dimanche 19 juin 2022

Jusqu'à ce qu'il vienne




Genèse 14, 18-20 ; Psaume 110 ; 1 Co 11, 23-26 ; Luc 9, 11-17

1 Corinthiens 11, 23-26
23 Voici ce que moi j'ai reçu du Seigneur, et ce que je vous ai transmis : le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain,
24 et après avoir rendu grâce, il le rompit et dit : « Ceci est mon corps, qui est pour vous, faites cela en mémoire de moi. »
25 Il fit de même pour la coupe, après le repas, en disant : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ; faites cela, toutes les fois que vous en boirez, en mémoire de moi. »
26 Car toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne.

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Voilà un texte qui demande une lecture complète du passage où il s’insère. Avant d’y venir, commençons par ce propos que nous venons de lire : « Toutes les fois que vous mangez de ce pain et que vous buvez à cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne ». On fait peu attention à la signification de ces mots, qui est peu enthousiasmante : on espérerait annoncer le Royaume, on rappelle une crucifixion…

La sainte Cène, célébrée alors au cours d'un repas, lieu de partage, résumée ensuite au pain et au vin seuls — les remarques de Paul dans notre passage n'y sont pas étrangères — ; la Cène vaut comme remise en question, à la fois quant aux divisions dans l’Église et quant à la vie sociale…

Qu'est-ce en effet que ce rite égalitaire, la Cène, qui n’efface ni les animosités ecclésiales, ni les écarts sociaux, qui hélas demeurent jusqu'au jour du royaume (« que ton règne vienne », prions-nous selon l'enseignement de Jésus) ? Le royaume, le règne de Dieu, est au milieu de nous, mais nous en sommes loin ! Et en attendant, jusqu’à la venue du Seigneur, c’est sa mort que nous annonçons… De cela, de ce que le règne de Dieu est différé, Paul donne un signe criant : dans l’Église où le royaume du Ressuscité est proclamé, on continue à être sujet à l’infirmité, à la maladie, et même à mourir (1 Co 11, 30) !

Face à cela, qu’offre l’Église ?… Des divisions — par référents identitaires, par groupuscules concurrents, par écarts sociaux… Alors Paul appelle à reconnaître à la sainte Cène la présence du Christ — à « discerner le corps du Seigneur » (1 Co 11, 29) —, sa mort, rappelée ainsi jusqu'à sa venue dans son règne… Car ce règne, règne d’unité et de paix, ne se voit pas !

« Moi, je suis de Paul ! moi, d’Apollos ! moi, de Céphas ! moi, de Christ !‭ Christ est-il divisé ? ‭» (1 Co 1, 12-13.) Attitude corinthienne que déplore l’Apôtre dès le début de l'Épître. Divisions par groupuscules, divisions par identités d’origine : dans un monde, la cité grecque au temps de Paul, gérée selon un polythéisme qui atteint tous les domaines de la vie, jusqu'aux plus quotidiens, comme la question alimentaire, quel repas partager quand la viande qui se consomme provient des sacrifices aux divinités grecques ? Dans ce contexte Paul essaye d’expliquer ce qu’il en est de l'usage de la liberté en regard des égards que l'on doit à autrui. « Vous avez été appelés à être libres. Seulement ne faites pas de cette liberté un prétexte pour vivre selon les désirs de votre propre nature. Au contraire, laissez-vous guider par l’amour pour vous mettre au service les uns des autres. Car toute loi se résume dans ce seul commandement : tu aimeras ton prochain comme toi-même », a-t-il dit dans ce sens aux Galates (Ga 5, 13-14).

Ces fameux désirs de notre propre nature (littéralement désirs de la chair), Paul en énumère les effets (Ga 5, 19-21), parmi lesquels, outre « l'idolâtrie » ambiante, « ‭les inimitiés, les querelles, les jalousies, les animosités, les disputes, les divisions, les scissions ».

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Cela ne concerne donc pas seulement la vie d’une communauté ecclésiale dans une cité païenne (puisque dans la liste des « œuvres de la chair », on trouve aussi « l'idolâtrie »), mais, énumérant « ‭les inimitiés, les querelles, les jalousies, les animosités, les disputes, les divisions, les scissions », voilà qui est toujours à l'ordre du jour, quand l’Église n'a plus aucune pratique alimentaire particulière (les chrétiens mangeant de nos jours la même chose que tout le monde) qui la mettrait en porte à faux avec la cité laïque.

