dimanche 25 juin 2023

"Si j’avais su au début…"




Jérémie 20, 10-13
‭10 J’apprends les mauvais propos de plusieurs, l’épouvante qui règne à l’entour : Accusez-le, et nous l’accuserons ! Tous ceux qui étaient en paix avec moi observent si je chancelle : Peut-être se laissera-t-il surprendre, et nous serons maîtres de lui, nous tirerons vengeance de lui !‭
‭11 Mais l’Éternel est avec moi comme un héros puissant ; c’est pourquoi mes persécuteurs chancellent et n’auront pas le dessus ; ils seront remplis de confusion pour n’avoir pas réussi : ce sera une honte éternelle qui ne s’oubliera pas.
‭12 L’Éternel des armées éprouve le juste, Il pénètre les reins et les cœurs. Je verrai ta vengeance s’exercer contre eux, car c’est à toi que je confie ma cause.‭
‭13 Chantez à l’Éternel, louez l'Éternel ! Car il délivre l’âme du malheureux de la main des méchants.‭

Matthieu 10, 26-33
26 Ne les craignez donc point ; car il n’y a rien de caché qui ne doive être découvert, ni de secret qui ne doive être connu.‭
‭27 Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le en plein jour ; et ce qui vous est dit à l’oreille, prêchez-le sur les toits.‭
‭28 Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme ; craignez plutôt celui qui peut faire périr l’âme et le corps dans la géhenne.‭
‭29 Ne vend-on pas deux passereaux pour un sou ? Cependant, il n’en tombe pas un à terre sans la volonté de votre Père.‭
‭30 Et même les cheveux de votre tête sont tous comptés.‭
‭31 Ne craignez donc point : vous valez plus que beaucoup de passereaux.‭
‭32 C’est pourquoi, quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père qui est dans les cieux ;‭
‭33 mais quiconque me reniera devant les hommes, je le renierai aussi devant mon Père qui est dans les cieux.‭

*

“Si j’avais su au début […] ce que j’ai maintenant éprouvé et vu, […] je m’en serais tenu en vérité au silence […]. Mais Dieu m’a poussé de l’avant comme une mule à qui l’on aurait bandé les yeux pour qu’elle ne voie pas ceux qui accourent contre elle […]. C’est ainsi que j’ai été poussé en dépit de moi au ministère d’enseignement et de prédication ; mais si j’avais su ce que je sais maintenant, c’est à peine si dix chevaux auraient pu m’y pousser. C’est ainsi que se plaignent aussi Moïse et Jérémie d’avoir été trompés.” (Luther, Propos de table)

Luther fait allusion à Jérémie 20, 7, propos qui précède les versets que nous avons lus — je cite : “Tu m’as séduit, Éternel, et je me suis laissé séduire ; tu m’as saisi, tu m’as vaincu. Et je suis chaque jour un objet de raillerie, tout le monde se moque de moi.‭”

La même chose pour Moïse, voir Exode 3, Moïse auquel Luther doit tant, malgré son atroce mépris final pour les siens, hélas.

Aujourd’hui, dans notre pays, la vocation et la prédication ne valent certes pas persécution comme pour ces grands anciens, mais intimidation face à ce que l’écrivain Emil Cioran nomme “superstitions modernes”… Car la foi que nous confessons et prêchons porte sur un objet inaccessible à la raison, doublement inaccessible : si la science (d’ailleurs sujette elle-même au récit qu’elle donne, et à l'intuition) parle de ce qui est reproductible en laboratoire, l’objet des sciences humaines, à commencer par l’histoire, échappe à ce qui est reproductible, étant toujours événement unique. Quant à l’objet de la théologie, non seulement il est lui aussi non reproductible mais il est en plus hors de portée du discours rationnel : un nom révélé à Moïse comme Nom au-delà de tout nom, que nul n’a jamais vu et que le Christ est venu dire.

Quel est ce Nom au-delà de tout nom dont tu parles, Jérémie ? De la part de ce Jérémie trompé et moqué, le cri de reconnaissance que nous avons lu (ch. 20, v. 13) : “Célébrez le Nom, l’Éternel ! Car il délivre l’âme du malheureux de la main des méchants”, pourrait sembler bien optimiste ! Quel arrachement de la main des méchants / persécuteurs ou “intimidateurs” ? Il n’a lui-même, selon toute vraisemblance, pas vu de consolation de son vivant ! ‭Écho en Matthieu : “Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme ; […] quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père qui est dans les cieux ;‭ mais quiconque me reniera devant les hommes, je le renierai aussi devant mon Père qui est dans les cieux.‭” (Mt 10, 28,32,33). Seule consolation : avoir dit quand même. Apparemment bien maigre. Mais c’est là l’Évangile comme bonne nouvelle : persécution et crucifixion comme glorification du Juste, et seule consolation de celles et ceux que Dieu appelle…

Après reste la question : en quoi suis-je fidèle, en quoi ai-je été fidèle ? Dans les termes de Jérémie en quoi suis-je “juste”, comme Jérémie dit l’être (v. 12) ? C’est que pour lui, et pour nous si nous l’entendons, la seule justice ; notre seule justice est en Dieu. Autrement dit, je n’ai rien en moi, affirme-t-il — rien à moi que recevoir le pardon et la justice de ce Dieu qui m’a séduit, “m’a trompé” (selon une autre traduction, celle qu’a retenue Luther). Et me concernant, mêlée aux remerciements — “célébrez l’Éternel” —, la demande de pardon, à mon épouse et à mes enfants… Entre autres pour leur avoir infligé d'avoir fait le pasteur !

Alors, quel est ce Dieu qui éprouve ceux qu’il appelle, selon Jérémie ? L’Ecclésiaste nous rappelle que tout ce qui nous advient est hors de notre maîtrise, tout est entre les mains de Dieu ; comprenant cela, il est question de relecture de ce qui nous est advenu, en bien comme en mal, en joie comme en peine. C’est la relecture de son ministère et de sa vocation que fait Jérémie. Quoiqu’il en soit, tout a été et tout est dans la main de Dieu. Alors célébrez l’Éternel, dit Jérémie. En cela même est la délivrance de l’âme humiliée.

… Ce Dieu dont s’étonne le Psaume 8 que nous avons chanté. Contraste immense entre les cieux — et nous et nos œuvres. Qu’est-ce que l’homme que tu en aies souci ? Illustrant cela, la sonde Voyager 1 prenait une photo de notre terre depuis Saturne, un petit point bleu pâle, photo que l'astronome Carl Sagan commentait en ces mots : “Pensez […] à ce point. C’est là. C’est notre foyer. C’est nous […] — sur un grain de poussière suspendu dans un rayon de soleil. […] Pensez aux cruautés sans fin infligées par les habitants d’un coin de ce pixel à ceux à peine distinguables d’un autre coin, à la fréquence de leurs mésententes, à quel point ils sont prêts à se tuer l’un et l’autre, à la ferveur de leur haine.”

De quoi comprendre Cioran : “Ce matin, après avoir entendu un astronome parler de milliards de soleils, j'ai renoncé à faire ma toilette : à quoi bon se laver encore ?” demande-t-il. Que l’on se rassure : je vais continuer à me laver quand même !

Le ministère pastoral ? Juste avoir essayé, en ce temps vertigineusement bref où on y est appelé, de dire, pour que ce grain de poussière ne soit pas qu’un enfer, ce qui est au cœur de la Bible, à la suite de celui-là seul qui a pleinement vécu cette Parole et en est mort jusqu’à renverser la mort.

Et remettre à Dieu ce qui lui appartient : tout reste en sa main…

Optant pour la foi ; être devant Dieu dans la foi au Juste — qui est autre que moi (qui n’ai à moi à moi qu’à me faire pardonner). Car être devant lui c’est mesurer n’être pas au niveau requis — c’est l’expérience de l’écharde dont nous parle Paul, c’est en tout cas ainsi que je comprends cette fameuse écharde dans la chair.

Je lis 2 Co 12, 7-9 — “il m’a été mis une écharde dans la chair, un ange de Satan pour me gifler et m’empêcher de m'enorgueillir.‭ ‭Trois fois j’ai prié le Seigneur de l’éloigner de moi,‭ et il m’a dit : Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse.”

