Jérémie 31.7-9 ; Ps 119.97-106 ; Hébreux 5.1-6 ; Marc 10.46-52
Jérémie 31, 7-9 & 33
7 Ainsi parle l’Éternel : poussez des cris de joie sur Jacob, Éclatez d’allégresse à la tête des nations ! Élevez vos voix, chantez des louanges, et dites : Éternel, délivre ton peuple, le reste d’Israël !
8 Voici, je les ramène du pays du septentrion, Je les rassemble des extrémités de la terre ; Parmi eux sont l’aveugle et le boiteux, La femme enceinte et celle en travail ; C’est une grande multitude, qui revient ici.
9 Ils viennent en pleurant, et je les conduis au milieu de leurs supplications ; Je les mène vers des torrents d’eau, Par un chemin uni où ils ne chancellent pas ; Car je suis un père pour Israël, Et Éphraïm est mon premier-né. […]
33 Mais voici l’alliance que je ferai avec la maison d’Israël, Après ces jours-là, dit l’Éternel : Je mettrai ma loi au dedans d’eux, Je l’écrirai dans leur cœur ; Et je serai leur Dieu, Et ils seront mon peuple.
Hébreux 5, 1-6
1 […] Tout grand prêtre pris du milieu des hommes est établi pour les hommes dans le service de Dieu, afin de présenter des offrandes et des sacrifices pour les péchés.
2 Il peut être indulgent pour les ignorants et les égarés, puisque la faiblesse est aussi son partage.
3 Et c’est à cause de cette faiblesse qu’il doit offrir des sacrifices pour ses propres péchés, comme pour ceux du peuple.
4 Nul ne s’attribue cette dignité, s’il n’est appelé de Dieu, comme le fut Aaron.
5 Et Christ ne s’est pas non plus attribué la gloire de devenir grand prêtre, mais il la tient de celui qui lui a dit : Tu es mon Fils, Je t’ai engendré aujourd’hui !
6 Comme il dit encore ailleurs : Tu es prêtre pour toujours, Selon l’ordre de Melkisédeq.
Melkisédeq, selon la Genèse (ch. 14), était roi-prêtre de Salem, à laquelle on identifie Jérusalem, où régnera David, auquel est attribué et auquel renvoi le Psaume 110 cité ici — « tu es prêtre pour toujours selon l’ordre de Melkisédeq ». La prêtrise du tabernacle, puis du Temple, instituée par la Torah, est une prêtrise placée dans la généalogie de Lévi. L’Épître précise que, n’étant pas de la tribu de Lévi mais de Juda, Jésus, « s’il était sur terre ne pourrait pas être prêtre » (7, 14 & 8, 4), ni donc a fortiori grand prêtre. Or, Abraham (et son descendant Lévi alors « dans ses reins » — Hé 7, 10) a rendu hommage à la prêtrise de Melkisédeq, auquel renvoie le Psaume 110.
Et non seulement Melkisédeq n’est pas de la généalogie de Lévi, descendant d’Abraham, mais la Genèse ne lui attribue aucune généalogie. Voilà un personnage isolé, qui, pour l’Épître aux Hébreux, est, par là-même, chargé de sens. Cela en rapport avec la citation du Psaume 110 sur la prêtrise messianique : compte tenu de l’identification de Salem, dont le nom signifie « paix » — l’Épître le rappelle — à Jérusalem, ville du roi messianique David ; compte tenu de cette autre signification, celle de son nom cette fois, Melkisédeq, « roi de justice », qui le fait préfigurer Jésus pour l’auteur de l’Épître ; compte de tenu de tout cela, il y a en ce personnage, via la déclaration du Psaume 110, un signe remarquable.
L’absence de généalogie du personnage de Melkisédeq, faisant que la Torah ne légitime pas sa prêtrise par une succession temporelle comme la prêtrise lévitique, devient signe de l’éternité et de l’unicité de la prêtrise royale, davidique, de Jésus.
