Deutéronome 10, 12 – 11, 1 ; Psaume 34 ; 2 Timothée 4, 6-18 ; Luc 18, 9-14
Luc 18, 9-14
Avec une parabole comme celle-ci, dont nous connaissons la conclusion, donnée par Jésus : c'est le collecteur d'impôts qui est justifié, tandis que le pharisien ne l'est pas ; notre lecture est « spoïlée » par cette connaissance de la fin de l'histoire (« spoïlée » pour employer un langage que m’ont enseigné mes enfants pour dire la difficulté qu’il y a parfois à voir un film, ou lire un livre, quand on connaît déjà la fin). Intrigue irrémédiablement « spoïlée », selon ce néologisme formé sur l’anglais « to spoil / spoiler », lui-même originé dans le latin spoliare, via l’ancien français espoiller… Bref : gâchée.
Du coup, on ne voit pas qu'à y regarder de près, le pharisien de notre parabole est exemplaire. Vraiment exemplaire — sans ironie. Au point qu'il serait difficile pour lui de ne pas le savoir. Exemplaire jusque dans sa modestie. Exemplaire au point qu'il n'a même pas le travers d'exhiber, ne serait-ce qu'un peu, son exemplarité, sa grandeur d'âme et de vie, effectivement remarquables, exceptionnelles, il en confie le constat à Dieu seul, dans le silence, en lui rendant grâce pour ce qui ressemble bien à de la perfection, en attribuant cela à Dieu seul.
Avant de voir cela de plus près, une question. Qui concerne cette parabole ? Qui sont ces « certains qui étaient convaincus d'être justes et qui méprisaient tous les autres » auxquels s'adresse Jésus ? Les pharisiens ? Mais alors le propos est bien bizarre… Pourquoi donner en comparaison un pharisien aux pharisiens ?
À y regarder de près, il apparaît tout d'abord que Luc vient de dire, pour introduire la parabole de la veuve et du juge impitoyable, que Jésus s'adresse à ses disciples, puis juste après : « puis il dit à certains, qui étaient convaincus d'être justes et qui méprisaient tous les autres ». « Certains » de qui, sinon de ses disciples ? Ce que confirme le portrait du pharisien que Jésus donne dans sa parabole.
Il n'est pas inhabituel que Jésus force les traits de ses personnages dans ses paraboles. Comme peu avant le portrait du fils prodigue, dont il outre à dessein l'indignité. Ici, au contraire, il amplifie la perfection du pharisien.
Que reproche-t-il souvent, en effet, aux pharisiens ? Non pas d'être trop pieux, mais de trop le laisser paraître, les invitant à l'être devant Dieu plus que devant les hommes. Les disciples, « certains » de ses disciples, ont entendu la leçon, que sans doute, certains pharisiens (du genre de celui de la parabole) avaient prise d'eux-mêmes avant qu'il ne soit besoin de la leur faire.
Qu'enseigne Jésus en effet au sujet de la prière, du jeûne et de l'aumône, les trois devoirs envers, Dieu, soi-même, et le prochain ? Les pratiquer dans la discrétion. Ne pas prier en public et à voix haute, ne pas jeûner en faisant une mine de malade pour que tout le monde le voie, ne pas faire l'aumône de façon ostensible pour susciter l'admiration générale. C'est la leçon rapportée dans le sermon sur la montagne.
Les disciples l'ont retenue. Et mise en pratique. Et voilà que du coup « certains » d'entre eux se persuadent d'être plus justes que le reste des hommes, et notamment que les pharisiens.
C'est ceux-là, ces disciples-là, que Jésus vise dans cette parabole. Remarquez bien : le pharisien ne prie pas à voix haute, mais « en lui-même ». Jésus voudrait dire que son pharisien a reçu sa propre leçon sur la prière non-ostensible, qu'il ne le présenterait pas autrement. Or même si certains pharisiens avaient pris la leçon sans qu'on ne la leur donne, les disciples de Jésus, eux, ne pouvaient pas ne pas l'avoir prise.
Voilà donc un personnage exemplaire : il jeûne : il est donc humble devant Dieu. Il donne la dîme de tous ses revenus ; c'est-à-dire qu'il donne la dîme scrupuleusement — il ne fait pas d’ « oubli » sur une partie de ses revenus.
Autant dire que si tous sont comme lui, sa communauté n'a pas de problèmes financiers, et les pauvres reçoivent de quoi se retourner (puisque la dîme servait aussi aux caisses de l'entraide) — bref, conformément aux conseils de Jésus, il pratique l'aumône — sans ostentation, l’affirmant devant Dieu seul dans sa prière silencieuse.