Être tourmenté en permanence pour ce qu’on a fait ou pas fait, et finalement recueillir comme seule consolation cette promesse : “Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse.” Savoir n’être ni juste ni sage, pas au niveau requis, et savoir aussi que Dieu fait avec ce que nous sommes…

Psaume 25, str. 3 : “Mon Dieu, dans ta grâce immense / Qui dure éternellement, / Regarde en ta bienveillance / Et pardonne à ton enfant. / Mets loin de ton souvenir / Les péchés de ma jeunesse ; / Chaque jour viens m’affermir, / Seigneur, selon ta promesse.” Les péchés de ma jeunesse, c’est-à-dire ceux d'hier matin, de ce matin — devenant le substrat par lequel Dieu me constitue.

Écho chez Proust (À la recherche du temps perdu, À l'ombre des jeunes filles en fleurs) : "Il n’y a pas d’homme si sage qu’il soit, […], qui n’ait à telle époque de sa jeunesse prononcé des paroles, ou même mené une vie, dont le souvenir ne lui soit désagréable et qu’il ne souhaiterait être aboli. Mais il ne doit pas absolument le regretter, parce qu’il ne peut être assuré d’être devenu un sage, dans la mesure où cela est possible, que s’il a passé par toutes les incarnations ridicules ou odieuses qui doivent précéder cette dernière incarnation-là […]. On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les choses. Les vies que vous admirez […] représentent un combat et une victoire. Je comprends que l’image de ce que nous avons été dans une période première ne soit plus reconnaissable et soit en tous cas déplaisante. Elle ne doit pas être reniée pourtant, car elle est un témoignage que nous avons vraiment vécu, que c’est selon les lois de la vie et de l’esprit que nous avons, des éléments communs de la vie, […] extrait quelque chose qui les dépasse."

Ne nous leurrons toutefois pas. On n’est pas automatiquement sage d’avoir vieilli : “C'est une sale histoire de vieillir et je vous conseille de l'éviter si vous pouvez ! Vieillir ne présente aucun avantage. On ne devient pas plus sage, mais on a mal au dos, on ne voit plus très bien, on a besoin d’un appareil auditif pour entendre. Je vous déconseille de vieillir.” (Woody Allen, Cannes, mai 2010)

En reste cette parole d’Ésaïe (40, 8) : “‭L’herbe sèche, la fleur tombe ; Mais la parole de notre Dieu subsiste éternellement.‭”

Me voilà comme l’herbe d’Ésaïe, passant le relais à je ne sais qui ce sera — avec, en attendant un(e) successeur(se), mes remerciements à vous toutes et tous qui prenez le relais après m’avoir entouré, à commencer par les conseils presbytéraux et leurs président(e)s. La suite est évidemment entre les mains de Dieu. Seule sa parole dure pour l'éternité.

Juste savoir — selon Colossiens 3, 1-3 : Considérez vous comme morts, “votre vie est cachée avec le Christ en Dieu.‭”

En regard de cela, au fond, si j’avais su au début… j’aurais sans doute fait la même chose… Je n’en sais pas plus qu’au début !

Restant réduit à croire l’impossible. Ainsi le dit Jésus en Luc 20, 37, citant Exode 3 et la Révélation du buisson ardent — “‭Que les morts ressuscitent, c’est ce que Moïse a fait connaître quand, à propos du buisson, il appelle le Seigneur le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob”, Dieu des vivants. Révélation où comme Jérémie, Moïse a peiné à acquiescer à cette vocation qui le mènera où il n'avait pas prévu avec cette seule promesse : “je serai avec toi”… Comme trace du Nom au-delà de tout nom.

Ce genre de foi nous réduit toutes et tous à l’humilité : nous ne maîtrisons pas ce qui nous dépasse. Notre savoir, qui reste tâtonnant, n’a accès qu’à ce qui est à sa portée… ce qui n’est pas le cas de celui dont même le Nom nous échappe.




(Textes du jour : Jérémie 20, 10-13 ; Psaume 69 ; Romains 5, 12-15 ; Matthieu 10, 26-33)


dimanche 18 juin 2023

Aujourd’hui même




Matthieu 9, 36 - 10, 8
36 Voyant les foules, Jésus fut pris de pitié pour elles, parce qu’elles étaient harassées et prostrées comme des brebis qui n’ont pas de berger.
37 Alors il dit à ses disciples : "La moisson est abondante, mais les ouvriers peu nombreux ;
38 priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers dans sa moisson."

1 Ayant fait venir ses douze disciples, Jésus leur donna autorité sur les esprits impurs, pour qu’ils les chassent et qu’ils guérissent toute maladie et toute infirmité.
[…]
5 Ces douze, Jésus les envoya en mission avec les instructions suivantes: "Ne prenez pas le chemin des païens et n’entrez pas dans une ville de Samaritains ;
6 allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël.
7 En chemin, proclamez que le Règne des cieux s’est approché.
8 Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons. Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement.

Exode 19, 1-9
1 Le troisième mois après leur sortie du pays d’Egypte, aujourd’hui même, les fils d’Israël arrivèrent au désert du Sinaï.
2 Ils partirent de Refidim, arrivèrent au désert du Sinaï et campèrent dans le désert. — Israël campa ici, face à la montagne,
3 mais Moïse monta vers Dieu. Le SEIGNEUR l’appela de la montagne en disant: "Tu diras ceci à la maison de Jacob et tu transmettras cet enseignement aux fils d’Israël :
4 Vous avez vu vous-mêmes ce que j’ai fait à l’Egypte, comment je vous ai portés sur des ailes d’aigle et vous ai fait arriver jusqu’à moi.
5 Et maintenant, si vous entendez ma voix et gardez mon alliance, vous serez ma part personnelle parmi tous les peuples — puisque c’est à moi qu’appartient toute la terre —
6 et vous serez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte. Telles sont les paroles que tu diras aux fils d’Israël."
7 Moïse vint ; il appela les anciens du peuple et leur exposa toutes ces paroles, ce que le SEIGNEUR lui avait ordonné.
8 Tout le peuple répondit, unanime : "Tout ce que le SEIGNEUR a dit, nous le mettrons en pratique." Et Moïse rapporta au SEIGNEUR les paroles du peuple.
9 Le SEIGNEUR dit à Moïse : "Voici, je vais arriver jusqu’à toi dans l’épaisseur de la nuée, afin que le peuple entende quand je parlerai avec toi et qu’en toi aussi, il mette sa foi à jamais." Et Moïse transmit au SEIGNEUR les paroles du peuple.

*

On est au troisième mois après l’Exode, c'est-à-dire, précise le texte, « ce jour-ci » et ici… Temps infime dans un espace infime.

Espace infime… L’astronome Carl Sagan écrit (dans son livre Un point bleu pâle — référence à une photo prise par la sonde Voyager 1 du bout du système solaire où la Terre apparaît comme un point bleu pâle minuscule) : “Pensez […] à ce point. C’est là. C’est notre foyer. C’est nous. Dessus, tous ceux que vous aimez, tous ceux que vous connaissez, tous ceux dont vous avez entendu parler, tous les êtres humains qui aient jamais existé, ont vécu leur vie. […] Pensez aux rivières de sang répandues par tous ces généraux et empereurs pour que, dans la gloire et le triomphe, ils puissent devenir momentanément les maîtres d’une fraction d’un point.”

La photo rend cette réalité frappante, cette réalité que l’on connaissait déjà : “Je vis avec une précision hallucinante la Terre se réduire à un simple point, prendre pour ainsi dire les dimensions d'un zéro, et je compris, ce que je savais depuis toujours, qu'il était inutile et ridicule de s'agiter et de souffrir […] sur un espace aussi minuscule et aussi irréel” (Emil Cioran, Cahiers, p. 71).

Ce que l’on a toujours su, c’est que sur ce point insignifiant en regard de l’immensité incommensurable de l'univers, la seule sagesse est de refuser de ne pas aimer. Eh bien c’est ce que, dans un point si infime du temps qu’il se réduit à un simple instant, “ce jour-ci”, nous enseigne ce qui est révélé à Moïse.