Il y a une seule alliance (« l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée » pour le dire dans les termes de Calvin, IC II, X, 2), cela est aujourd’hui acquis, alliance indéfectible, inabrogeable du fait de la promesse de Dieu. La « nouvelle » alliance est la même et unique alliance mais « inscrite dans les cœurs » — cf. Jér 31 / Hé 8 —, il n’y a dès lors aucune raison d’en abandonner les prescriptions, d’abandonner les dispositions de la loi de Moïse ! — observées par Jésus ! On est alors au cœur de la question de l’Épître.
En effet, jusqu’à la destruction du Temple en l’an 70, tous les disciples de Jésus entendent s’en tenir à l’observance de la Torah et aux rites du Temple. La pratique des rites du judaïsme, dont les dispositions sont conservées par les disciples jusqu’en 70 — est alors le fondement de l'unité.
Les auteurs du Nouveau Testament se particularisent en ce qu’ils croient tous le Christ ressuscité. Sa résurrection apparaît comme ouverture céleste, sur un autre temps, déjà là, celui du Royaume attendu. Et comme un nouveau pôle d’unité, celui des disciples. Il ne s’agit pas de deux temps du même ordre pour deux alliances successives. Il s’agit de ce qui devient le référent commun des croyants en Christ, outre celui, commun pour tous, qui se fait toujours autour de la pratique de la Torah, dont le Temple est alors un élément central.
Les choses changent en 70 quand le Temple est détruit. Un témoin de cela est l’auteur de l’Épître aux Hébreux (le courant pharisien en étant un autre, affirmant que la Torah prime sur le Temple) — écrivant à la deuxième génération des disciples du Christ (cf. Hé 2, 4) ; c’est un helléniste (de culture grecque) écrivant d’Italie (Hé 13, 24) aux croyants en Jésus-Christ de Judée : les « Hébreux ».
En 70, il n’y aura plus de Temple, détruit par les Romains. C'est face à cela que l'Épître est un écrit de consolation : face à la destruction du Temple. Que le Temple soit déjà détruit, ou que cela soit quelque temps avant en vue de l’imminence envisageable de ce moment depuis l’investissement total de Jérusalem par les troupes romaines, on pose des réflexions théologiques sur les conséquences de la destruction (déjà advenue ou imminente) du centre référentiel du culte, le Temple et ses ordonnances temporelles, i.e. « charnelles », « imposées jusqu'à un temps de réforme » (Hé 9, 10) — en regard de la figure intemporelle de Melkisédeq.
L’argument est que tout rite, y compris ce qui s’accomplit au Temple, est temporel, toujours provisoire et donc symbolique. Si le Temple est détruit, ce qu'il signifie demeure (cf. le modèle apparu sur la montagne, au Sinaï – Ex 25, 40 / Hé 8, 5). C’est ce que le Christ dévoile d'une nouvelle manière. Au cœur de la symbolique, « par une offrande unique, il a mené pour toujours à l’accomplissement ceux qu’il sanctifie » (Hé 10, 20) : il n’y a d’entrée dans la présence de Dieu que par le don total.
C’est là ce que le Christ a accompli, et que dès lors il a accompli pour nous. Plus d’offrande pour le péché quand on accède à la réalité céleste, qui est au-delà du péché. Pâque définitive où se dévoile la vérité de l’Alliance et de sa promesse. On retrouve les prophètes : Jérémie (ch. 31), cité par l'Épître, Ézéchiel aussi (ch. 37). On entre au cœur de l’Alliance, au cœur où elle se scelle : dans l’intériorité, en deçà du rite : la Loi inscrite dans les cœurs. Cela ne dispense pas du rite, de ses symboles. Mais cela les met à leur place : donnés pour nous, pour notre enseignement, et non pas pour Dieu ! Le rite a une fonction pédagogique, avant comme après la venue du Christ (que le rite soit juif, ou que, plus tard, il soit chrétien, catholique, ou, après la Réforme, protestant).
La vérité de l’Alliance, elle, contractée dès Abraham et le Sinaï, se scelle, dès leur temps et celui des prophètes, dans les cœurs et les pensées.
Allons un pas plus loin, pour percevoir plus précisément ce que révèle Jésus en matière de sacrifice qui met fin au cycle du péché et de la culpabilité. Je m’en référerai à ce qu’a écrit l'historien et anthopologue René Girard sur le sacrifice en rapport avec le mimétisme (l’imitation les uns des autres dans le désir) et à son lien avec la violence, et le péché et la culpabilité qu'il nourrit.