Et quant à sa prière « en lui-même », discrète donc, et puisque c'est là que le bât semble blesser, où est le problème ?
« Heureux l'homme qui ne marche pas selon le conseil des méchants, Qui ne s'arrête pas sur le chemin des pécheurs, Et qui ne s'assied pas sur le banc des moqueurs, Mais qui trouve son plaisir dans la loi de l'Éternel, Et qui médite sa loi jour et nuit ! » — dit le Psaume 1 (v.1 & 2). Que fait-il donc d'autre, notre pharisien, que constater cela, intérieurement ? Il est heureux. Sa conduite exemplaire, sa piété exemplaire en font un homme heureux, et il en rend grâce à Dieu ; il ne prétend pas ne devoir ce bonheur qu’à lui-même. Si « les autres hommes […] sont voleurs, malfaisants, adultères », c'est pour leur malheur. Lui ne s'attarde pas avec eux, et c'est à Dieu qu'il rend grâce pour cela.
Et voilà le portrait de ce malheur d'être pécheur qui apparaît, non loin de lui, dans le temple, sous les traits du collecteur d'impôts, qui non content de son malheur quotidien, vient en rajouter avec sa prière ostensible, se frappant la poitrine.
« Oui Seigneur », prie intérieurement notre pharisien en regard de cela, « vraiment, tu m'as donné le bonheur en partage et je t'en rends grâce ! »
Avant de voir plus avant ce que Jésus trouve à redire à cela, voyons donc le deuxième personnage de la parabole, le péager, publicain, collecteur d'impôt (selon les traductions).
C'est un personnage imbuvable. Le type même de ceux que le peuple méprise. Non seulement ils sont d'une richesse arrogante, dans un pays pauvre, mais ils ne se cachent même pas de ce que cette richesse est mal acquise ! C'est le moins qu'on puisse dire. Ils l'ont acquise en volant leur propre peuple, et cela en collaborant avec l'occupant. Il y a vraiment de quoi ne pas les aimer outre mesure.
Et quand Jésus vient de donner une série de paraboles, celles qui précédent, critiquant sévèrement ceux qui ont des richesses, il y a de quoi se demander où il veut en venir !
Ce riche-là est bien pire que ceux de ses portraits précédents ; et il est face à un homme à la piété exemplaire, un pharisien, dont on sait qu'en général ils ne roulaient pas forcément sur l'or.
Les pharisiens en effet recrutent en général dans le petit peuple. Des gens qui s'efforcent d'appliquer la loi, notamment ses aspects financiers, comme la dîme, par laquelle ils subviennent aux besoins de plus pauvres qu'eux.
Voilà, semble-t-il, une parabole qui aurait de quoi rassurer les riches corrompus, s'ils étaient les auditeurs de Jésus ! Mais ce n'est pas à eux qu'il parle ici.
Celui de sa parabole est pourtant bien un corrompu : une de ces figures réputées irrachetables tellement leurs vols semblent non remboursables !
Aujourd'hui, ils feraient partie de ces personnages publics qui brillent par leur prestance jusqu'à ce qu'ils soient poursuivis pour abus de bien sociaux, détournements de fonds, corruption, etc. Simplement à l'époque c'était légal. Les Romains mettaient les populations occupées à la tâche de la collecte d'impôt en leur permettant de puiser dans la caisse le supplément qu'ils exigeraient du peuple. Une sorte de racket institutionnel. On comprend pourquoi on n'aimait pas beaucoup ces riches qu'étaient les collecteurs d'impôts.
Et celui de la parabole de Jésus est aussi caricatural que son pharisien est exagérément exemplaire. Non seulement, il est probablement incapable de rembourser ce qu'il a volé ; non seulement il est donc ce qu'il est, mais par-dessus le marché, il vient bramer théâtralement dans le temple, ce que tout le monde ne peut que savoir : il est un pécheur ! Et comment !
Où est-ce que Jésus veut en venir ? Lui qui a expliqué, rappelons-le, que la prière n'est pas le spectacle. Où est-ce qu'il veut en venir lorsqu'il semble dire que la prière d'action de grâce du pharisien n'a pas satisfait Dieu, tandis que celle du collecteur d'impôts lui vaut sa justification ? Est-ce à dire qu'il vaut mieux être pécheur « grave » et donner dans le théâtral — même sincèrement —, qu'être juste et en remercier — discrètement — Dieu seul ? C'est un peu fort de café, tout de même !