“Aujourd’hui même” (selon une autre traduction - tob) le peuple des enfants d’Israël arrive au désert du Sinaï pour recevoir la loi de Dieu. Aujourd’hui, nous voilà devant Dieu pour recevoir sa parole. Cet aujourd’hui nous concerne aussi.

Aujourd’hui même, ici et maintenant. Le texte continue en effet ainsi : « les enfants d’Israël arrivèrent au désert du Sinaï. Ils partirent de Refidim, arrivèrent au désert du Sinaï et campèrent dans le désert. — Israël campa ici, face à la montagne. »

Nous voilà donc, dans l'infime ici et maintenant de l'humanité, devant Dieu pour recevoir sa parole. Et comment est-ce que cela va se faire ? Israël campa ici, face à la montagne, mais Moïse monta vers Dieu. Porte-parole de Dieu. C’est ainsi que Dieu parle. Comment entendront-ils si personne ne prêche ? demande de même Paul aux Romains.

Nous voilà donc ici et maintenant dans le désert où Dieu se révèle via des mots humains. Entendrons-nous sa voix ? Comment parle-t-il ? Ici, on est dans le mystère de la relation avec lui : « Je vais arriver jusqu’à toi dans l’épaisseur de la nuée, afin que le peuple entende quand je parlerai avec toi » — nous l’avons entendu. Ici, dans cette écoute, se constitue un peuple de prêtres.

Avant d’en venir à cet aspect central des choses, un dernier mot sur la question du porte-parole, Moïse avant tout, mais aussi « le prophète comme lui » (Dt 18, 15 et 18) promis pour la suite des temps, à savoir — sans parler de la parole prophétique et créatrice devenue chair en Jésus qui vient naturellement avant tout — aussi tout vrai porte parole.

Où, s’il n’est pas prescrit d’accepter n’importe quoi sous prétexte de titre reconnu, il est cependant préférable de ne pas chercher des poux dans la tête des porte-parole de Dieu. La parole de Dieu vient par des bouches humaines, avec tout ce qu’elles sont — à savoir, pas forcément parfaites ! Même s’il parle aussi de bien d’autres façons, ce que rappelle le Ps 19 (v. 1-4) : « Les cieux racontent la gloire de Dieu, et l’étendue céleste annonce l’œuvre de ses mains. Le jour en donne instruction au jour, la nuit en donne connaissance à la nuit. Ce n’est pas un langage, ce ne sont pas des paroles, leur voix n’est pas entendue ».

Pareillement, dans notre texte de l’Exode, “voici, je vais arriver jusqu’à toi dans l’épaisseur de la nuée, dit Dieu à Moïse”. Cela concerne en premier lieu Moïse (“afin que le peuple entende quand je parlerai avec toi et qu’en toi aussi, Moïse, il mette sa foi à jamais”), comme dans l’Evangile que nous avons lu, cela concerne en premier lieu Israël (Mt 9, 5-6), auquel sont envoyés les douze dotés comme Moïse d'une autorité, attestée par des signes, que n'auront pas leurs successeurs.

Car cela précisé — c’est aussi dans le texte —, venons-en à cet aspect du message : peuple de prêtres. « Si vous entendez ma voix et gardez mon alliance, vous serez ma part personnelle parmi tous les peuples — puisque c’est à moi qu’appartient toute la terre — et vous serez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte. » Pour faire de ce grain de poussière un paradis.

Notez bien : l’écoute de la parole de Dieu transmise par Moïse est essentielle, mais ce qui débouche sur la constitution d’un peuple de prêtre, c’est que cette écoute débouche sur la mise en œuvre de l’Alliance scellée : « si vous entendez ma voix et gardez mon alliance ». Parole prêchée et reçue. Cela vaut, rappelez-vous, ici et maintenant : vous, ici et maintenant, « si vous entendez ma voix et gardez mon alliance, vous serez ma part parmi tous les peuples — puisque c’est à moi qu’appartient toute la terre — et vous serez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte ». Pour faire de ce grain de poussière un paradis.

Où l’on découvre aussi le sens de l’élection d’Israël, puisque c’est de cela qu’il s’agit — à condition toutefois de bien s’entendre sur ce que cela signifie — : « l’élection » en question, qui nous concerne aussi — aujourd’hui même, ici et maintenant — n’a pas pour fonction de déboucher sur quelque auto-contemplation de soi par soi-même, individuel ou collectif ! Remarquez en effet la contradiction apparente : « vous serez ma part parmi tous les peuples — puisque c’est à moi qu’appartient toute la terre ». Toute la terre ou un peuple ? Mais,… les deux !

Le peuple est appelé pour servir. Appelé pour tous les peuples parce que tous les peuples appartiennent à Dieu. Choisi par appel, pour servir. Cela concerne Israël au sens strict en premier lieu, premier peuple de Dieu. Cela concerne chacun de nous ici et maintenant si nous entendons sa voix. C’est le sens de cet ici et maintenant. C’est aussi ce que nous rappelle le texte de Matthieu (texte de l’Évangile de ce jour : Mt 9, 35 – 10, 8) sur l’envoi des disciples. Pour faire de ce grain de poussière un paradis.

Voilà les choses posées. Dieu a libéré Israël, nous a libérés — « je vous ai portés sur des ailes d’aigle et vous ai fait arriver jusqu’à moi » — pour nous conduire au désert au pied de la montagne de la révélation d’où résonne sa parole — ici et maintenant.

Voilà une parole transmise « dans l’épaisseur de la nuée » à Moïse, qui la communique au peuple par l’intermédiaire des « anciens du peuple » (v. 7). Et le peuple qui s’engage dans l’Alliance qui scelle cette parole est par là-même peuple pour les autres. C’est nous, ici et maintenant. On voit que Dieu procède par cercles pour accomplir son projet. Mt 9, 5-6 : “allez vers la maison d'Israël”, dit Jésus. Le cercle de la prophétie et de la parole transmise, puis le cercle qui la recevant l’accepte, la croit, et qui devient par là le cercle du sacerdoce universel des croyants, voués au reste des peuples, car toute la terre appartient au Seigneur.

Le texte poursuit : « Tout le peuple répondit, unanime : “Tout ce que le SEIGNEUR a dit, nous le mettrons en pratique.” » Eh bien, cela, c’est ici et maintenant que cela nous est à nouveau proposé. Chacun d’entre nous est à présent face à Dieu, ici et maintenant. À nous de commencer à mettre son enseignement en pratique, pour enseigner, les baptisant, à toutes les nations à observer tout ce que je vous ai prescrit (Mt 28).

« Tout le peuple répondit, unanime: “Tout ce que le SEIGNEUR a dit, nous le mettrons en pratique.” Et Moïse rapporta au SEIGNEUR les paroles du peuple ». C’est une prière de présentation devant Dieu de l’engagement du peuple… — Seigneur, tu as entendu la voix intérieure de chacun, ici et maintenant. Reçois notre engagement et sois-nous toi-même en aide.

Psaume 100 :
« Acclamez le SEIGNEUR, terre entière ;
servez le SEIGNEUR avec joie ; entrez devant lui avec allégresse.
Reconnaissez que le SEIGNEUR est Dieu. Il nous a faits et nous sommes à lui, son peuple et le troupeau de son pâturage.
Entrez par ses portes en rendant grâce, dans ses parvis en le louant ; célébrez-le, bénissez son nom.
Car le SEIGNEUR est bon : sa fidélité est pour toujours, et sa loyauté s’étend d’âge en âge. »



(Textes du jour : Exode 19, 1-9 ; Ps 100 ; Romains 5, 6-10 ; Matthieu 9, 36 - 10, 8)


dimanche 11 juin 2023

"Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle" !




