dimanche 27 octobre 2024

Un temps de Réformation




Jérémie 31.7-9 ; Ps 119.97-106 ; Hébreux 5.1-6 ; Marc 10.46-52

Jérémie 31, 7-9 & 33
7 Ainsi parle l’Éternel : poussez des cris de joie sur Jacob, Éclatez d’allégresse à la tête des nations ! Élevez vos voix, chantez des louanges, et dites : Éternel, délivre ton peuple, le reste d’Israël !‭
8 ‭Voici, je les ramène du pays du septentrion, Je les rassemble des extrémités de la terre ; Parmi eux sont l’aveugle et le boiteux, La femme enceinte et celle en travail ; C’est une grande multitude, qui revient ici.
‭ 9 ‭Ils viennent en pleurant, et je les conduis au milieu de leurs supplications ; Je les mène vers des torrents d’eau, Par un chemin uni où ils ne chancellent pas ; Car je suis un père pour Israël, Et Éphraïm est mon premier-né.‭ […]
‭33 Mais voici l’alliance que je ferai avec la maison d’Israël, Après ces jours-là, dit l’Éternel : Je mettrai ma loi au dedans d’eux, Je l’écrirai dans leur cœur ; Et je serai leur Dieu, Et ils seront mon peuple.‭


Hébreux 5, 1-6
1 […] Tout grand prêtre pris du milieu des hommes est établi pour les hommes dans le service de Dieu, afin de présenter des offrandes et des sacrifices pour les péchés.‭
‭2 Il peut être indulgent pour les ignorants et les égarés, puisque la faiblesse est aussi son partage.‭
3 ‭Et c’est à cause de cette faiblesse qu’il doit offrir des sacrifices pour ses propres péchés, comme pour ceux du peuple.‭
4 ‭Nul ne s’attribue cette dignité, s’il n’est appelé de Dieu, comme le fut Aaron.‭
‭5 Et Christ ne s’est pas non plus attribué la gloire de devenir grand prêtre, mais il la tient de celui qui lui a dit : Tu es mon Fils, Je t’ai engendré aujourd’hui !‭
‭6 Comme il dit encore ailleurs : Tu es prêtre pour toujours, Selon l’ordre de Melkisédeq.‭


*

Melkisédeq, selon la Genèse (ch. 14), était roi-prêtre de Salem, à laquelle on identifie Jérusalem, où régnera David, auquel est attribué et auquel renvoi le Psaume 110 cité ici — « tu es prêtre pour toujours selon l’ordre de Melkisédeq ». La prêtrise du tabernacle, puis du Temple, instituée par la Torah, est une prêtrise placée dans la généalogie de Lévi. L’Épître précise que, n’étant pas de la tribu de Lévi mais de Juda, Jésus, « s’il était sur terre ne pourrait pas être prêtre » (7, 14 & 8, 4), ni donc a fortiori grand prêtre. Or, Abraham (et son descendant Lévi alors « dans ses reins » — Hé 7, 10) a rendu hommage à la prêtrise de Melkisédeq, auquel renvoie le Psaume 110.

Et non seulement Melkisédeq n’est pas de la généalogie de Lévi, descendant d’Abraham, mais la Genèse ne lui attribue aucune généalogie. Voilà un personnage isolé, qui, pour l’Épître aux Hébreux, est, par là-même, chargé de sens. Cela en rapport avec la citation du Psaume 110 sur la prêtrise messianique : compte tenu de l’identification de Salem, dont le nom signifie « paix » — l’Épître le rappelle — à Jérusalem, ville du roi messianique David ; compte tenu de cette autre signification, celle de son nom cette fois, Melkisédeq, « roi de justice », qui le fait préfigurer Jésus pour l’auteur de l’Épître ; compte de tenu de tout cela, il y a en ce personnage, via la déclaration du Psaume 110, un signe remarquable.

L’absence de généalogie du personnage de Melkisédeq, faisant que la Torah ne légitime pas sa prêtrise par une succession temporelle comme la prêtrise lévitique, devient signe de l’éternité et de l’unicité de la prêtrise royale, davidique, de Jésus.