Et c'est précisément ce qui doit nous mettre la puce à l'oreille. Ce n'est évidemment pas la façon de prier du publicain qui le justifie, non plus que c'est celle du pharisien qui pose problème.
Tout d'abord il est question de justification : « celui-ci redescendit chez lui justifié ». Justification : une réalité qui nous place devant Dieu. La justification est déclarative.
Être justifié ne signifie pas être rendu juste, mais être déclaré juste. Cette justice qui n'est pas nôtre, qui est celle du Christ seul, est donnée gratuitement à notre seule foi. Nous sommes donc déclarés justes, ce que nous ne sommes pas, et non pas rendus justes, ce qui serait désespérant, au sens où il nous faudrait sans cesse mesurer notre justification à nos œuvres de justice pour savoir si nous sommes réellement justifiés. Non, nous sommes déclarés justes par la grâce de Dieu et nous recevons cela, cette grâce gratuite, par notre seule foi. Et ce que cette foi produit, car elle n’est pas une grâce à bon marché qui ne produirait rien, regarde Dieu et lui seul.
Eh bien, le publicain de la parabole est dans la disposition adéquate sous cet angle. Il n'a rien à faire valoir. Tout le monde sait ce qu'il vaut. Il n'a même pas à le cacher. D'où sa prière, avec frappements de poitrine en prime, sa prière qui n'a même pas sa sincérité pour elle. Voilà un homme minable devant Dieu et devant les hommes, qui n'est respecté que du fait du pouvoir sur autrui que lui donne sa richesse de collaborateur des Romains. Un homme vide de toute justice. Et face à lui, un homme bien, à la piété, à la charité, à tout ce qu'on veut de ce genre, incontestables, un homme incontestablement mieux que les autres, et qui est effectivement fondé à le savoir.
Il est vraiment mieux que la plupart des hommes. Mais du coup, et c'est là son problème, et même s'il en remercie Dieu, il se confie en cette bonté que Dieu lui a donnée, à cette justice propre que Dieu a suscitée en lui. Il en est plein, de cette justice propre, de cette bonté qui l'habite. Il y fonde son être. Il est devant Dieu par sa justice propre, et pas par Dieu seul.
Albert Schweitzer le disait ainsi : « Lorsque nous pardonnons à nos ennemis, nous nous glorifions de notre grandeur d'âme ; quand nous rendons service à celui qui a besoin de nous, nous admirons notre générosité. » (Vivre, Albin Michel, 1995, p. 162.)
Le publicain n'a rien pour lui, rien de cette belle âme, ni devant les hommes, ni devant Dieu. Il est vide de tout ce qu'on peut présenter à Dieu. Il n'a de recours que la justice de Dieu et pas la sienne. Et cette justice qui n'est pas sienne, Dieu la déclare pour lui ; il est ainsi justifié, déclaré juste.
Le premier, celui à la belle âme, n'en a pas besoin, croit-il, il est plein de sa propre justice. Vaine, puisqu'elle l'a porté à se glorifier, finalement au mépris des hommes que Dieu, lui, a aimés. Or, voilà que « celui qui s'élève sera abaissé, mais celui qui s'abaisse sera élevé. »
La leçon n'est donc pas qu'il faut prier théâtralement, en exposant ses fautes, comme le publicain. La leçon n'est pas qu'il faut pécher de toutes les façons des publicains. La leçon n'est pas non plus qu'il ne faut pas se solidariser et s'humilier en jeûnant, comme le pharisien. La leçon n'est pas qu'il ne faut pas donner la dîme, comme lui. Tout cela est fort bon au contraire.
La leçon est que la justice qui sauve est en Dieu seul, qu'elle nous est étrangère, qu'elle nous demeure étrangère, et qu'il s'agit certes de la poursuivre jour après jour, mais en s'en sachant vide. S'en savoir vide pour la recevoir de celui-là seul qui seul est juste : Dieu qui nous l'a donnée pleinement dans le Christ, dans sa parole.
Luc 18, 9-14
9 Il dit encore la parabole que voici à certains qui étaient convaincus d’être justes et qui méprisaient tous les autres :
10 « Deux hommes montèrent au temple pour prier ; l’un était Pharisien et l’autre collecteur d’impôts.