… Notre cité contemporaine, où apparaissent cependant des pratiques alimentaires spécifiques dans d'autres cultes, posant la question de l'attitude à adopter. L’Église aurait peut-être ici une réflexion à partager, en regard de l'enseignement de Paul. Rappelons juste que, quant à l'attitude des chrétiens de Corinthe du Ier siècle par rapport aux viandes issues de rites sacrificiels, question religieuse, Paul développe, sur la base de la décision d’Actes 15, 19-21 (« s'abstenir des idoles »), son raisonnement (1 Co 8 à 10) en faveur du maintien de la pratique classique de la Synagogue : on s'abstient des viandes consacrées aux idoles (1 Co 8, 13), concrètement on mange casher, c’est-à-dire consacré au Dieu unique ! Si le raisonnement de Paul semble complexe, c’est qu’il lui faut convaincre les disciples d'origine païenne de s’abstenir de viandes sacrificielles de la cité d’alors sans pour autant réintroduire la croyance qu’il y aurait des idoles à craindre : s’abstenir de manger la viande sacrificielle du monde ambiant tout en sachant qu'il n’y a rien à craindre ni à croire derrière les idoles !

En tout cela, le mot clé est : égards — pour les plus faibles en la foi en premier lieu, l’espérance d’une Église fidèle relevant de la foi. Mais attention à ce point à ne pas se laisser piéger par la mauvaise foi de ceux qui se déclarent eux-mêmes choqués par ce qui ne correspond pas à leurs convictions propres. Calvin fournit, en un temps qui n'était plus celui de Paul, des indications qui actualisent pour son temps ce qu’écrit l’Apôtre. Dans les pages de l’Institution de la religion chrétienne consacrées aux scandales, c'est-à-dire ce qui peut faire chuter autrui de la foi, c’est-à-dire ce dont parle Paul demandant tous les égards envers ceux qu'il appelle les faibles, Calvin écrit (trad. H. Évrard), III, xix, 11 sq. :

« J'approuve la distinction courante entre le scandale qui se cause et le scandale qui se prend. …

La première sorte de scandale n'affecte que les faibles ; la seconde est le fait d'une aigreur [méchante contre une action innocente]. … Nous userons de notre liberté chrétienne en la pliant à l'ignorance de nos frères qui sont faibles, mais non à l'irritable arrogance des [hypocrites]. … Notre liberté ne nous est pas donnée pour nous opposer à nos frères qui sont faibles, puisque [l’amour] nous met à leur service en tout et partout. Elle nous est donnée pour que, notre conscience ayant la paix avec Dieu, nous vivions aussi en paix avec les hommes. Et quant à la susceptibilité des [hypocrites], la parole de notre Seigneur nous montre quel cas nous devons en faire : laissez-les. Ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles. …

… Tout ce que nous venons de dire au sujet des scandales concerne les choses indifférentes, celles qui ne sont ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes. … »


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Ayant fait ce détour, lisons à présent le texte en entier, qui nous permet de mieux saisir ce dont il est question…

1 Corinthiens 11, 17-31
17 Vos réunions, loin de vous faire progresser, vous font du mal.
18 Tout d'abord, lorsque vous vous réunissez en assemblée, il y a parmi vous des divisions, me dit-on, et je le crois en partie :
19 il faut même qu'il y ait des scissions parmi vous afin qu'on voie ceux d'entre vous qui résistent à cette épreuve.
20 Mais quand vous vous réunissez en commun, ce n'est pas le repas du Seigneur que vous prenez.
21 Car vos repas partagés n’abolissent en rien vos écarts sociaux, qui font que l'un a faim, tandis que l'autre est rassasié à en être ivre.
22 N'avez-vous donc pas de maisons pour manger et pour boire ? Ou bien méprisez-vous l'Église de Dieu et voulez-vous faire affront à ceux qui n'ont rien ? Que vous dire ? Faut-il vous louer ? Non, sur ce point je ne vous loue pas.
23 En effet, voici ce que moi j'ai reçu du Seigneur, et ce que je vous ai transmis : le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain,
24 et après avoir rendu grâce, il le rompit et dit : « Ceci est mon corps, qui est pour vous, faites cela en mémoire de moi. »
25 Il fit de même pour la coupe, après le repas, en disant : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ; faites cela, toutes les fois que vous en boirez, en mémoire de moi. »
26 Car toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne.
27 C’est pourquoi qui mangera le pain ou boira la coupe du Seigneur indignement, sera coupable envers le corps et le sang du Seigneur.
28 Que chacun donc s’éprouve soi-même, et qu’ainsi il mange du pain et boive de la coupe ;
29 car qui mange et boit sans discerner le corps du Seigneur, mange et boit un jugement contre lui-même.
30 C’est pour cela qu’il y a parmi vous beaucoup d’infirmes et de malades, et qu’un grand nombre sont morts.
31 Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés. […]