*

Il y a une seule alliance (« l’Alliance faite avec les Pères anciens est si semblable à la nôtre, qu’on la peut dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée » pour le dire dans les termes de Calvin, IC II, X, 2), cela est aujourd’hui acquis, alliance indéfectible, inabrogeable du fait de la promesse de Dieu. La « nouvelle » alliance est la même et unique alliance mais « inscrite dans les cœurs » — cf. Jér 31 / Hé 8 —, il n’y a dès lors aucune raison d’en abandonner les prescriptions, d’abandonner les dispositions de la loi de Moïse ! — observées par Jésus ! On est alors au cœur de la question de l’Épître.

En effet, jusqu’à la destruction du Temple en l’an 70, tous les disciples de Jésus entendent s’en tenir à l’observance de la Torah et aux rites du Temple. La pratique des rites du judaïsme, dont les dispositions sont conservées par les disciples jusqu’en 70 — est alors le fondement de l'unité.

Les auteurs du Nouveau Testament se particularisent en ce qu’ils croient tous le Christ ressuscité. Sa résurrection apparaît comme ouverture céleste, sur un autre temps, déjà là, celui du Royaume attendu. Et comme un nouveau pôle d’unité, celui des disciples. Il ne s’agit pas de deux temps du même ordre pour deux alliances successives. Il s’agit de ce qui devient le référent commun des croyants en Christ, outre celui, commun pour tous, qui se fait toujours autour de la pratique de la Torah, dont le Temple est alors un élément central.

Les choses changent en 70 quand le Temple est détruit. Un témoin de cela est l’auteur de l’Épître aux Hébreux (le courant pharisien en étant un autre, affirmant que la Torah prime sur le Temple) — écrivant à la deuxième génération des disciples du Christ (cf. Hé 2, 4) ; c’est un helléniste (de culture grecque) écrivant d’Italie (Hé 13, 24) aux croyants en Jésus-Christ de Judée : les « Hébreux ».

En 70, il n’y aura plus de Temple, détruit par les Romains. C'est face à cela que l'Épître est un écrit de consolation : face à la destruction du Temple. Que le Temple soit déjà détruit, ou que cela soit quelque temps avant en vue de l’imminence envisageable de ce moment depuis l’investissement total de Jérusalem par les troupes romaines, on pose des réflexions théologiques sur les conséquences de la destruction (déjà advenue ou imminente) du centre référentiel du culte, le Temple et ses ordonnances temporelles, i.e. « charnelles », « imposées jusqu'à un temps de réforme » (Hé 9, 10) — en regard de la figure intemporelle de Melkisédeq.

L’argument est que tout rite, y compris ce qui s’accomplit au Temple, est temporel, toujours provisoire et donc symbolique. Si le Temple est détruit, ce qu'il signifie demeure (cf. le modèle apparu sur la montagne, au Sinaï – Ex 25, 40 / Hé 8, 5). C’est ce que le Christ dévoile d'une nouvelle manière. Au cœur de la symbolique, « par une offrande unique, il a mené pour toujours à l’accomplissement ceux qu’il sanctifie » (Hé 10, 20) : il n’y a d’entrée dans la présence de Dieu que par le don total.

C’est là ce que le Christ a accompli, et que dès lors il a accompli pour nous. Plus d’offrande pour le péché quand on accède à la réalité céleste, qui est au-delà du péché. Pâque définitive où se dévoile la vérité de l’Alliance et de sa promesse. On retrouve les prophètes : Jérémie (ch. 31), cité par l'Épître, Ézéchiel aussi (ch. 37). On entre au cœur de l’Alliance, au cœur où elle se scelle : dans l’intériorité, en deçà du rite : la Loi inscrite dans les cœurs. Cela ne dispense pas du rite, de ses symboles. Mais cela les met à leur place : donnés pour nous, pour notre enseignement, et non pas pour Dieu ! Le rite a une fonction pédagogique, avant comme après la venue du Christ (que le rite soit juif, ou que, plus tard, il soit chrétien, catholique, ou, après la Réforme, protestant).

