dimanche 27 novembre 2022

Temps menaçant




Ésaïe, 1-5 ; Psaume 122 ; Romains 13, 11-14 ; Matthieu 24, 37-44

Matthieu 24, 37-44
37 Tels furent les jours de Noé, tel sera l'avènement du Fils de l'homme ;
38 car de même qu'en ces jours d'avant le déluge, on mangeait et on buvait, l'on se mariait ou l'on donnait en mariage, jusqu'au jour où Noé entra dans l'arche,
39 et on ne se doutait de rien jusqu'à ce que vînt le déluge, qui les emporta tous. Tel sera aussi l'avènement du Fils de l'homme.
40 Alors deux hommes seront aux champs : l'un est pris, l'autre laissé ;
41 deux femmes en train de moudre à la meule : l'une est prise, l'autre laissée.
42 Veillez donc, car vous ne savez pas quel jour votre Seigneur va venir.
43 Vous le savez : si le maître de maison connaissait l'heure de la nuit à laquelle le voleur va venir, il veillerait et ne laisserait pas percer le mur de sa maison.
44 Voilà pourquoi, vous aussi, tenez-vous prêts, car c'est à l'heure que vous ignorez que le Fils de l'homme va venir.

*

Chaque fois que des lendemains sombres s’annoncent sur le monde, non seulement on ne sait pas le reconnaître, mais on a même tendance à en rajouter dans le déni — dans l'agitation, la distraction et les fêtes, la consommation, etc.

« Comme aux jours de Noé ». La seconde épître de Pierre rappelle que comme un ancien monde a été détruit par l’eau, ce monde-ci est gardé en réserve pour le jugement par le feu. Et « comme aux jours de Noé », on est tenté en tout temps de balayer les signes sombres à l’horizon d’un revers de main.

Je cite la seconde épître de Pierre (ch. 3, v. 3-10) :
3  […] Dans les derniers jours viendront des sceptiques moqueurs marchant au gré de leurs propres désirs
4  qui diront : "Où en est la promesse de son avènement ? Car depuis que les pères sont morts, tout demeure dans le même état qu’au début de la création."
5  En prétendant cela, ils oublient qu’il existait, il y a très longtemps, des cieux et une terre tirant origine de l’eau et gardant cohésion par l’eau, grâce à la Parole de Dieu.
6  Par les mêmes causes, le monde d’alors périt submergé par l’eau.
7  Quant aux cieux et à la terre actuels, la même Parole les tient en réserve pour le feu, les garde pour le jour du jugement
/ i.e. de la crise / et de la perdition des impies.
8  Il y a une chose en tout cas, mes amis, que vous ne devez pas oublier : pour le Seigneur un seul jour est comme mille ans et mille ans comme un jour.
9  Le Seigneur ne tarde pas à tenir sa promesse, alors que certains prétendent qu’il a du retard, mais il fait preuve de patience envers vous, ne voulant pas que quelques-uns périssent mais que tous parviennent à la repentance.
10  Le jour du Seigneur viendra comme un voleur, jour où les cieux disparaîtront à grand fracas, où les éléments embrasés se dissoudront et où la terre et ses œuvres seront mises à découvert.

Mais, comme en tous temps, et comme en l'an 70 pour le monde auquel s’adresse d’abord Jésus — qui avertissait : la catastrophe adviendra dans « cette génération » (v. 34) —, quand la menace est prégnante, on préfère ignorer, voire faire taire les prophètes de malheur ; et on continue à se confondre en festivités, sans manquer d'y dire — sans avoir l'air d'y toucher — du mal des absents (Christian Bobin : « Nous nous faisons beaucoup de tort les uns les autres, et puis un jour nous mourons »), et à vaquer à ses affaires, ses petites vengeances, sa consommation et sa surconsommation. « Comme aux jours de Noé ».

Et le déluge les emporte tous (v. 39)…

Tous, ou plus précisément, dans l’avertissement de Jésus quant à la menace imminente, il emporte un monde qui se comporte comme si tout ici-bas était éternel, mais « laisse » (v. 40-41) une issue, portée par celles et ceux qui, conscients que tout cela est provisoire, s’ancrent dans la vigilance, en vue de ce qui seul ne passe pas et qui s’apprête à se manifester dans la présence du Fils de l’Homme. Qu'est-ce que cela veut dire ? On va essayer de le voir.

« Dans ce vide (qui est en même temps le vide de l’actuel relativisme des valeurs) […] qu'est-ce qui peut servir de boussole ? L'anticipation de la menace elle-même ! C'est seulement dans les premières lueurs de son orage qui nous vient du futur, dans l'aurore de son ampleur planétaire et dans la profondeur de ses enjeux humains, que peuvent être découverts les principes éthiques, desquels peuvent se laisser déduire les nouvelles obligations correspondant au pouvoir nouveau. Cela, je l'appelle “heuristique de la peur”. » (Hans Jonas, Le principe responsabilité, 1979, trad. fr. 1990, 1995, Préface [7-9], Champs/Essais, p. 16)