Deutéronome 8, 2-3
‭2 Souviens-toi de tout le chemin que l’Éternel, ton Dieu, t’a fait faire pendant ces quarante années dans le désert, afin de t’humilier et de t’éprouver, pour savoir quelles étaient les dispositions de ton cœur et si tu garderais ou non ses commandements.‭
‭3 Il t’a humilié, il t’a fait souffrir de la faim, et il t’a nourri de la manne, que tu ne connaissais pas et que n’avaient pas connue tes pères, afin de t’apprendre que l’homme ne vit pas de pain seulement, mais que l’homme vit de tout ce qui sort de la bouche de l’Éternel.‭

1 Corinthiens 10, 16-17
16 ‭La coupe de bénédiction que nous bénissons, n’est-elle pas la communion au sang de Christ ? Le pain que nous rompons, n’est-il pas la communion au corps de Christ ?‭
‭17 Puisqu’il y a un seul pain, nous qui sommes plusieurs, nous formons un seul corps ; car nous participons tous à un même pain.‭

Jean 6, 51-58
51 « Je suis le pain vivant qui descend du ciel. Celui qui mangera de ce pain vivra pour l’éternité. Et le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie. »
52 Sur quoi, les Judéens se mirent à discuter violemment entre eux : « Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ? »
53 Jésus leur dit alors : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas en vous la vie.
54 Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour.
55 Car ma chair est vraie nourriture, et mon sang vraie boisson.
56 Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui.
57 Et comme le Père qui est vivant m’a envoyé et que je vis par le Père, ainsi celui qui me mangera vivra par moi.
58 Tel est le pain qui est descendu du ciel : il est bien différent de celui que vos pères ont mangé ; ils sont morts, eux, mais celui qui mangera du pain que voici vivra pour l’éternité. »

*

« Toutes les fois que vous mangez de ce pain et que vous buvez de cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne.‭ », nous dit Paul (1 Co 11, 26) revenant, face aux désordres et aux écarts sociaux dans l’Église, sur son propos que nous avons lu : communion au corps et au sang du Christ. Un verset de Paul qui nous permet peut-être de comprendre le propos, sans cela aux allures cannibaliques, que nous venons de lire dans la bouche de Jésus, selon l’Évangile de Jean. Jésus parle de sa mort… Jusqu'à sa venue en gloire, ce n'est pas d'abord de sa résurrection que parle le partage du pain et du vin, mais de la mort de Jésus, en laquelle est la vie de celles et ceux qui en participent malgré tout selon l'explication de la multiplication des pains donnée ici.

Le propos de Jésus est bien troublant ! On comprend la question qu’il suscite : « comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ? » Au fond que veut dire Jésus ? Cela s’inscrit bien sûr dans le discours donné au lendemain de la multiplication des pains de ce chapitre 6 ; ça en est le point culminant. Notons que les Judéens qui « discutent violemment entre eux » (v. 52) sont disciples de Jésus, comme cela apparaît juste après (v. 60 et 66). À traduire donc par Judéens et non juifs, ce qu'ils sont tous (ici Judéens est à entendre non pas au sens d'une anachronique appartenance nationale, mais au sens d'une obédience religieuse) : Jésus et tous ses disciples sont évidemment juifs, qu'ils soient Galiléens ou Judéens (pas au sens national mais obédientiel), et quelle que soit la réaction à son enseignement de ceux qui sont parmi ses disciples.

Les gens avaient faim. De pain, en premier lieu. Jésus leur a donné du pain. Et ils ont à nouveau faim. Et lorsque Jésus veut les entraîner à la question de la vraie nourriture, ils ont bien compris. Ils ont suivi leur catéchisme. Ah oui, le pain du ciel, quoi ! On connaît : c’est l’histoire de la manne et de Moïse dans le désert. Car pour le judaïsme, il est traditionnel, comme pour le christianisme, que la manne, via sa fonction nutritive, signifie la nourriture de la Parole de Dieu.

Accord apparent entre Jésus et ses interlocuteurs, jusqu’à ce que les choses se gâtent. Jusqu’à ce que l’on en vienne au cœur des choses, au moment où l'on bute en se scandalisant — et Jésus ne lésine pas sur les prétextes à scandale : apparemment, il se donne même tort, mettant, pour qui veut s’imaginer qu’il invite au cannibalisme, jusqu’au Lévitique contre lui (17, 10) : tu ne mangeras pas le sang. Tout pour être scandalisé ; en termes outranciers, qui entendent rendre le propos incontournable, Jésus nous renvoie chacun à nous-mêmes. De la manne des Pères aux pains multipliés de la veille, qui n’ont pas rassasié le cœur, un chemin de désert vers la délivrance. Chemin au désert, manne et pains multipliés, en route vers le Royaume espéré.

*

Voilà donc les auditeurs, disciples de Jésus, entre le pain abondant de la veille, dont ils veulent bien à nouveau se rassasier (ils sont revenus le lendemain pour cela) et le pain spirituel qui les renvoie au passé religieux, au temps du désert, au temps glorieux de la religion des ancêtres.

Mais si c’était aujourd’hui qu’ils avaient faim, aujourd’hui que l'on a faim ? Une faim qu’on ignore, une faim que l'on n'a pas conçue. Et qui pourtant tenaille. Telle est la question de ce texte, la question qu’il nous pose aujourd’hui. Oui, nous aussi, nous aimerions bien n’avoir plus le souci du pain du lendemain ; plus le souci financier du lendemain. Et en outre, oui, nous aussi avons suivi le catéchisme et savons qu’il y a une vraie nourriture spirituelle qui a de tout temps fondé Israël et l’Église.

*

« Oui, tout cela, on est au courant », ont-ils dit. « Mais toi, ont-ils dit aussi, quel signe fais-tu donc, pour que nous voyions et que nous te croyions »? Quelle est ton œuvre »? Au désert, nos pères ont mangé la manne, ainsi qu’il est écrit »: Il leur a donné à manger un pain qui vient du ciel » (v. 30-31). Et si c’était toujours la question » ? Donne-nous un signe…

Mais, me direz-vous, n’est-ce pas à nouveau une histoire de cailles que tout cela ? Les cailles au désert quand le peuple voulait de la viande, viande de cailles que le peuple a reçues jusqu'au dégoût… Faudra-t-il encore du dégoût pour que l’on comprenne ? Si c’est du dégoût qu’il vous faut, vous allez être servis… « Qui mange ma chair et boit mon sang »

Ils voulaient des signes. Mais n'en ont-ils pas eu, n'en a-t-on pas eu ? Quoique… qu’ont-ils vu, qu’avons-nous vu, me direz-vous ? Qu’est ce que les yeux qui ne sont pas ceux de la foi ont vu d’autre que du passé ? Notre Dieu produit-il autre chose que du passé ? Hier, avec les concombres d’Égypte, la manne, les cailles, hier encore, la veille, avec la multiplication des pains. Hier aussi, nos pères ont été héroïques, ont eu une foi à renverser des montagnes, à faire des miracles…

Oui notre Dieu a produit un passé glorieux. Des Moïse, des Élie. Des prophètes, des apôtres, des martyrs, quand tout semblait perdu. Oui notre Dieu est un puissant producteur de passé. Un passé qui nous porte jusqu’à aujourd’hui.

Mais aujourd’hui, quel signe pour que nous croyions ?

*

Nous sommes renvoyés chacune et chacun à nous-mêmes. N’avons-nous pas vu notre désir inassouvi ? Des pains, des concombres, des cailles, qui n'ont pas rassasié nos cœurs. Une histoire héroïque — mais est-elle achevée ? Est-on parvenu au Royaume au lendemain du dernier combat des prédicants du désert ?

L'actualité nous rappelle régulièrement que ce n'est pas le cas. Certes les bases théoriques de jours heureux et fraternels sont posées : le cœur de la Loi biblique, sur la justice et sur l'amour du prochain, qui s'exprime aujourd'hui dans les Déclarations de Droit modernes qui en sont issues. Hélas comme au temps de l’Exode, ou au temps où Jésus est venu dans le monde, de nos jours aussi, cela reste théorique.

La Parole de Dieu appelle à être vécue, à être mise en pratique, vécue dans la chair, incarnée. C’est ce que je suis venu faire, nous dit aujourd'hui Jésus, avant de nous dire de faire de même, précisant en reprenant l'enseignement de la Torah « aimez-vous les uns les autres » : « comme je vous ai aimés. »

C'est ce que signifie le partage qui se dit dans la multiplication des pains, et aussi, pour nous dans la sainte Cène, écho à une multiplication des pains présentée par Jésus comme « ma chair à manger ». C'est-à-dire Parole de Dieu partagée, qui ne nourrit que par sa mise en pratique, dans le concret de la chair.