Si deux individus désirent la même chose, dit René Girard, il y en aura bientôt un troisième, un quatrième. Le processus fait facilement boule de neige. Il suffit d’observer la naissance d’une querelle chez des enfants au sujet d’une queue de cerise, ou d’un jouet publicitaire dans une boîte de lessive, par ex. Il suffit qu’il y en ait un pour deux, et que l’un des deux l’ait trouvé intéressant pour que s’amorce une querelle. Qu’est-ce d’autre que le fait d’être plusieurs à le convoiter tel métal jaune — ce désir partagé — qui lui donne tant de valeur ?
On reconnaît là le point de départ de toute querelle, ce que René Girard appelle le « mimétisme », l’imitation les uns des autres dans le désir — ce qui fait que le fautif n’est pas celui qui commence (en fait on ne sait jamais qui c’est), mais celui et ceux qui continuent.
L’objet de la querelle est vite oublié, tandis que les rivalités se propagent, et le conflit se transforme en antagonisme généralisé : le chaos, « la guerre de tous contre tous » (ce que René Girard appelle la « crise mimétique ») — fruit du péché, qui nous poursuit ensuite par la culpabilité. Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir ? Ici, les hommes ont trouvé « l’idée » d’un « bouc émissaire » (le terme fait référence à l’animal expulsé au désert chargé symboliquement des fautes du peuple selon la Bible, Lv 16).
Où l’on retrouve, bien sûr, l’idée de sacrifice (cf. És 53, 10 “ayant livré sa vie en sacrifice pour le péché” / Hé 10, 12 // Jn 1, 29 “l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde”). Au paroxysme de la crise de tous contre tous intervient ce « mécanisme salvateur » du groupe : le tous contre tous violent se transforme en un tous contre un (ou une minorité), qui n’a d’ailleurs même pas de rapport avec le problème de départ ! Si le report sur un « bouc émissaire » ne se déclenche pas, c’est la destruction du groupe. Pourquoi « mécanisme » ? C’est que sa mise en marche ne dépend de personne mais découle du phénomène lui-même.
Plus les rivalités pour le même objet s’exaspèrent, plus les rivaux tendent à oublier ce qui en fut l’origine, plus ils sont fascinés les uns par les autres. À ce stade de fascination haineuse, la sélection d’antagonistes va se faire de plus en plus instable, changeante, et c’est là qu’un individu (ou une minorité) pourra polariser l’appétit de violence.
Que cette polarisation s’amorce, et par un effet boule de neige, elle s’emballe : la communauté tout entière (unanime !) se trouve alors rassemblée contre un individu, ou une minorité.
Ainsi la violence à son paroxysme aura tendance à se focaliser sur une victime et l’unanimité à se faire contre elle. L’élimination de la victime fait tomber brutalement l’appétit de violence dont chacun était possédé l’instant d’avant et laisse le groupe subitement apaisé et hébété. La victime gît devant le groupe, apparaissant tout à la fois comme l’origine de la crise et la responsable de ce miracle de la paix retrouvée — par une sorte de « plus jamais ça ». Elle devient sacrée, c’est-à-dire porteuse du pouvoir prodigieux de déchaîner la crise comme de ramener la paix. C’est la genèse du religieux selon René Girard, l’origine des sacrifices rituels comme répétition de l’événement violent fondateur.
C’est le cycle infernal de la violence que les sacrifices rituels, et donc le rituel du Temple, mettent entre parenthèses.
Sacrifices de pardon et de réconciliation. Pour exprimer qu’il y a une seule solution contre le cycle sans fin de la violence : le pardon, déjà dans nos relations quotidiennes. Ce qui suppose l’acceptation de la violence contre soi, sans se venger — pour stopper la violence. La subir. Jésus acceptant la croix : c’est là sa mission. Peu dans l’histoire ont compris cela, même après Jésus.
Jésus est venu pour mettre fin à un cycle infernal qui est tout simplement ce qui empêche l’avènement du Royaume et de la fraternité : il est venu stopper le cycle de la violence qui empêche la venue du Royaume. Voilà ce que dit, en ses termes à elle, l’Épître aux Hébreux.