11 Le Pharisien, debout, priait ainsi en lui-même : "Ô Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, qui sont voleurs, malfaisants, adultères, ou encore comme ce collecteur d’impôts.
12 Je jeûne deux fois par semaine, je paie la dîme de tout ce que je me procure."
13 Le collecteur d’impôts, se tenant à distance, ne voulait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine en disant : "O Dieu, prends pitié du pécheur que je suis."
14 Je vous le déclare : celui-ci redescendit chez lui justifié, et non l’autre, car tout homme qui s’élève sera abaissé, mais celui qui s’abaisse sera élevé. »
*
Avec une parabole comme celle-ci, dont nous connaissons la conclusion, donnée par Jésus : c'est le collecteur d'impôts qui est justifié, tandis que le pharisien ne l'est pas ; notre lecture est « spoïlée » par cette connaissance de la fin de l'histoire (« spoïlée » pour employer un langage que m’ont enseigné mes enfants pour dire la difficulté qu’il y a parfois à voir un film, ou lire un livre, quand on connaît déjà la fin). Intrigue irrémédiablement « spoïlée », selon ce néologisme formé sur l’anglais « to spoil / spoiler », lui-même originé dans le latin spoliare, via l’ancien français espoiller… Bref : gâchée.
Du coup, on ne voit pas qu'à y regarder de près, le pharisien de notre parabole est exemplaire. Vraiment exemplaire — sans ironie. Au point qu'il serait difficile pour lui de ne pas le savoir. Exemplaire jusque dans sa modestie. Exemplaire au point qu'il n'a même pas le travers d'exhiber, ne serait-ce qu'un peu, son exemplarité, sa grandeur d'âme et de vie, effectivement remarquables, exceptionnelles, il en confie le constat à Dieu seul, dans le silence, en lui rendant grâce pour ce qui ressemble bien à de la perfection, en attribuant cela à Dieu seul.
Avant de voir cela de plus près, une question. Qui concerne cette parabole ? Qui sont ces « certains qui étaient convaincus d'être justes et qui méprisaient tous les autres » auxquels s'adresse Jésus ? Les pharisiens ? Mais alors le propos est bien bizarre… Pourquoi donner en comparaison un pharisien aux pharisiens ?
À y regarder de près, il apparaît tout d'abord que Luc vient de dire, pour introduire la parabole de la veuve et du juge impitoyable, que Jésus s'adresse à ses disciples, puis juste après : « puis il dit à certains, qui étaient convaincus d'être justes et qui méprisaient tous les autres ». « Certains » de qui, sinon de ses disciples ? Ce que confirme le portrait du pharisien que Jésus donne dans sa parabole.
Il n'est pas inhabituel que Jésus force les traits de ses personnages dans ses paraboles. Comme peu avant le portrait du fils prodigue, dont il outre à dessein l'indignité. Ici, au contraire, il amplifie la perfection du pharisien.
Que reproche-t-il souvent, en effet, aux pharisiens ? Non pas d'être trop pieux, mais de trop le laisser paraître, les invitant à l'être devant Dieu plus que devant les hommes. Les disciples, « certains » de ses disciples, ont entendu la leçon, que sans doute, certains pharisiens (du genre de celui de la parabole) avaient prise d'eux-mêmes avant qu'il ne soit besoin de la leur faire.
Qu'enseigne Jésus en effet au sujet de la prière, du jeûne et de l'aumône, les trois devoirs envers, Dieu, soi-même, et le prochain ? Les pratiquer dans la discrétion. Ne pas prier en public et à voix haute, ne pas jeûner en faisant une mine de malade pour que tout le monde le voie, ne pas faire l'aumône de façon ostensible pour susciter l'admiration générale. C'est la leçon rapportée dans le sermon sur la montagne.
Les disciples l'ont retenue. Et mise en pratique. Et voilà que du coup « certains » d'entre eux se persuadent d'être plus justes que le reste des hommes, et notamment que les pharisiens.
C'est ceux-là, ces disciples-là, que Jésus vise dans cette parabole. Remarquez bien : le pharisien ne prie pas à voix haute, mais « en lui-même ». Jésus voudrait dire que son pharisien a reçu sa propre leçon sur la prière non-ostensible, qu'il ne le présenterait pas autrement. Or même si certains pharisiens avaient pris la leçon sans qu'on ne la leur donne, les disciples de Jésus, eux, ne pouvaient pas ne pas l'avoir prise.