La vérité de l’Alliance, elle, contractée dès Abraham et le Sinaï, se scelle, dès leur temps et celui des prophètes, dans les cœurs et les pensées.

*

Allons un pas plus loin, pour percevoir plus précisément ce que révèle Jésus en matière de sacrifice qui met fin au cycle du péché et de la culpabilité. Je m’en référerai à ce qu’a écrit l'historien et anthopologue René Girard sur le sacrifice en rapport avec le mimétisme (l’imitation les uns des autres dans le désir) et à son lien avec la violence, et le péché et la culpabilité qu'il nourrit.

Si deux individus désirent la même chose, dit René Girard, il y en aura bientôt un troisième, un quatrième. Le processus fait facilement boule de neige. Il suffit d’observer la naissance d’une querelle chez des enfants au sujet d’une queue de cerise, ou d’un jouet publicitaire dans une boîte de lessive, par ex. Il suffit qu’il y en ait un pour deux, et que l’un des deux l’ait trouvé intéressant pour que s’amorce une querelle. Qu’est-ce d’autre que le fait d’être plusieurs à le convoiter tel métal jaune — ce désir partagé — qui lui donne tant de valeur ?

On reconnaît là le point de départ de toute querelle, ce que René Girard appelle le « mimétisme », l’imitation les uns des autres dans le désir — ce qui fait que le fautif n’est pas celui qui commence (en fait on ne sait jamais qui c’est), mais celui et ceux qui continuent.

L’objet de la querelle est vite oublié, tandis que les rivalités se propagent, et le conflit se transforme en antagonisme généralisé : le chaos, « la guerre de tous contre tous » (ce que René Girard appelle la « crise mimétique ») — fruit du péché, qui nous poursuit ensuite par la culpabilité. Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir ? Ici, les hommes ont trouvé « l’idée » d’un « bouc émissaire » (le terme fait référence à l’animal expulsé au désert chargé symboliquement des fautes du peuple selon la Bible, Lv 16).

Où l’on retrouve, bien sûr, l’idée de sacrifice (cf. És 53, 10 “ayant livré sa vie en sacrifice pour le péché” / Hé 10, 12 // Jn 1, 29 “l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde”). Au paroxysme de la crise de tous contre tous intervient ce « mécanisme salvateur » du groupe : le tous contre tous violent se transforme en un tous contre un (ou une minorité), qui n’a d’ailleurs même pas de rapport avec le problème de départ ! Si le report sur un « bouc émissaire » ne se déclenche pas, c’est la destruction du groupe. Pourquoi « mécanisme » ? C’est que sa mise en marche ne dépend de personne mais découle du phénomène lui-même.

Plus les rivalités pour le même objet s’exaspèrent, plus les rivaux tendent à oublier ce qui en fut l’origine, plus ils sont fascinés les uns par les autres. À ce stade de fascination haineuse, la sélection d’antagonistes va se faire de plus en plus instable, changeante, et c’est là qu’un individu (ou une minorité) pourra polariser l’appétit de violence.

Que cette polarisation s’amorce, et par un effet boule de neige, elle s’emballe : la communauté tout entière (unanime !) se trouve alors rassemblée contre un individu, ou une minorité.

Ainsi la violence à son paroxysme aura tendance à se focaliser sur une victime et l’unanimité à se faire contre elle. L’élimination de la victime fait tomber brutalement l’appétit de violence dont chacun était possédé l’instant d’avant et laisse le groupe subitement apaisé et hébété. La victime gît devant le groupe, apparaissant tout à la fois comme l’origine de la crise et la responsable de ce miracle de la paix retrouvée — par une sorte de « plus jamais ça ». Elle devient sacrée, c’est-à-dire porteuse du pouvoir prodigieux de déchaîner la crise comme de ramener la paix. C’est la genèse du religieux selon René Girard, l’origine des sacrifices rituels comme répétition de l’événement violent fondateur.

