pour tous. Même Ninive peut devenir un exemple de comportement, au bénéfice de tous. Message : il reste à Israël à faire de même. Comme Ninive, saisir l'Instant qui s'ouvre, l'Instant du salut par la mise en œuvre de la justice et de la fraternité — sans préjuger de la suite des temps. Hélas la patrie de Jonas, sa ville Samarie, seront détruites, par Ninive, en 722 av. JC, puis un siècle après, en 612, Ninive sera détruite à son tour.

*

Six où sept siècles plus tard, l’Évangile de Marc évoque à son tour l'Instant.

« Le temps est accompli », proclame Jésus dès le début de son ministère. Quel est le temps, le « moment » littéralement, ou l' « instant », qui est accompli, « rempli » ? Qu’est-ce que cela signifie ? « Le Royaume de Dieu s’est approché » : le bon pasteur est apparu (cf. Jean 10), le Christ, souverain pasteur (1 Pierre 5, 4) dont les pasteurs d'Églises ne sont que des témoins. « Le Royaume de Dieu s’est approché » : nous voilà dans la plénitude de l'Instant, comme une goutte d'eau prête à éclater, l'Instant plein, venant au terme d'une marche commencée au début de la Création, comme projet de Dieu, et pour nous, un projet à accompagner, à développer — car c’est nous que Dieu envoie pour dire son salut au monde, ce qui — étrangement — ne nous enchante pas toujours, comme Jonas envoyé à Ninive. Un projet de sortie des ténèbres vers la lumière de la gloire de la Cité future.

Il y a trois mots pour le temps dans la Bible : un mot qui parle de la chronologie, le temps qui se déroule (les sept siècles de Jonas à l’Évangile) ; puis un mot qui parle d'un temps éternel, que l'on retrouve dans les siècles des siècles du Notre Père ; et le mot de notre texte, l'instant, comme une brèche par laquelle l'éternité déferle dans le temps. Et voilà que cet instant est plein, qu'il est prêt d'éclater.

Et voici le signe que ce moment est à sa plénitude : « après que Jean eut été livré », dit le texte : l'arrestation brutale de Jean le Baptiste par la police d'un Hérode plus corrompu que Jéroboam, vient de mettre fin à sa mission. Le temps chronologique arrive à son terme, l'éternité va le faire éclater et les hommes de ce temps ne peuvent recevoir cela : Hérode et son pouvoir humain représentent ce refus. Jean est « livré ». Marc emploie le même mot, « livré », qu'il reprendra plusieurs fois par la suite ; au sujet de Jésus (« le Fils de l'Homme va être livré aux mains des hommes » — 9, 31) ; puis des apôtres (« on vous livrera aux tribunaux » — 13, 9). Manière de nous dire déjà : le sort du Baptiste préfigure celui de Jésus puis de ses disciples : c'est le lot des prophètes, comme l’écrivait déjà Ésaïe (Es 50-53).

C’est le coût du retour vers Dieu, pourtant indispensable pour amener le monde à sa plénitude — et le signe que « le moment est rempli ».

Eh bien, désormais, c’est maintenant, toujours à nouveau, que « le temps est accompli », que « le moment est rempli » et que « le Royaume de Dieu s’est approché : changez votre état d'esprit, convertissez-vous, tournez-vous, revenez à Dieu et croyez à l’Évangile. » Aujourd’hui, aujourd’hui précisément. Le Royaume s’est approché. « Le temps se fait court. La figure de ce monde passe » dira Paul aux Corinthiens (1 Co 7, 29 & 31).

C’est bien ce qu’ont entendu les premiers disciples. Simon et André : « laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent ». Puis Jacques et Jean : « il les appela. Et laissant la barque de leur père, ils partirent à sa suite »… C’est en ces termes que la vocation adressée aux premiers disciples nous est adressée à notre tour : « le temps est accompli, et le Règne de Dieu s’est approché : changez votre état d'esprit et croyez à l’Évangile. »

Entendrons-nous cet appel, aujourd’hui ? Pour les disciples, « laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent. » — « Laissant la barque de leur père, ils partirent à sa suite »

« Pêcheurs d’hommes » — qu’est-ce à dire ? Une transposition évidemment de leur métier à ce qu’ils feront désormais. Lancer la parole de l’Évangile : c’est leur vocation, témoins d’une parole qui agit d’elle-même, telle une graine qui germe selon les images du travail du semeur ; et, selon l’image de la pêche, parole qui emporte l’adhésion de cœur, qui captive d’une façon mystérieuse ceux qui l’entendent vraiment, mystérieusement.

À nous à présent ! Selon la place de chacun et chacune, dans notre mission commune — au-delà de nos particularités ecclésiales, comme nous le rappellent à nouveau nos célébrations oecuméniques de cette semaine de prière pour l'Unité des chrétiens. Cette mission commune de chacune et chacun est la mission de Dieu pour la réconciliation de toute la Création.


RP, Poitiers, 24.01.2021
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Et aussi, célébration oecuménique, Semaine de prière pour l'Unité des chrétiens


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