*

Dans un monde divisé, quelle signification a ce signe du Royaume qu’est la sainte Cène, si les inimitiés continuent jusque dans l’Église ? Car le problème derrière ce texte, on l’a entendu, est donc bien les divisions — concrètement : en fixations identitaires, en groupuscules opposés, en écarts sociaux. Cela en contradiction avec la vocation qui est celle de l'Église.

Souvenons-nous : « ‭L’Esprit du Seigneur est sur moi, Parce qu’il m’a oint pour annoncer une bonne nouvelle aux pauvres ; Il m’a envoyé pour guérir ceux qui ont le cœur brisé,‭ Pour proclamer aux captifs la délivrance, Et aux aveugles le recouvrement de la vue, Pour renvoyer libres les opprimés », lit-on en Luc 4, 18, relatant la première prédication de Jésus.

Lu par Jésus dans la synagogue de Nazareth comme inauguration de son ministère, ce texte cite le livre du prophète Ésaïe annonçant le règne de Dieu (És 61, 1). Commentaire de Jésus : « Aujourd’hui cette parole de l’Écriture, que vous venez d’entendre, est accomplie ». Reprise de ce même texte d’Ésaïe, on lit un peu plus loin (Luc 7, 22) : « Allez rapporter […] ce que vous avez vu et entendu : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, ‭les‭ ‭morts‭ ‭ressuscitent‭, la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres.‭ » Annonce du règne de Dieu, où la misère, la maladie et la mort-même sont vaincues !

Or qu'en est-il depuis, en Église y compris ? Non seulement la souffrance et la maladie n'ont pas disparu (« il y a parmi vous des infirmes et des malades, et un grand nombre sont morts » – v. 30), non seulement, donc, on meurt : nul n'y échappe ; mais même ce minimum en signe du règne de Dieu qu'est l'établissement de la justice sociale demeure à venir, comme comble du désamour — dont les divisions en groupuscules et référents identitaires sont le symptôme.

Alors Paul ramène le signe de la Cène à ce qu'il est : non plus un repas comme celui auquel le Christ participera avec nous au jour de sa venue dans son règne, mais le signe, qui se limite donc au pain et au vin, de son corps rompu et de son sang répandu — jusque là lors de repas partagés… À présent mangez chez vous, puisque vos repas partagés n’abolissent en rien les écarts sociaux qui demeurent en l’état !… Et qui demeurent en l’état dans l'Église comme ailleurs en ce monde si plein de déséquilibres, où « les uns sont rassasiés jusqu’à en être ivres, tandis que les autres ont faim » (v. 21) ; cela contre l’espérance du règne de Dieu où les querelles d’egos sont enfin reconnues vaines, où tous sont un et où les abîmes des disparités de ce monde sont comblés — « ou bien (v. 22) méprisez-vous l'Église de Dieu et voulez-vous faire affront à ceux qui n'ont rien ? » (Cf. Ac 5, 1-10 !)

Autant de raisons pour lesquelles nous sommes invités à nous savoir indignes en nous-mêmes — lui seul est notre dignité : jugez-vous vous-mêmes, et ainsi, vous sachant indignes en vous-même, à la différence du monde qui a la manie de se croire digne et qui est incapable de discerner la souffrance que partage le Christ — que chacun se juge, et « qu'ainsi il mange et boive », en participation à la coupe amère du Christ (v. 28) : « vous annoncez sa mort » !, cela dans l'espérance de son règne.

Nous voilà bien en chemin d’Exode en un temps de dépendance de Dieu pour le pain, un pain d’aujourd’hui pour lequel nous prions Dieu de pourvoir, un pain d’aujourd’hui qui est désormais, en signe, celui de demain… Avec une seule exigence : ne pas perdre de vue la visée qui demeure notre flambeau dans le désert : « vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne. » Ce qui inclut de viser l’unité — au-delà de toute scission (1 Co 11, 18-19) —, unité et justice.


RP, Poitiers, 19.06.22
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