C’est le cycle infernal de la violence que les sacrifices rituels, et donc le rituel du Temple, mettent entre parenthèses.

Sacrifices de pardon et de réconciliation. Pour exprimer qu’il y a une seule solution contre le cycle sans fin de la violence : le pardon, déjà dans nos relations quotidiennes. Ce qui suppose l’acceptation de la violence contre soi, sans se venger — pour stopper la violence. La subir. Jésus acceptant la croix : c’est là sa mission. Peu dans l’histoire ont compris cela, même après Jésus.

Jésus est venu pour mettre fin à un cycle infernal qui est tout simplement ce qui empêche l’avènement du Royaume et de la fraternité : il est venu stopper le cycle de la violence qui empêche la venue du Royaume. Voilà ce que dit, en ses termes à elle, l’Épître aux Hébreux.


R. Poupin, dimanche de la Réformation,
Châtellerault, 27.10.24
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dimanche 15 septembre 2024

Pierre qui roule...




Ésaïe 50, 5-9 ; Psaume 116 ; Jacques 2, 14-18 ; Marc 8, 27-35

Ésaïe 50, 5-7a
‭Le Seigneur, l’Éternel, m’a ouvert l’oreille, Et je n’ai point résisté, Je ne me suis point retiré en arrière.‭
‭J’ai livré mon dos à ceux qui me frappaient, Et mes joues à ceux qui m’arrachaient la barbe ; Je n’ai pas dérobé mon visage Aux ignominies et aux crachats.‭
‭Mais le Seigneur, l’Éternel, m’a secouru.


Marc 8, 27-35
27 Jésus s'en alla avec ses disciples vers les villages voisins de Césarée de Philippe. En chemin, il interrogeait ses disciples : "Qui suis-je, au dire des hommes ?"
28 Ils lui dirent : "Jean le Baptiste ; pour d'autres, Élie ; pour d'autres, l'un des prophètes."
29 Et lui leur demandait : "Et vous, qui dites-vous que je suis ?" Prenant la parole, Pierre lui répond : "Tu es le Christ."
30 Et il leur commanda sévèrement de ne parler de lui à personne.
31 Puis il commença à leur enseigner qu'il fallait que le Fils de l'homme souffre beaucoup, qu'il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu'il soit mis à mort et que, trois jours après, il ressuscite.
32 Il tenait ouvertement ce langage. Pierre, le tirant à part, se mit à le réprimander.
33 Mais lui, se retournant et voyant ses disciples, réprimanda Pierre ; il lui dit : "Retire-toi ! Derrière moi, Satan, car tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes."
34 Puis il fit venir la foule avec ses disciples et il leur dit : "Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même et prenne sa croix, et qu'il me suive.
35 En effet, qui veut sauver sa vie, la perdra ; mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l'Évangile, la sauvera.


*

“Et vous, qui dites-vous que je suis ?” demande Jésus : “j’ai entendu la réponse à ma première question — Qui suis-je, au dire des hommes ?” : Jean le Baptiste ; ou Élie ; ou l'un des prophètes”… Mais vous, les douze ?

… Et nous ?… Qu’est-ce qui va fonder notre réponse ? La foi certes ; et l’amour, s’il l’on retient la réponse de Pierre à une autre question de Jésus, en Jean 21, “m’aimes-tu ?” : “Tu sais que je t’aime”. En écho, une citation d’Albert Camus dans son livre La chute (folio p. 122-123) : “Bien sûr, il y a des gens qui l'aiment, même parmi les chrétiens. Mais on les compte. Il avait prévu ça d'ailleurs, il avait le sens de l'humour. Pierre, vous savez, le froussard, Pierre, donc, le renie : ‘Je ne connais pas cet homme… Je ne sais pas ce que tu veux dire… etc.’ Vraiment, il exagérait ! Et lui fait un jeu de mots : ‘Sur cette pierre, je bâtirai mon Église.’ On ne pouvait pas pousser plus loin l'ironie, vous ne trouvez pas ? Mais non, ils triomphent encore ! Vous voyez, il connaissait bien la question. Et puis il est parti pour toujours, les laissant juger et condamner, le pardon à la bouche et la sentence au cœur.” (Fin de citation.)