Jérémie 31, 7-9 & 33
7 Ainsi parle l’Éternel : poussez des cris de joie sur Jacob, Éclatez d’allégresse à la tête des nations ! Élevez vos voix, chantez des louanges, et dites : Éternel, délivre ton peuple, le reste d’Israël !
8 Voici, je les ramène du pays du septentrion, Je les rassemble des extrémités de la terre ; Parmi eux sont l’aveugle et le boiteux, La femme enceinte et celle en travail ; C’est une grande multitude, qui revient ici.
9 Ils viennent en pleurant, et je les conduis au milieu de leurs supplications ; Je les mène vers des torrents d’eau, Par un chemin uni où ils ne chancellent pas ; Car je suis un père pour Israël, Et Éphraïm est mon premier-né. […]
33 Mais voici l’alliance que je ferai avec la maison d’Israël, Après ces jours-là, dit l’Éternel : Je mettrai ma loi au dedans d’eux, Je l’écrirai dans leur cœur ; Et je serai leur Dieu, Et ils seront mon peuple.
Hébreux 5, 1-6
1 […] Tout grand prêtre pris du milieu des hommes est établi pour les hommes dans le service de Dieu, afin de présenter des offrandes et des sacrifices pour les péchés.
2 Il peut être indulgent pour les ignorants et les égarés, puisque la faiblesse est aussi son partage.
3 Et c’est à cause de cette faiblesse qu’il doit offrir des sacrifices pour ses propres péchés, comme pour ceux du peuple.
4 Nul ne s’attribue cette dignité, s’il n’est appelé de Dieu, comme le fut Aaron.
5 Et Christ ne s’est pas non plus attribué la gloire de devenir grand prêtre, mais il la tient de celui qui lui a dit : Tu es mon Fils, Je t’ai engendré aujourd’hui !
6 Comme il dit encore ailleurs : Tu es prêtre pour toujours, Selon l’ordre de Melkisédeq.
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Melkisédeq, selon la Genèse (ch. 14), était roi-prêtre de Salem, à laquelle on identifie Jérusalem, où régnera David, auquel est attribué et auquel renvoi le Psaume 110 cité ici — « tu es prêtre pour toujours selon l’ordre de Melkisédeq ». La prêtrise du tabernacle, puis du Temple, instituée par la Torah, est une prêtrise placée dans la généalogie de Lévi. L’Épître précise que, n’étant pas de la tribu de Lévi mais de Juda, Jésus, « s’il était sur terre ne pourrait pas être prêtre » (7, 14 & 8, 4), ni donc a fortiori grand prêtre. Or, Abraham (et son descendant Lévi alors « dans ses reins » — Hé 7, 10) a rendu hommage à la prêtrise de Melkisédeq, auquel renvoie le Psaume 110.
Et non seulement Melkisédeq n’est pas de la généalogie de Lévi, descendant d’Abraham, mais la Genèse ne lui attribue aucune généalogie. Voilà un personnage isolé, qui, pour l’Épître aux Hébreux, est, par là-même, chargé de sens. Cela en rapport avec la citation du Psaume 110 sur la prêtrise messianique : compte tenu de l’identification de Salem, dont le nom signifie « paix » — l’Épître le rappelle — à Jérusalem, ville du roi messianique David ; compte tenu de cette autre signification, celle de son nom cette fois, Melkisédeq, « roi de justice », qui le fait préfigurer Jésus pour l’auteur de l’Épître ; compte de tenu de tout cela, il y a en ce personnage, via la déclaration du Psaume 110, un signe remarquable.
L’absence de généalogie du personnage de Melkisédeq, faisant que la Torah ne légitime pas sa prêtrise par une succession temporelle comme la prêtrise lévitique, devient signe de l’éternité et de l’unicité de la prêtrise royale, davidique, de Jésus.
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Il y a une seule alliance (« l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée » pour le dire dans les termes de Calvin, IC II, X, 2), cela est aujourd’hui acquis, alliance indéfectible, inabrogeable du fait de la promesse de Dieu. La « nouvelle » alliance est la même et unique alliance mais « inscrite dans les cœurs » — cf. Jér 31 / Hé 8 —, il n’y a dès lors aucune raison d’en abandonner les prescriptions, d’abandonner les dispositions de la loi de Moïse ! — observées par Jésus ! On est alors au cœur de la question de l’Épître.