*

Nous en sommes tous là : quelque chose manque, quelque chose de l'ordre du concret, de la chair. Alors, au cœur de notre manque, Jésus nous dit qu'il donne sa chair pour la vie du monde ; en d’autres termes, il se dépouille de sa vie, s'identifie à toutes celles et tous ceux dont la vie est méprisée, volée par le mépris. Jésus nous rejoint, ployant sous la croix… Et il nous appelle à recevoir ce dépouillement, « manger sa chair ». Recevoir de son dépouillement, la parole, la promesse de notre propre dépouillement.

*

Alors prend place la promesse de la Résurrection, de nouveaux cieux et d'un nouvelle terre. « Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour ». « C’est l’Esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie », expliquera-t-il à ce sujet.

Dans le signe d'un monde enfin fraternel, la résurrection prend alors place comme récapitulation dans le Christ de ce que nous sommes vraiment, de ce que nous désirons vraiment, l’ignorerions-nous. Dans la résurrection du Christ, notre résurrection au dernier jour prend place dès aujourd’hui comme présentation de nos êtres vrais devant Dieu. Comme résolution et exaucement de nos désirs. Elle est résolution et récapitulation de la vérité de nos vies.

C’est là la vérité profonde de la parole ou Jésus mène ses interlocuteurs, où Jésus nous mène : « Qui mangera de ce pain vivra pour l’éternité ». C’est la parole par laquelle, mystérieusement, Jésus répond en vérité aujourd’hui à toutes nos demandes.


R.P., Châtellerault, 11.06.23
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(Textes du jour : Deutéronome 8, 1-16 ; Psaume 147 ; 1 Corinthiens 10, 16-17 ; Jean 6, 51-58)


dimanche 4 juin 2023

Comme Moïse éleva le serpent...




Jean 3, 14-18
14 Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, il faut de même que le Fils de l’homme soit élevé,‭
‭15 afin que quiconque croit en lui ait la vie éternelle.‭
16 Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, son unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais ait la vie éternelle.
17 Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui.
18 Qui croit en lui n’est pas jugé ; qui ne croit pas est déjà jugé, parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu.

*

Une évocation de la figure sombre d’un serpent de bronze pour dire que « Dieu a aimé le monde ». Dans l’Évangile selon Jean, « le monde » — cosmos — est une notion généralement négative. C’est ce qui est illusoire, vain, superficiel (le mot a donné « cosmétique »). Un faux arrangement pour lequel Jésus dit ne pas prier lorsqu’il confie les siens au Père dans son discours d’adieu (Jean 17, 9). Non qu’il le dédaigne : il y envoie les siens !

Car ce monde en souffrance, en proie à toutes les détresses, des guerres aux épidémies, des catastrophes écologiques à la haine, au racisme, à tant de fléaux, Dieu l’a tant aimé « qu’il a donné son Fils unique » ! — « pour que le monde soit sauvé par lui ». Il l’a chéri infiniment, ce monde blessé. Et cet amour du monde se traduit dans le don d’une présence, celle de son Fils, pour un salut qui advient par un simple acte de foi en lui — ce que Jésus vient d’illustrer par l’évocation de l’épisode du serpent de bronze que Moïse avait fait forger pour que quiconque le regarde après avoir été mordu par les serpents venimeux du désert de l’Exode, fût guéri.

Il en est de même de sa crucifixion, vient de dire Jésus : une élévation sur une perche similaire à l’élévation sur une perche du serpent de bronze de Moïse. Le fait que Jésus s’identifie lui-même à cette figure sombre nous dit à quel point il nous rejoint dans nos zones les plus sombres ; disant par là que rien n’est jamais perdu pour personne. Le pire des psychopathes peut être touché dans ses profondeurs les plus sombres, peut y être rejoint et élevé par celui qui a rejoint les plus perdus, atteints jusqu’en leur âme par les serpents venimeux. De nos zones les plus sombres, descendu jusqu’au séjour des morts, il a été élevé à la croix, de sorte que quiconque lève son regard vers lui, croit en lui, ait la vie éternelle, soit sauvé d’une mort comme celle donnée par la morsure d’un serpent venimeux.

Quiconque croit en lui, tel le serpent, élevé de la terre par la croix, a la vie éternelle de la même façon que quiconque regardait le serpent de Moïse était guéri des morsures des serpents. Où la croix, moment de ténèbres dressé vers la lumière, devient l’axe du monde nouveau et éternel. Où l’on retrouve et la Genèse et son commentaire par le Prologue de ce même Évangile de Jean, où le monde est créé dans la lumière de Dieu qui le fait sortir du chaos et des ténèbres.

Quel est cet acte de foi qui reçoit la grâce de Dieu donnée en plénitude dans le signe du don de son Fils ? C’est juste le regard de foi qui, du cœur des ténèbres, du chaos, du péché et de la culpabilité, de la souffrance, bref de l’exil loin de Dieu — se tourne vers la lumière sans crainte, comme les pères au désert mordus par les serpents se tournaient vers le serpent de bronze dressé dans la lumière.

Tel est l’acte de foi ouvert ici : au-delà de toute crainte qui préférerait rester plongée dans les ténèbres et le chaos, dans les œuvres mauvaises déjà absorbées par la mort — se tourner sans crainte vers celui de qui rayonne la lumière éternelle, par lequel le monde vient à son salut, vers celui qui, pendu au bois, élevé de la terre, fait resplendir la lumière en plénitude, en vie éternelle. La foi seule. La plénitude de la grâce y est donnée.

Ainsi, « Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui. » Il n’est ici pas besoin d’autre jugement que celui qui a déjà eu lieu : être dans les ténèbres, puis y rester pour n’être né qu’une fois, n’être né qu’à ces ténèbres. Mais en Christ élevé de la terre, le jugement, en quelque sorte s’inverse, devient délivrance par la venue à la lumière, la naissance à la lumière — n’oublions pas qu’on est dans le dialogue de Jésus avec Nicodème, venu de nuit, pour s’entendre annoncer la bonne nouvelle de la naissance d’en-haut. C’est ainsi que le Souffle saint, l’Esprit de Dieu, opère la naissance d’en-haut dans la foi au Fils de Dieu.

On est passé au-delà du jugement de l’ancien monde. Ou plus exactement, ce tournant est le jugement de l’ancien monde, au-delà duquel on passe, par la seule foi en ce qui s’est accompli en Jésus. Le jugement relève d’un passé déjà jugé : qui croit en lui n’est pas jugé ; mais est passé de la mort à la vie, par la libération à l’égard du poids du mal, du péché, de la culpabilité, bref de la puissance de la mort, comme autant d’aboutissements du mal, qui retenaient le monde captif.

Le don de Jésus est le passage de la mort à laquelle, on ne le sait que trop, est voué notre ancien monde, au monde de la résurrection : le monde nouveau et éternel qui prend place par la seule foi en ce qu’en sa mort, Jésus a mis fin à puissance de la mort. Il a partagé la mort qui est la nôtre pour nous faire accéder en sa résurrection à la vie de résurrection. Telle est la création nouvelle.

Recevoir dans la foi le don de la vie de celui qui a partagé notre mort, c’est être passé au-delà du jugement, qui a eu lieu en lui, Jésus, sur sa croix.

Telle est l’immense nouvelle de ce verset central de l’Évangile : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, son unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle ».


RP, Poitiers, Trinité, 4/06/23
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(Textes du jour : Exode 34, 4-9 ; Psaume 148 ; 2 Corinthiens 13, 11-13 ; Jean 3, 16-18)


dimanche 28 mai 2023

"Jésus souffla sur eux"




Actes 2, 1-6
1 Lorsque arriva le jour de la Pentecôte, ils étaient tous ensemble en un même lieu.
2 Tout à coup, il vint du ciel un bruit comme celui d'un violent coup de vent, qui remplit toute la maison où ils étaient assis.
3 Des langues leur apparurent, qui semblaient de feu et qui se séparaient les unes des autres ; il s'en posa sur chacun d'eux.
4 Ils furent tous remplis d'Esprit saint et se mirent à parler en d'autres langues, selon ce que l'Esprit leur donnait d'énoncer.
5 Or des Juifs pieux de toutes les nations qui sont sous le ciel habitaient Jérusalem.
6 Au bruit qui se produisit, la multitude accourut et fut bouleversée, parce que chacun les entendait parler dans sa propre langue.