À bien y regarder — l'intuition de Camus semble avoir touché juste — si toutefois Pierre fait fondement de l’Église —, c’est précisément la faiblesse et la lâcheté qui est ce fondement. Après tout c’est cette faiblesse qui fonde le recours à un autre, le Christ confessé.

Faiblesse, lâcheté, ne jetons donc pas la pierre à Pierre. On est tous visés. Ce que perçoit Camus c’est sa faiblesse, ses trahisons — bref, son humilité malgré lui, comme nous — nous, à savoir l’Église. Quelque chose du même ordre, sans doute, explique l’absence chez Marc du jeu de mot : “tu es Pierre et sur cette pierre…” Chez Marc, on n’a que la confession qui marque ce que souligne la 2ème épître de Pierre : la pierre, c’est le Christ (2 P 2, 4), seul recours face à nos faiblesses, nos trahisons, nos chutes. Il n'y a pas d’autre Église que faible et indigne — qui confesse, encore avec Pierre (Jean 6, 68), “à qui irions-nous ?”

Le Christ seul est la pierre, la pierre d'angle de l'Église : lui seul, telle est la confession qui fonde l'Église — “tu es le Christ”. La pierre, le roc qu'est le Christ, selon 2 Pierre, n’étant donc pas Pierre — dont les évangiles soulignent qu'il reconnaît être loin d'être un roc ! — a fortiori en aucun cas n'est légitimée l'annexion de la succession de Pierre par le seul fait de résider dans une ville où il est peut-être mort, si c'est le cas !

Et s'il y est allé et qu'il y est mort, il n'y a pas régné, ni comme un empereur, ni même comme un roi ou un chef quelconque, ni a fortiori comme chef militaire, ni à plus forte raison encore comme le plus absolutiste et donc le plus disqualifié des chefs se réclamant du plus humble — dans ce qu’on a appelé la chrétienté.

Pierre, à qui s’adresse Jésus dans ce texte (à lui évidemment et pas à de supposés “successeurs”) ; Pierre, venant de confesser le Messie, voudrait pour son maître qu’au moins il ne connaisse pas une mort de scélérat ! Or l’humilité commence là, avec celle de son maître.

Pierre espère-t-il pour Jésus un règne de roi ? — c’est là le problème. Il vient de dire qu’il est le Christ, le Messie, le roi, donc. Lui qui voudrait donc pour son maître au moins autre chose qu’une mort ignoble, et pourquoi pas ce qui lui revient apparemment, le règne des rois — plutôt que cette mort —, lui, Pierre, se fait pour cela traiter de satan ! Ce texte, et ses parallèles, contribuent à me convaincre que Jésus a médité les textes d’Ésaïe sur le Serviteur souffrant, le Messie comme Serviteur souffrant et pas comme chef impérial. Pierre, donc, se fait traiter de satan, le Tentateur… Cela parce que Pierre — lui-même — a dérapé ! On n’en est pourtant pas encore aux exorbitances qui se réclameront de lui ! Et Jésus d'en appeler à la croix par laquelle seule on peut le suivre ! Et jamais par la force militaire — par laquelle, entre autres, Pierre voudrait le défendre. Il n'y a pas de christianisme politico-militaire. Une telle idée, surtout mise en œuvre, relève du Mauvais, du satan ! Il convient de le rappeler au jour où, quand le christianisme l’a abandonnée, une autre religion politique, l'islam politique, commet les horreurs dont nous inonde l'actualité — entre l’Iran, Daesh, l'Afghanistan, le 11 septembre commémoré il y a quelques jours, et bientôt le 1er anniversaire des horreurs terroristes du 7 octobre.