En effet, jusqu’à la destruction du Temple en l’an 70, tous les disciples de Jésus entendent s’en tenir à l’observance de la Torah et aux rites du Temple. La pratique des rites du judaïsme, dont les dispositions sont conservées par les disciples jusqu’en 70 — est alors le fondement de l'unité.
Les auteurs du Nouveau Testament se particularisent en ce qu’ils croient tous le Christ ressuscité. Sa résurrection apparaît comme ouverture céleste, sur un autre temps, déjà là, celui du Royaume attendu. Et comme un nouveau pôle d’unité, celui des disciples. Il ne s’agit pas de deux temps du même ordre pour deux alliances successives. Il s’agit de ce qui devient le référent commun des croyants en Christ, outre celui, commun pour tous, qui se fait toujours autour de la pratique de la Torah, dont le Temple est alors un élément central.
Les choses changent en 70 quand le Temple est détruit. Un témoin de cela est l’auteur de l’Épître aux Hébreux (le courant pharisien en étant un autre, affirmant que la Torah prime sur le Temple) — écrivant à la deuxième génération des disciples du Christ (cf. Hé 2, 4) ; c’est un helléniste (de culture grecque) écrivant d’Italie (Hé 13, 24) aux croyants en Jésus-Christ de Judée : les « Hébreux ».
En 70, il n’y aura plus de Temple, détruit par les Romains. C'est face à cela que l'Épître est un écrit de consolation : face à la destruction du Temple. Que le Temple soit déjà détruit, ou que cela soit quelque temps avant en vue de l’imminence envisageable de ce moment depuis l’investissement total de Jérusalem par les troupes romaines, on pose des réflexions théologiques sur les conséquences de la destruction (déjà advenue ou imminente) du centre référentiel du culte, le Temple et ses ordonnances temporelles, i.e. « charnelles », « imposées jusqu'à un temps de réforme » (Hé 9, 10) — en regard de la figure intemporelle de Melkisédeq.
L’argument est que tout rite, y compris ce qui s’accomplit au Temple, est temporel, toujours provisoire et donc symbolique. Si le Temple est détruit, ce qu'il signifie demeure (cf. le modèle apparu sur la montagne, au Sinaï – Ex 25, 40 / Hé 8, 5). C’est ce que le Christ dévoile d'une nouvelle manière. Au cœur de la symbolique, « par une offrande unique, il a mené pour toujours à l’accomplissement ceux qu’il sanctifie » (Hé 10, 20) : il n’y a d’entrée dans la présence de Dieu que par le don total.
C’est là ce que le Christ a accompli, et que dès lors il a accompli pour nous. Plus d’offrande pour le péché quand on accède à la réalité céleste, qui est au-delà du péché. Pâque définitive où se dévoile la vérité de l’Alliance et de sa promesse. On retrouve les prophètes : Jérémie (ch. 31), cité par l'Épître, Ézéchiel aussi (ch. 37). On entre au cœur de l’Alliance, au cœur où elle se scelle : dans l’intériorité, en deçà du rite : la Loi inscrite dans les cœurs. Cela ne dispense pas du rite, de ses symboles. Mais cela les met à leur place : donnés pour nous, pour notre enseignement, et non pas pour Dieu ! Le rite a une fonction pédagogique, avant comme après la venue du Christ (que le rite soit juif, ou que, plus tard, il soit chrétien, catholique, ou, après la Réforme, protestant).
La vérité de l’Alliance, elle, contractée dès Abraham et le Sinaï, se scelle, dès leur temps et celui des prophètes, dans les cœurs et les pensées.
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Allons un pas plus loin, pour percevoir plus précisément ce que révèle Jésus en matière de sacrifice qui met fin au cycle du péché et de la culpabilité. Je m’en référerai à ce qu’a écrit l'historien et anthopologue René Girard sur le sacrifice en rapport avec le mimétisme (l’imitation les uns des autres dans le désir) et à son lien avec la violence, et le péché et la culpabilité qu'il nourrit.