Jean 20, 19-23
19 Le soir de ce même jour [dimanche de Pâques] qui était le premier de la semaine, alors que, par crainte des Judéens, les portes de la maison où se trouvaient les disciples étaient verrouillées, Jésus vint, il se tint au milieu d’eux et il leur dit : "La paix soit avec vous."
20 Tout en parlant, il leur montra ses mains et son côté. En voyant le Seigneur, les disciples furent tout à la joie.
21 Alors, à nouveau, Jésus leur dit : "La paix soit avec vous. Comme le Père m’a envoyé, à mon tour je vous envoie."
22 Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et leur dit : "Recevez l’Esprit Saint ;
23 ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis."

*

Aujourd'hui s'accomplit ce qu'annonçait Jean le Baptiste : je vous baptise d'eau, celui qui vient après moi et qui était avant moi est celui qui baptise d'Esprit saint. Ce que dit le Baptiste vaut aussi pour nos baptêmes d'eau. Le Christ seul peut donner l'Esprit que l'eau de nos baptêmes symbolise, comme pour les Samaritains d'Actes 8, 15-17 qui baptisés d'eau, vont recevoir l'Esprit saint, le souffle de Dieu que communique à ses disciples le Ressuscité soufflant sur eux.

Notre texte nous ramène au soir du dimanche de Pâques, cinquante jours avant la fête de Shavouoth, Pentecôte. Les disciples sont enfermés : « Par crainte des chefs judéens, les portes de la maison où ils se trouvaient étaient verrouillées ». Puis ils vont passer de la crainte (des Judéens, de leurs chefs, de la part de ces Galiléens : pas des juifs ! — qu’ils sont eux-mêmes !) à la libération : « Jésus vint, il se tint au milieu d’eux et il leur dit : "La paix soit avec vous." »

C’est suite à cela qu’ils vont passer de la crainte à la libération ; c’est-à-dire à l'envoi : « Jésus leur dit : "La paix soit avec vous. Comme le Père m’a envoyé, à mon tour je vous envoie." » — Recevez l’Esprit Saint : et déliez ceux qui sont liés — cf. Mt 16, 19. Jésus souffla sur eux pour un envoi à toutes les nations, symbolisé au jour de Pentecôte par la louange dans les langues des nations…

« La paix soit avec vous » — avec cette parole, le texte donne le comment du don de cette paix : par l’Esprit saint. Cet Esprit qui vient du Père, le Père l’envoie par Jésus ressuscité. Ici s’ouvre la porte de la liberté à laquelle nous sommes invités à notre tour. Et cette liberté est une question de pardon. Une traduction très courante veut que Jésus dise aux Apôtres : « ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus. » Comme si les Apôtres avaient pour mission de retenir captifs de leurs péchés certains de ceux à qui ils sont envoyés ! Les Apôtres sont envoyés pour communiquer la libération que Jésus vient de leur octroyer dans le don de l’Esprit saint. La communiquer abondamment. Pas la mégoter.

Il se trouve qu’une tout autre traduction de cette parole est possible : « ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis ». Ce qui correspond à l’équivalent chez Matthieu, « délier » (délier les personnes et lier le péché). Voilà donc qui donne tout autre chose : remettre les péchés et les soumettre. Deux faces de la libération. Remettre les péchés, c’est pardonner, soumettre les péchés, c’est permettre de les dominer.

Être libéré, donc, du fruit du péché. Et cela est en rapport étroit avec le pardon. Souvenez-vous de l’épisode de Caïn. Je lis, au livre de la Genèse, ch. 4, v. 6-8 : « Le Seigneur dit à Caïn : "Pourquoi t’irrites-tu ? Et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu agis bien, ne le relèveras-tu pas ? Si tu n’agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, te désire. Mais toi, domine-le." Caïn parla à son frère Abel et, lorsqu’ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère et le tua. »

Le péché est tapi à ta porte… Mais toi, domine-le. On a entendu la suite, Caïn ne l’a pas dominé. Caïn n’a pas reçu le pardon, la rémission de ses péchés. Il jalousait son frère. Il n’a pas reçu le pardon, l’élargissement de son cœur et la capacité de pardonner. Il n’a pas reçu la capacité de soumettre le péché : le péché l’a vaincu, Caïn ne l’a pas dominé… N’ayant pas reconnu cette part sombre de lui-même.

Et voici le fruit de l’Esprit saint, dans la promesse de Jésus aux Apôtres : « ceux pour qui vous remettez les péchés, ils leur ont été remis. Ceux pour qui vous les soumettez, ils leur ont été soumis ». Cela inclut la reconnaissance de la part sombre qui est en nous.

Sans quoi, la puissance du péché, c’est la mort, affirme la Bible. Jésus a vaincu la mort. « Il leur montra ses mains et son côté. En voyant le Seigneur, les disciples furent tout à la joie. »

Le Ressuscité qui a vaincu la mort a pouvoir sur tout. Il a pouvoir même sur le péché. Il ouvre même comme possible l’impossible commandement donné à Caïn : « domine sur le péché ». Impossible, Caïn n’ayant fait que projeter sur son frère la frustration qui l’habitait.

Face à cela, le don de l'Esprit saint est aussi pénétration de tout ce qui fait notre être, jusqu'en ses zones d'ombre — pénétrant jusqu'aux profondeurs de Dieu, l'Esprit sonde tout en nous en dit Paul (1 Co 2, 10). Une pénétration empreinte de miséricorde, qui dit et promet que sa présence en nous nous révèle entièrement à nous-même et ainsi nous libère.

La liberté étant que nos fautes nous sont pardonnées, l’Esprit saint nous les soumet en nous permettant de connaître ce qui est en nous. Jésus souffla sur eux. Les Apôtres libérés par l’Esprit deviennent, par leur liberté, libérateurs à leur tour. C’est la bonne nouvelle qui nous est à nouveau donnée en ce dimanche de Pentecôte. Jésus souffla sur eux : recevez l’Esprit saint.

Percevons-nous son souffle aujourd’hui ? Dans ce souffle est la paix que donne Jésus, la paix de se savoir pleinement pardonné : vos péchés vous sont remis, l’Esprit saint vous les soumet. Vous n’avez pas même à vous venger pour quelque obscur désir ou jalousie, comme Caïn qui a été par là dominé. Vous n’avez que la liberté de vous savoir pardonnés, de savoir par là octroyer le pardon à votre tour.

C’est pourquoi l’Esprit saint prie en nous : Abba, Notre Père, pour l’accomplissement de cette demande : « pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Non pas que le pardon que nous octroyons soit la condition de notre propre pardon ! Mais la liberté qui est dans le fait d’être pardonnés nous libère du poids d’avoir à ne pas pardonner. Nous voilà donc devant le Christ, en ce dimanche de Pentecôte, le Christ ressuscité présent au milieu de nous, soufflant sur nous l’Esprit : recevez l’Esprit saint.

*

Jésus accomplit alors sa promesse (« il est préférable pour vous que je m’en aille, car alors vous recevrez l’Esprit saint qui m’anime »). Il accomplit sa promesse à travers ce geste : il souffle sur ses disciples en signe de ce qu’il leur donne l’Esprit saint, l’Esprit de Dieu son Père. Son geste est un signe, qui utilise le double sens du mot : souffle et esprit. L’Esprit qui est comme le vent, que l’on ne « voit », que l’on ne « sent » qu’à ses effets — ou plutôt dont ne voit, ne sent, que les effets.

Comme pour une nouvelle création — Genèse 2, 7 — Dieu donne la vie à l’être humain en « insufflant dans ses narines le souffle de vie », c’est-à-dire l’Esprit de vie. Jésus reprend le geste de la Genèse à son compte, mettant en place une nouvelle création.

Cela commence par un envoi — Jean 20, 21 : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie. » Puis après eux à notre tour nous sommes envoyés en vue de l'accomplissement du projet de la création. Jésus passe le relais aux disciples puis à nous en nous donnant l’Esprit du Père qui l’a animé : « comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie ».