C’est bien d'une confession de foi qu'il s'agit, ici la foi de Pierre, foi en ce qui ne se voit pas, et donc humilité, pas projet de domination du monde !, quelle que soit par ailleurs la foi ou la conception du monde que l'on fait sienne. Après la chute des totalitarismes athées du XXe s., lorsque les fanatiques de l'islam considèrent que leur façon de concevoir le divin doit s'imposer à tous, ils font la même chose, en pire (les femmes afghanes n’ont pas gagné au change !).

Les fanatiques débordant de haine portent sans le savoir un coup fatal… à leur foi, ici à l'islam. La chrétienté, croyant s'appuyer sur Pierre, n’a pas échappé à cette tentation, en ignorant que c'est d'une confession de foi qu'il s'agit dans les mots de Pierre, et donc d'humilité. (À l'inverse, on sait que les dérives sexuelles révélées ces derniers temps sont liées à l'excès de pouvoir.)

Jésus, nous dit le texte, « fit venir la foule avec ses disciples et il leur dit : “Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même et prenne sa croix, et qu'il me suive” » (Mc 8, 34). Le Royaume de Dieu n'est pas de ce monde, les hommes prétendraient-ils en imposer au monde au nom de Dieu d'affreuses caricatures.

Pour l’heure, Jésus “leur commanda sévèrement de ne parler de lui à personne” (v. 30). De quoi s'agit-il ? Pierre vient de reconnaître en lui le Messie — le Christ selon le mot grec choisi ici et qui indique l’universalité de la position messianique de Jésus. “Il leur commanda sévèrement de ne parler de lui à personne”. Jésus a-t-il peur pour lui-même, redoute-t-il les menaces que feraient peser sur lui la diffusion d'une telle nouvelle ? Il n'en est rien : Jésus est à la veille de sa dernière montée à Jérusalem et le verset suivant, suite auquel il rabroue Pierre, convainc qu'il en sait l'issue. Il l'annonce à ses disciples : il sera mis à mort, et n'a pas l'intention d'y échapper ; et il invitera les disciples à sa suite.

Alors pourquoi ce secret sur ce que vient de confesser Pierre ? — qu’il est le Christ. C'est qu'il est des mots, comme celui-là, qui sont chargés de préjugés et de passion ; jusqu’à la tentation du pouvoir que le mot connote. Il est des mots qui, ce faisant, déforment dans les bouches coupables de méchanceté, ou simplement d'inconscience, ce qu'ils étaient chargés de signifier.

“Tu es le Christ”, dit Pierre, dans les évangiles avec le terme en grec, Christ : Jésus est bien le Messie d'un Royaume universel. Raison de plus de refuser de voir publier sa messianité. Il a suffisamment de difficultés comme ça avec les quiproquos incessants ; inutile d'en rajouter — en l’occurrence avec les Romains. Et on sait que ce sera bien le motif de sa crucifixion : concurrence avec César — car les crucifieurs “n’ont de roi que César” ! — qui se verra bientôt doté du pouvoir militaire d’étendre la foi. Par l’épée ! Comme si c’était possible !

Quant à Jésus, nulle crainte dans sa prudence. Il le sait : sa fidélité au message universel de l'amour de Dieu lui vaudra la mort, et la fera risquer, jusqu'à aujourd'hui, à quiconque lui sera fidèle.

Jésus invite alors les siens, son peuple, même au cœur des quolibets, à n'avoir pas honte de ses paroles, celles de l'amour de Dieu pour tous les hommes et femmes. Nulle crainte dans son refus de cette publicité-là. Encore une fois, ce n’est pas qu’il cherche en évitant ce quiproquo à éviter sa crucifixion — mais que l’on ne se méprenne pas sur la nature de son règne !

Ce que d’aucuns considéreront — prétexte pour sa mort — comme concurrence avec César, est insoutenable ! C’est comparer une figure terrestre, fût-elle l’empereur de l’univers — le fût-elle même infailliblement —, c’est comparer cet être passager à celui dont le nom est au-dessus de tout nom (même s’il ne paie pas de mine aux yeux de l’empereur de l’Univers, César, de ses sbires et autres dispensateurs de courbettes). Aujourd’hui, celui qui est au-delà du temps se présente, venant dans le temps, comme “un ver et non un homme” (Ps 22, 6).