Si deux individus désirent la même chose, dit René Girard, il y en aura bientôt un troisième, un quatrième. Le processus fait facilement boule de neige. Il suffit d’observer la naissance d’une querelle chez des enfants au sujet d’une queue de cerise, ou d’un jouet publicitaire dans une boîte de lessive, par ex. Il suffit qu’il y en ait un pour deux, et que l’un des deux l’ait trouvé intéressant pour que s’amorce une querelle. Qu’est-ce d’autre que le fait d’être plusieurs à le convoiter tel métal jaune — ce désir partagé — qui lui donne tant de valeur ?
On reconnaît là le point de départ de toute querelle, ce que René Girard appelle le « mimétisme », l’imitation les uns des autres dans le désir — ce qui fait que le fautif n’est pas celui qui commence (en fait on ne sait jamais qui c’est), mais celui et ceux qui continuent.
L’objet de la querelle est vite oublié, tandis que les rivalités se propagent, et le conflit se transforme en antagonisme généralisé : le chaos, « la guerre de tous contre tous » (ce que René Girard appelle la « crise mimétique ») — fruit du péché, qui nous poursuit ensuite par la culpabilité. Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir ? Ici, les hommes ont trouvé « l’idée » d’un « bouc émissaire » (le terme fait référence à l’animal expulsé au désert chargé symboliquement des fautes du peuple selon la Bible, Lv 16).
Où l’on retrouve, bien sûr, l’idée de sacrifice (cf. És 53, 10 “ayant livré sa vie en sacrifice pour le péché” / Hé 10, 12 // Jn 1, 29 “l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde”). Au paroxysme de la crise de tous contre tous intervient ce « mécanisme salvateur » du groupe : le tous contre tous violent se transforme en un tous contre un (ou une minorité), qui n’a d’ailleurs même pas de rapport avec le problème de départ ! Si le report sur un « bouc émissaire » ne se déclenche pas, c’est la destruction du groupe. Pourquoi « mécanisme » ? C’est que sa mise en marche ne dépend de personne mais découle du phénomène lui-même.
Plus les rivalités pour le même objet s’exaspèrent, plus les rivaux tendent à oublier ce qui en fut l’origine, plus ils sont fascinés les uns par les autres. À ce stade de fascination haineuse, la sélection d’antagonistes va se faire de plus en plus instable, changeante, et c’est là qu’un individu (ou une minorité) pourra polariser l’appétit de violence.
Que cette polarisation s’amorce, et par un effet boule de neige, elle s’emballe : la communauté tout entière (unanime !) se trouve alors rassemblée contre un individu, ou une minorité.
Ainsi la violence à son paroxysme aura tendance à se focaliser sur une victime et l’unanimité à se faire contre elle. L’élimination de la victime fait tomber brutalement l’appétit de violence dont chacun était possédé l’instant d’avant et laisse le groupe subitement apaisé et hébété. La victime gît devant le groupe, apparaissant tout à la fois comme l’origine de la crise et la responsable de ce miracle de la paix retrouvée — par une sorte de « plus jamais ça ». Elle devient sacrée, c’est-à-dire porteuse du pouvoir prodigieux de déchaîner la crise comme de ramener la paix. C’est la genèse du religieux selon René Girard, l’origine des sacrifices rituels comme répétition de l’événement violent fondateur.
C’est le cycle infernal de la violence que les sacrifices rituels, et donc le rituel du Temple, mettent entre parenthèses.
Sacrifices de pardon et de réconciliation. Pour exprimer qu’il y a une seule solution contre le cycle sans fin de la violence : le pardon, déjà dans nos relations quotidiennes. Ce qui suppose l’acceptation de la violence contre soi, sans se venger — pour stopper la violence. La subir. Jésus acceptant la croix : c’est là sa mission. Peu dans l’histoire ont compris cela, même après Jésus.
Jésus est venu pour mettre fin à un cycle infernal qui est tout simplement ce qui empêche l’avènement du Royaume et de la fraternité : il est venu stopper le cycle de la violence qui empêche la venue du Royaume. Voilà ce que dit, en ses termes à elle, l’Épître aux Hébreux.
R. Poupin, dimanche de la Réformation,
Châtellerault, 27.10.24
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Châtellerault, 27.10.24
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