Voilà donc un personnage exemplaire : il jeûne : il est donc humble devant Dieu. Il donne la dîme de tous ses revenus ; c'est-à-dire qu'il donne la dîme scrupuleusement — il ne fait pas d’ « oubli » sur une partie de ses revenus.
Autant dire que si tous sont comme lui, sa communauté n'a pas de problèmes financiers, et les pauvres reçoivent de quoi se retourner (puisque la dîme servait aussi aux caisses de l'entraide) — bref, conformément aux conseils de Jésus, il pratique l'aumône — sans ostentation, l’affirmant devant Dieu seul dans sa prière silencieuse.
Et quant à sa prière « en lui-même », discrète donc, et puisque c'est là que le bât semble blesser, où est le problème ?
« Heureux l'homme qui ne marche pas selon le conseil des méchants, Qui ne s'arrête pas sur le chemin des pécheurs, Et qui ne s'assied pas sur le banc des moqueurs, Mais qui trouve son plaisir dans la loi de l'Éternel, Et qui médite sa loi jour et nuit ! » — dit le Psaume 1 (v.1 & 2). Que fait-il donc d'autre, notre pharisien, que constater cela, intérieurement ? Il est heureux. Sa conduite exemplaire, sa piété exemplaire en font un homme heureux, et il en rend grâce à Dieu ; il ne prétend pas ne devoir ce bonheur qu’à lui-même. Si « les autres hommes […] sont voleurs, malfaisants, adultères », c'est pour leur malheur. Lui ne s'attarde pas avec eux, et c'est à Dieu qu'il rend grâce pour cela.
Et voilà le portrait de ce malheur d'être pécheur qui apparaît, non loin de lui, dans le temple, sous les traits du collecteur d'impôts, qui non content de son malheur quotidien, vient en rajouter avec sa prière ostensible, se frappant la poitrine.
« Oui Seigneur », prie intérieurement notre pharisien en regard de cela, « vraiment, tu m'as donné le bonheur en partage et je t'en rends grâce ! »
Avant de voir plus avant ce que Jésus trouve à redire à cela, voyons donc le deuxième personnage de la parabole, le péager, publicain, collecteur d'impôt (selon les traductions).
C'est un personnage imbuvable. Le type même de ceux que le peuple méprise. Non seulement ils sont d'une richesse arrogante, dans un pays pauvre, mais ils ne se cachent même pas de ce que cette richesse est mal acquise ! C'est le moins qu'on puisse dire. Ils l'ont acquise en volant leur propre peuple, et cela en collaborant avec l'occupant. Il y a vraiment de quoi ne pas les aimer outre mesure.
Et quand Jésus vient de donner une série de paraboles, celles qui précédent, critiquant sévèrement ceux qui ont des richesses, il y a de quoi se demander où il veut en venir !
Ce riche-là est bien pire que ceux de ses portraits précédents ; et il est face à un homme à la piété exemplaire, un pharisien, dont on sait qu'en général ils ne roulaient pas forcément sur l'or.
Les pharisiens en effet recrutent en général dans le petit peuple. Des gens qui s'efforcent d'appliquer la loi, notamment ses aspects financiers, comme la dîme, par laquelle ils subviennent aux besoins de plus pauvres qu'eux.
Voilà, semble-t-il, une parabole qui aurait de quoi rassurer les riches corrompus, s'ils étaient les auditeurs de Jésus ! Mais ce n'est pas à eux qu'il parle ici.
Celui de sa parabole est pourtant bien un corrompu : une de ces figures réputées irrachetables tellement leurs vols semblent non remboursables !
Aujourd'hui, ils feraient partie de ces personnages publics qui brillent par leur prestance jusqu'à ce qu'ils soient poursuivis pour abus de bien sociaux, détournements de fonds, corruption, etc. Simplement à l'époque c'était légal. Les Romains mettaient les populations occupées à la tâche de la collecte d'impôt en leur permettant de puiser dans la caisse le supplément qu'ils exigeraient du peuple. Une sorte de racket institutionnel. On comprend pourquoi on n'aimait pas beaucoup ces riches qu'étaient les collecteurs d'impôts.
Et celui de la parabole de Jésus est aussi caricatural que son pharisien est exagérément exemplaire. Non seulement, il est probablement incapable de rembourser ce qu'il a volé ; non seulement il est donc ce qu'il est, mais par-dessus le marché, il vient bramer théâtralement dans le temple, ce que tout le monde ne peut que savoir : il est un pécheur ! Et comment !