*

Il n’en est pas moins le Christ, roi de l’Univers en un sens d’une toute autre ampleur que l’on imagine, qui réduit les palais de César à leur statut passager dont ne resteront que des ruines. Jésus, lui, est “Christ”, comme, selon sa foi, le confesse Pierre, il est roi de l’Univers. En un sens qui est que le Nom imprononçable se dévoile ici en son porte-parole comme étant effectivement insaisissable — au point que le règne de son représentant ne peut qu’être tu à son tour.

Il en résulte que le Christ n’est la propriété d’aucun peuple, d’aucune Église, d’aucun empire. Il est le Fils de Dieu, le sauveur de l’univers — et c’est pourquoi, “qui veut sauver sa vie, la perdra ; mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l'Évangile, la sauvera.” C’est de la sorte qu’il nous appelle à venir à lui — qui que nous soyons, et comme nous sommes — aujourd’hui, maintenant !…


R.P., Châtellerault, 15.09.24
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dimanche 18 août 2024

Le pain du ciel




Proverbes 9, 1-6 ; Ps 34, 16-23 ; Ép 5, 15-20 ; Jean 6, 51-58

Jean 6, 51-58
41 Dès lors, les Judéens se mirent à murmurer à son sujet parce qu’il avait dit : "Je suis le pain qui descend du ciel."
42 Et ils ajoutaient : "N’est-ce pas Jésus, le fils de Joseph ? Ne connaissons-nous pas son père et sa mère ? Comment peut-il déclarer maintenant : Je suis descendu du ciel ?"
43 Jésus reprit la parole et leur dit : "Cessez de murmurer entre vous !
44 Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire, et moi je le ressusciterai au dernier jour.
45 Dans les Prophètes il est écrit : Tous seront instruits par Dieu. Quiconque a entendu ce qui vient du Père et reçoit son enseignement vient à moi.
46 C’est que nul n’a vu le Père, si ce n’est celui qui vient de Dieu. Lui, il a vu le Père.
47 En vérité, en vérité, je vous le dis, qui croit a la vie éternelle.
48 Je suis le pain de vie.
49 Au désert, vos pères ont mangé la manne, et ils sont morts.
50 Tel est le pain qui descend du ciel, qui en mangera ne mourra pas.
51 "Je suis le pain vivant qui descend du ciel. Celui qui mangera de ce pain vivra pour l’éternité. Et le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie."
52 Sur quoi, [ils] se mirent à discuter violemment entre eux : "Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ?" 53 Jésus leur dit alors : "En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas en vous la vie.
54 Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour.
55 Car ma chair est vraie nourriture, et mon sang vraie boisson.
56 Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui.
57 Et comme le Père qui est vivant m’a envoyé et que je vis par le Père, ainsi celui qui me mangera vivra par moi.
58 Tel est le pain qui est descendu du ciel : il est bien différent de celui que vos pères ont mangé ; ils sont morts, eux, mais celui qui mangera du pain que voici vivra pour l’éternité."


*

“Les Judéens se mirent à murmurer à son sujet parce qu’il avait dit : ‘Je suis le pain qui descend du ciel.’” Judéens plutôt que juifs : choix de traduction le plus simple : l'Évangéliste lui-même est juif, comme Jésus est juif. La religion chrétienne, elle, n'existe pas encore. Le terme juif désigne alors tous les tenants de la religion commune, qu’ils suivent Jésus ou pas. Ici, la plupart le suivent, jusqu'à ce que, dira le texte (v. 66), “plusieurs de ses disciples se retirent”. Ceux qui sont choqués aujourd’hui font partie de ses disciples.