RP, Pentecôte, 28/05/23
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(Textes du jour : Psaume 104 ; Actes 2, 1-11 ; 1 Corinthiens 12, 3b-7 & 12-13 ; Jean 20, 19-23)


jeudi 18 mai 2023

Ascension - Nouvelle absence, nouvelle présence




Actes 1, 1-11
1 J’avais consacré mon premier livre, Théophile, à tout ce que Jésus avait fait et enseigné, depuis le commencement
2 jusqu’au jour où, après avoir donné, dans l’Esprit Saint, ses instructions aux apôtres qu’il avait choisis, il fut enlevé.
3 C’est à eux qu’il s’était présenté vivant après sa passion : ils en avaient eu plus d’une preuve alors que, pendant quarante jours, il s’était fait voir d’eux et les avait entretenus du Règne de Dieu.
4 Au cours d’un repas avec eux, il leur recommanda de ne pas quitter Jérusalem, mais d’y attendre la promesse du Père, "celle, dit-il, que vous avez entendue de ma bouche :
5 Jean a bien donné le baptême d’eau, mais vous, c’est dans l’Esprit Saint que vous serez baptisés d’ici quelques jours."
6 Ils étaient donc réunis et lui avaient posé cette question : "Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas rétablir le Royaume pour Israël ?"
7 Il leur dit : "Vous n’avez pas à connaître les temps et les moments que le Père a fixés de sa propre autorité ;
8 mais vous allez recevoir une puissance, celle du Saint Esprit qui viendra sur vous ; vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre."
9 A ces mots, sous leurs yeux, il s’éleva, et une nuée vint le soustraire à leurs regards.
10 Comme ils fixaient encore le ciel où Jésus s’en allait, voici que deux hommes en vêtements blancs se trouvèrent à leur côté
11 et leur dirent : "Gens de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? Ce Jésus qui vous a été enlevé pour le ciel viendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller vers le ciel."

Jean 17, 1-11
1 […] Jésus leva les yeux au ciel et dit : "Père, l’heure est venue, glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie
2 et que, selon le pouvoir sur toute chair que tu lui as donné, il donne la vie éternelle à tous ceux que tu lui as donnés.
3 Or la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ.
4 Je t’ai glorifié sur la terre, j’ai achevé l’œuvre que tu m’as donnée à faire.
5 Et maintenant, Père, glorifie-moi auprès de toi de cette gloire que j’avais auprès de toi avant que le monde fût.
6 "J’ai manifesté ton nom aux hommes que tu as tirés du monde pour me les donner. Ils étaient à toi, tu me les as donnés et ils ont observé ta parole.
7 Ils savent maintenant que tout ce que tu m’as donné vient de toi,
8 que les paroles que je leur ai données sont celles que tu m’as données. Ils les ont reçues, ils ont véritablement connu que je suis sorti de toi, et ils ont cru que tu m’as envoyé.
9 Je prie pour eux ; je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m’as donnés : ils sont à toi,
10 et tout ce qui est à moi est à toi, comme tout ce qui est à toi est à moi, et j’ai été glorifié en eux.
11 Désormais je ne suis plus dans le monde ; eux restent dans le monde, tandis que moi je vais à toi. Père saint, garde-les en ton nom que tu m’as donné, pour qu’ils soient un comme nous sommes un.

*

Lorsque Jésus prie, on le sait, il se retire, comme il enseigne à ses disciples de le faire — « quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme ta porte, et prie ton Père qui est là dans le lieu secret » (Mt 6, 6). Ce chapitre 17 de l’Évangile de Jean est la seule prière de Jésus dite publiquement. Prière liturgique de sanctification de ses disciples, comme prière liturgique d'ouverture de la nouvelle Création, écho à la liturgie divine du récit de la première Création dans la Genèse. ‭« Car en lui, le Christ, ont été créées toutes les choses qui sont dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles » (Col 1, 16). À présent, dans cette prière, cela est révélé : c'est à la croix qui s'approche que le Fils, retiré à ses disciples, est glorifié.

« Père, l’heure est venue, glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie » : dans cette glorification du Christ, son départ, qui est sa mort, sa crucifixion, se superpose à son Ascension. Apparaissent deux plans : au premier plan la croix et la mort, à l’arrière-plan, comme par transparence, l’Ascension.

Dans l’Ascension comme dans la crucifixion, le Christ nous est « enlevé » (Actes 1, 2). « Vous ne me verrez plus », disait Jésus de sa mort, puis « encore un peu de temps et vous me verrez », disait-il de sa résurrection (Jean 16, 16). « Vous ne me verrez plus » : « une nuée le déroba à leurs yeux » (Actes 1, 9) ; « puis vous me verrez encore » : bientôt sa présence en gloire.

L'Ascension, comme la mort, est tout d'abord la marque d'une absence, au cœur de la nouvelle Création inaugurée au dimanche de Pâques, dans le signe du tombeau vide, écho à l'absence de Dieu ressentie dans la première Création.

Reprenons le récit de la Genèse…

‭Genèse 1, 1-4
1 Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre.‭
‭2 La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux.‭
3 Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut.‭
4 ‭Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres.‭
‭Genèse 2, 2
‭2 Dieu acheva au septième jour son œuvre, qu’il avait faite : et il se reposa au septième jour de toute son œuvre, qu’il avait faite.‭

La terre était informe et vide, littéralement tohu-bohu. Dieu est infini, il est présent partout. Ce qui fait qu'il n'y a en principe pas de place pour le monde. Alors Dieu s'est contracté, a créé en lui un espace, comme une femme en qui une place se crée pour laisser place à ce qui deviendra son enfant. Par des contractions, dans la douleur. Contraction : vous avez reconnu l’enseignement du judaïsme, tsimtsoum – le mot hébreu pour contraction.

Écho en Romains 8, 18-24a : « J’estime, écrit Paul, que les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit être révélée en nous. Car la Création attend avec impatience la révélation des enfants de Dieu : livrée au pouvoir du néant — non de son propre gré, mais par l’autorité de celui qui l’a livrée, elle garde l’espérance, car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet : la Création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement. Elle n’est pas la seule : nous aussi, qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons intérieurement, attendant l’adoption, la délivrance pour notre corps. Car nous avons été sauvés, mais c’est en espérance. »

Dieu s’est retiré pour nous laisser une place (ce que redit le v. 2 du ch. 2 de la Genèse), une place dans l'espérance. Nous pouvons donc advenir, le monde peut exister, mais — c'est à ce prix — Dieu n'est pas là où est le monde. D’où le désordre de ce monde — la menace de la nature, son dérèglement, qui sont dans ce tohu-bohu, et jusqu’à la violence qui y prend place. Parole de foi, bien sûr : là où la source du bon est en retrait, là est le mal. Il a fallu que Dieu se retire, avec tous les risques que cela suppose, pour que le monde soit. Le monde peut devenir lui-même, mais c'est au prix du manque de Dieu, et donc au prix du défaut de plénitude de protection. Telle est notre situation vis-à-vis de Dieu. Nous pouvons devenir nous-mêmes, puisqu'il s'est retiré, mais c'est au prix de son manque, avec ce que cela a de tragique.

*

Alors Dieu, toutefois, a prévu une autre présence de lui-même, cachée, souffrante, nous accompagnant dans notre exil loin de lui, comme le souci et la prière des parents accompagne l'exil de l'enfant qui a voulu devenir sans eux.

Élie Wiesel à Auschwitz, à la question : « où est Dieu ? » répondait, voyant un adolescent pendu par ses bourreaux : il est là, qui pend.

C'est ce type de présence qui nous est donnée en Jésus-Christ. Une présence qui ne fait pas défaut mais qui n'empiète pas non plus : retrait, contraction. Au cœur de notre exil, il est là.

*

Dans l’absence du Christ, à nous retiré par la Croix et l'Ascension, Dieu nous ouvrant la nouvelle Création nous a ouvert une autre présence.

Comme Dieu créant le monde s'est retiré pour laisser la place au monde, pour que le monde puisse advenir ; comme, entré dans son repos, il s'est retiré pour que nous puissions être, le Christ s'en va pour que vienne l'Esprit qui nous fasse advenir, devenir nous-mêmes en Dieu.

C'est en ce sens que le départ de Jésus est en relation précise avec la venue de l'Esprit : « si je ne m'en vais pas, disait Jésus, l’Esprit Saint ne viendra pas » (Jean 16, 7). C'est que le don de l'Esprit est présence de l'Absent, présence dans l'absence, par l'absence, et partage de sa vie.