Où est-ce que Jésus veut en venir ? Lui qui a expliqué, rappelons-le, que la prière n'est pas le spectacle. Où est-ce qu'il veut en venir lorsqu'il semble dire que la prière d'action de grâce du pharisien n'a pas satisfait Dieu, tandis que celle du collecteur d'impôts lui vaut sa justification ? Est-ce à dire qu'il vaut mieux être pécheur « grave » et donner dans le théâtral — même sincèrement —, qu'être juste et en remercier — discrètement — Dieu seul ? C'est un peu fort de café, tout de même !
Et c'est précisément ce qui doit nous mettre la puce à l'oreille. Ce n'est évidemment pas la façon de prier du publicain qui le justifie, non plus que c'est celle du pharisien qui pose problème.
Tout d'abord il est question de justification : « celui-ci redescendit chez lui justifié ». Justification : une réalité qui nous place devant Dieu. La justification est déclarative.
Être justifié ne signifie pas être rendu juste, mais être déclaré juste. Cette justice qui n'est pas nôtre, qui est celle du Christ seul, est donnée gratuitement à notre seule foi. Nous sommes donc déclarés justes, ce que nous ne sommes pas, et non pas rendus justes, ce qui serait désespérant, au sens où il nous faudrait sans cesse mesurer notre justification à nos œuvres de justice pour savoir si nous sommes réellement justifiés. Non, nous sommes déclarés justes par la grâce de Dieu et nous recevons cela, cette grâce gratuite, par notre seule foi. Et ce que cette foi produit, car elle n’est pas une grâce à bon marché qui ne produirait rien, regarde Dieu et lui seul.
Eh bien, le publicain de la parabole est dans la disposition adéquate sous cet angle. Il n'a rien à faire valoir. Tout le monde sait ce qu'il vaut. Il n'a même pas à le cacher. D'où sa prière, avec frappements de poitrine en prime, sa prière qui n'a même pas sa sincérité pour elle. Voilà un homme minable devant Dieu et devant les hommes, qui n'est respecté que du fait du pouvoir sur autrui que lui donne sa richesse de collaborateur des Romains. Un homme vide de toute justice. Et face à lui, un homme bien, à la piété, à la charité, à tout ce qu'on veut de ce genre, incontestables, un homme incontestablement mieux que les autres, et qui est effectivement fondé à le savoir.
Il est vraiment mieux que la plupart des hommes. Mais du coup, et c'est là son problème, et même s'il en remercie Dieu, il se confie en cette bonté que Dieu lui a donnée, à cette justice propre que Dieu a suscitée en lui. Il en est plein, de cette justice propre, de cette bonté qui l'habite. Il y fonde son être. Il est devant Dieu par sa justice propre, et pas par Dieu seul.
Albert Schweitzer le disait ainsi : « Lorsque nous pardonnons à nos ennemis, nous nous glorifions de notre grandeur d'âme ; quand nous rendons service à celui qui a besoin de nous, nous admirons notre générosité. » (Vivre, Albin Michel, 1995, p. 162.)
Le publicain n'a rien pour lui, rien de cette belle âme, ni devant les hommes, ni devant Dieu. Il est vide de tout ce qu'on peut présenter à Dieu. Il n'a de recours que la justice de Dieu et pas la sienne. Et cette justice qui n'est pas sienne, Dieu la déclare pour lui ; il est ainsi justifié, déclaré juste.
Le premier, celui à la belle âme, n'en a pas besoin, croit-il, il est plein de sa propre justice. Vaine, puisqu'elle l'a porté à se glorifier, finalement au mépris des hommes que Dieu, lui, a aimés. Or, voilà que « celui qui s'élève sera abaissé, mais celui qui s'abaisse sera élevé. »
La leçon n'est donc pas qu'il faut prier théâtralement, en exposant ses fautes, comme le publicain. La leçon n'est pas qu'il faut pécher de toutes les façons des publicains. La leçon n'est pas non plus qu'il ne faut pas se solidariser et s'humilier en jeûnant, comme le pharisien. La leçon n'est pas qu'il ne faut pas donner la dîme, comme lui. Tout cela est fort bon au contraire.
La leçon est que la justice qui sauve est en Dieu seul, qu'elle nous est étrangère, qu'elle nous demeure étrangère, et qu'il s'agit certes de la poursuivre jour après jour, mais en s'en sachant vide. S'en savoir vide pour la recevoir de celui-là seul qui seul est juste : Dieu qui nous l'a donnée pleinement dans le Christ, dans sa parole.
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