« Notre anxiété fait écho à celle du Voyant [de l'Apocalypse] dont nous sommes plus près que ne le furent nos devanciers, y compris ceux qui écrivirent sur lui, singulièrement l'auteur des Origines du christianisme [Renan], lequel eut l'imprudence d'affirmer : "Nous savons que la fin du monde n'est pas aussi proche que le croyaient les illuminés du premier siècle, et que cette fin ne sera pas une catastrophe subite. Elle aura lieu par le froid dans des milliers de siècles…" L'Évangéliste demi-lettré a vu plus loin que son savant commen­tateur, inféodé aux superstitions modernes. Point faut s'en étonner : à mesure que nous remontons vers la haute antiquité, nous rencontrons des inquiétudes semblables aux nôtres. La philosophie, à ses débuts, eut, mieux que le pressentiment, l'intuition exacte de l'achèvement, de l'expiration du devenir. » (Emil Cioran, Écartèlement, Gallimard, 1979, p. 60-61)

*

La venue du Seigneur est présentée dans le texte d’aujourd’hui comme la surprise de l’incursion d’un voleur dans la nuit. Ou plus loin comme l’attente de l’époux par des jeunes filles d'honneur munies de lampes à huile. Il vient de toute façon au milieu de la nuit de ce monde, de façon surprenante, et il s’agit de rester vigilant, de veiller. « Tenez-vous prêts. »

Quand l’horizon s’assombrit, quand les catastrophes s’annoncent, quand la crise est là, alors risque de s’accentuer une tendance à la fuite en avant, entre distractions et agitation des affaires — la tentation de s’assoupir au lieu de veiller, c’est-à-dire le repli sur soi, qui est l’inverse de la vocation humaine. Cela précisément au moment où il faudrait au contraire lever la tête. Or, puisque les temps sont durs… voilà que s’accentue la tendance à se replier sur soi, et à vouloir vivre encore comme au temps où tout semblait rose. Comme aux jours de Noé… Vaquant aux habitudes dont on voudrait qu’elles perdurent, faisant la noce, des affaires et des fêtes. Et pourtant les jours sont sombres. Jésus vient de parler des signes qui annoncent les temps et les saisons, les lendemains de chaleur, de pluie ou de tempête.

*

Ne savez-vous pas reconnaître les signes des temps, vous qui savez reconnaître les signes de la venue des saisons ? nous demande Jésus, le moment où il faut redoubler d’attention.

Un signe du même ordre est souligné plus loin : l’huile des filles étourdies d'une nuit de noces, qui s'endorment en attendant l'époux. Une huile qui brûle pour entretenir une flamme. Une huile que l’on ne peut garder à la place d’autrui, et dont il n’est plus temps d’en acheter. Image donnée par Jésus appelant à la vigilance dans le désir de vérité, toujours susceptible d’être vacillant, cette vigilance toujours de mise, qui ne peut être que fruit de l’Esprit dont l’huile est le symbole, et qui sourd au cœur de nos êtres…

Veiller — car c'est quand tout est apparemment bouché que l'Esprit ouvre de toutes nouvelles possibilités. Mais pour les voir, il s'agit de rester ouvert et attentif : c'est là savoir veiller pour saisir le renouveau qui s'annonce quand tout semble irrémédiable. Ainsi que « le Fils de l'Homme viendra à l'heure que vous ignorez ».

Et de quelle façon doit-on exercer notre vigilance ? Si on lit la suite du passage, on peut voir que c’est déjà en étant attentifs à ceux que Dieu place sur notre chemin — une ouverture solidaire donc (v, 45-46) : « Quel est donc le serviteur fidèle et prudent, que son maître a établi sur ses gens, pour leur donner la nourriture au temps convenable ? Heureux ce serviteur, que son maître, à son arrivée, trouvera faisant ainsi ! » dit Jésus — c'est juste après son avertissement sur les jours de Noé. Redoubler d’attention : être attentif, et attentionné. « Suis-je le gardien de mon frère ? » avait demandé Caïn, meurtrier d’Abel. La réponse est donnée par Jésus : la vigilance ici est précisément être attentif à son frère, l’inverse du repli sur soi favorisé par les temps sombres — et qui semble caractériser les jours actuels, au prétexte juste et raisonnable que « c'est la crise ». Mais précisément, dit Jésus, c'est là au contraire qu'il s'agit de veiller — pour voir s'ouvrir de tout nouveaux possibles !

Heureux celui ou celle qui s’attache à ce service fidèle — et avisé… — v. 46 : « Heureux ce serviteur que son maître en arrivant trouvera faisant ainsi ! ».

Il ne s’agit donc pas, parlant de vigilance, de rester les yeux levés vers le ciel et replié quand même sur soi, mais ancrés en Jésus, de se tourner vers le monde pour l’enrichir des talents (toujours un des passages qui suit notre texte : la parabole des talents) que nous a confiés le Seigneur qui s’est absenté et dont on attend la venue…

Voilà ce à quoi nous sommes appelés : veiller — rester ouverts à de nouveaux possibles et attentifs aux plus petits — et poser ainsi les pierres du Royaume. Tenez-vous prêts, et concrètement plutôt que de continuer à faire courir le monde à sa perte, poser déjà des actes selon la loi du Royaume : se mettre à l'écoute de la parole de Jésus « ne voulant pas que quelques-uns périssent mais que tous parviennent à la repentance » (2 Pierre 3, 9) : « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jean 13, 34) — seule arme pour que l’humanité puisse traverser le déluge qui menace sans s’entre-déchirer.


RP, 1er dimanche de l'Avent, Poitiers 27/11/22
Avec l'aumônerie de prison
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2 commentaires :

  1. bonjr Roland pourquoi avec l'aumonerie de prison ?

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  2. Parce que chaque année, à Poitiers, le culte du 1er dimanche de l'Avent est animé par l'équipe de l'aumônerie de la prison de Poitiers-Vivonne.

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