RP, Poitiers, Ascension, 18.05.2023
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dimanche 14 mai 2023

Un autre Consolateur




Jean 14, 15-21
15 "Si vous m’aimez, vous observerez mes commandements ;
16 moi, je prierai le Père : il vous donnera un autre Consolateur qui restera avec vous pour toujours.
17 C’est lui l’Esprit de vérité, celui que le monde est incapable d’accueillir parce qu’il ne le voit pas et qu’il ne le connaît pas. Vous, vous le connaissez, car il demeure auprès de vous et il est en vous.
18 Je ne vous laisserai pas orphelins, je viens à vous.
19 Encore un peu, et le monde ne me verra plus ; vous, vous me verrez vivant et vous vivrez vous aussi.
20 En ce jour-là, vous connaîtrez que je suis en mon Père et que vous êtes en moi et moi en vous.
21 Qui a mes commandements et les observe m’aime ; et qui m’aime sera aimé de mon Père, je l’aimerai et je m'en ferai connaître."

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« Oui, tout ce bien va s’opérer ; oui, cette régénération va s’accomplir ; nulle puissance sur la terre n'est en état de l'empêcher ». Je viens de citer le révolutionnaire Camille Desmoulins. Il écrit cela en 1789. J'aurais pu citer quantité d’autres révolutionnaires. Ils ont tous ce mot constamment à la bouche : régénération, c’est-à-dire « re-naissance », « nouvelle naissance », concrètement : inscription de la loi dans les cœurs, sans laquelle la proclamation de la loi reste abstraite. Reprise de ce qu’annonçait le prophète Ézéchiel (ch. 36) : j'inscrirai ma loi au-dedans d’eux afin qu’ils suivent mes prescriptions.

Avant de revenir à cela, venons-en à notre texte de l'Évangile de Jean, qui ne dit pas autre chose lorsqu'il parle de la relation de l'Esprit et des disciples.

Jésus leur annonce : vous connaîtrez l'Esprit… parce que vous le connaissez déjà. Vous vivrez de l'Esprit parce que vous en vivez déjà ! C'est là rien d'autre que ce que ce que disent les v. 16-17 : « le Père vous donnera… l'Esprit de vérité… parce… vous le connaissez, parce qu'il demeure près de vous et qu'il sera (ou : parce qu'il est *) en vous »…

L'Esprit vous est donné, à vous en qui il demeure. Étrange ? Donné à ceux, celles, avec qui il demeure déjà, contrairement au « monde », c’est à dire à « l’apparence » — que connote le mot employé, « cosmos », qui a donné « cosmétique » —, le monde apparent donc, qui lui ne peut pas le recevoir, parce que, pourtant aimé de Dieu (Jn 3, 16), il ne le connaît pas ; c’est-à-dire parce que tout cela lui reste extérieur, abstrait.

Vit de l'Esprit — celui, celle, qui aime Jésus, et qui donc garde sa parole. Qui ne l'aime pas, c'est là ce qu'il appelle « le monde », ne garde pas ses paroles, est étranger donc à la vie de l'Esprit saint. Le rapport est étroit entre l'Esprit de Jésus et l'obéissance à sa parole, à ses préceptes (v. 21).


Le don de l'Esprit

Des préceptes, donnés extérieurement : « aimez-vous les uns les autres », et leur concrétisation, leur inscription dans les cœurs.

Où il est question de l'Alliance entre Dieu qui donne la loi et son peuple qui la reçoit en son cœur, Alliance renouvelée en Jésus-Christ ; et élargie par lui à toutes les nations. On peut le dire ainsi : l'Alliance, ou la Torah telle qu’elle s'inscrit dans les cœurs par le don de l'Esprit. C’est un des aspects connus des Prophètes et qui est dit à nouveau par le Christ à ses disciples.

Ainsi, en Jésus Christ, Dieu dévoile l'universalité de la promesse et de l’Alliance. La promesse faite aux origines à Abraham s'étend à tous ceux et celles qui ont la foi d'Abraham, universellement proclamée par les témoins du Christ.

L'Alliance est appelée à s'étendre jusqu’aux extrémités de la Terre, elle s'élargit à tous les peuples. Ce qui renvoie à l’enseignement biblique selon lequel, en deçà même de l'Alliance que Dieu scelle avec son peuple, son Esprit est présent à la Création du monde — « il planait à la face des eaux » dit la Genèse — porteur de la Parole par laquelle tout a été fait — porteur de la lumière qui éclaire tout être humain venant dans le monde (Jean 1, 9).

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L'Alliance est ouverte à toutes les nations. Eh bien, c'est cela l'universalisme que retrouvent les révolutionnaires modernes, Anglais, Américains, puis Français, se réclamant de l’héritage biblique — voir la forme des tables de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen : les tables de la Loi du Sinaï. Mais si cela n'est que sur des tables, où en est le vécu ? D’où la notion d'inscription de ces tables dans les cœurs, la notion de régénération.

Il s’agit d’un renouveau de vie pour un vécu de l'Alliance dans la liberté, pas par contrainte. Le don de l'Esprit n'est point la rupture de l’Alliance d’Abraham et de Moïse, mais bien son renouvellement, dans toute sa profondeur, sa racine intérieure. La Loi biblique se déploie jusque dans ses extensions dans les Déclarations modernes, dont les cœurs sont appelés à vouloir les vivre, concrètement — selon la promesse qui se dévoile pour les disciples par l'Esprit du Père promis par Jésus.


La vie de l'Esprit

C'est là la racine, en quelque sorte, de la vie de l'Esprit, un souffle humble et discret, répandu abondamment, comme la semence de la parabole du semeur, image de l'effusion de la Parole et de l'Esprit. Et comme le large ensemencement du semeur ne préjuge en rien de la récolte, la semence de la Parole et de l'Esprit ne préjuge pas de la germination et de l'éclosion de son fruit.

C'est de celui que nous prions, Dieu, que dépend la suite des choses, que vienne le jour de la promesse de Jésus : « vous recevrez l'Esprit de vérité parce que vous le connaissez, qu'il demeure en vous ». Et voici comment nous savons que nous l'avons connu : c'est en gardant ses commandements (cf. 1 Jn 2, 3) — certes dans l’humilité de notre cheminement. Car la responsabilité qui ressort de notre liberté d'enfants de Dieu s'exerce dans l'humilité.

« Celui qui dit : je l'ai connu et qui ne garde pas ses commandements est un menteur », dit la 1ère Épître de Jean (1 Jean 2, 4). Et son commandement est en ce cœur de la Loi : que nous nous aimions les uns les autres, « pas en parole ni avec la langue, mais en action et en vérité », poursuit la même Épître (1 Jean 3, 18). Une parole qui n'est pas accompagnée d'actes est un mensonge. Voilà qui nous contraint tous à l'humilité : qui de nous prétendra le connaître ? Notre connaissance, à la mesure de notre amour, n'est jamais que partielle, embryonnaire. Notre participation à l'Esprit de Dieu, n'est jamais que prémisse, que participation à une promesse. C’est en cela que l’Esprit promis est aussi Consolateur, consolant notre manque, consolant le deuil des disciples alors que Jésus va mourir : « je ne vous laisserai pas orphelins » (Jn 14, 18).

C'est ainsi que, comme à des enfants, à chacune et chacun de nous s'adresse la promesse du Christ : « vous recevrez l'Esprit ». Comme des enfants, nous ne connaissons que partiellement, et c'est, seule, cette connaissance partielle, qui fonde notre espérance d'une plénitude toujours à venir, notre espérance de voir jaillir de nos cœurs les fleuves d'eau vive du Royaume éternel : « qui croit en moi, annonce Jésus, des fleuves d'eau vive jailliront de son sein » (Jean 7, 38). « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive » (Jean 7, 37).


R.P., Poitiers, 14.05.23
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* Selon la lectio difficilior : "ὅτι παρ’ ὑμῖν μένει καὶ ἐν ὑμῖν ἐστιν." ("ἐστιν" / "estin" = "est", plutôt que "ἐσται" / "estaï" = "sera").


(Textes du jour : Actes 8, 5-17 ; Ps 66 ; 1 P 3, 15-18 ; Jean 14, 15-21)