Dans cette scène qui suit la multiplication des pains, on est en Galilée, dans la synagogue de Capernaüm (v. 59), composée comme toujours de plusieurs courants, dont ceux de la mouvance judéenne, c’est-à-dire plus instruits que la plupart dans l’enseignement normatif, qui vient de Judée. C’est cet enseignement judéen, i.e. de qualité, qui leur fait obstacle pour recevoir les mots de Jésus.

“Je suis le pain vivant descendu du ciel” (v. 41, v. 51, etc.), vient-il de dire, parlant de lui comme porteur de la Vie d’éternité, la Vie de résurrection — “qui vient à moi, je le ressusciterai au dernier jour” (v. 44). En ce “fils de Joseph” (v. 42), le porteur de la Résurrection, de la Vie d'éternité, précède de toute l'éternité l’histoire dans laquelle il vient à nous. Comme au dimanche de Pâques, comme à la montagne de la transfiguration, aujourd’hui c'est l'éternité du Fils qui se manifeste dans sa chair dès lors révélée comme ce qu’elle est depuis toujours : la nourriture du monde, la vie du monde, la substance dont dépend chaque parcelle de la création, — notre vraie nourriture : “si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement, et le pain que je donnerai, c'est ma chair pour la vie du monde” (v. 51). C’est ce qu’ont perçu déjà les anciens prophètes, dit le v. 45 : on pense par ex. à Michée proclamant que son “origine remonte aux jours d’éternité” (Mi 5, 1), une éternité déployée à présent dans l’histoire !

Le mystère est grand : Jésus, dans sa chair bientôt crucifiée, nous fait accéder à une éternité qui précède le temps de toute son infinité. Cette chair crucifiée se révèlera alors chair céleste, pain éternel descendu du ciel, dont le monde reçoit la vie !

C’est ici le point culminant du propos de Jésus dans son dialogue qui suit la multiplication des pains — posant cette question : nourrissons-nous notre vrai désir ? — le connaissons-nous, même : — le désir de Dieu ?

C’est la question que nous pose ce texte… En termes apparemment outranciers, qui ce faisant rendent la question incontournable.

Les gens avaient faim. De pain, apparemment. Jésus leur a donné du pain. Et ils ont à nouveau faim. Et lorsque Jésus veut les entraîner à la question de la vraie nourriture, ils ont bien compris, pensent-ils. Ils ont suivi leur catéchisme… Ah oui, le pain du ciel, quoi ! On connaît : c’est l’histoire de manne et de Moïse dans le désert. Car pour le judaïsme, il est traditionnel que la manne désigne la nourriture de la Parole de Dieu.

Accord apparent entre Jésus et eux, jusqu’à ce que les choses se gâtent. Provocation ? Jésus ne lésine pas : apparemment, il se donne même tort, mettant, pour qui veut s’imaginer qu’il invite au cannibalisme, jusqu’au Lévitique contre lui (17, 10) : tu ne mangeras pas le sang. Tout pour être scandalisé : “cette parole est dure, qui peut l’écouter ?” (v. 60) répondront ses interlocuteurs — à moins que l’on ne se rende à la foi.

*

Voilà donc les auditeurs de Jésus entre le pain abondant de la veille, dont ils veulent bien remplir à nouveau leur ventre et le pain spirituel qui les renvoie via leur enseignement catéchétique au passé religieux, au temps du désert, au temps glorieux de la religion des ancêtres.

Mais… si c’était aujourd’hui qu’ils avaient faim ? Une faim qu’ils ignorent, une faim qu’ils n’ont pas conçue. Et qui pourtant tenaille. Telle est la question de ce texte, la question qu’il nous pose aujourd’hui à nous aussi.

Et comme nous aussi, nous aimerions bien n’avoir plus le souci du pain du lendemain ; plus le souci financier du lendemain — de même, nous aussi nous savons qu’il y a une vraie nourriture spirituelle qui fonde le peuple de Dieu. L'enseignement biblique : “Dans les Prophètes il est écrit : Tous seront instruits par Dieu” (v. 45).

*

Oui, tout cela, on est au courant, ont-ils dit. “Au désert, nos pères ont mangé la manne, ainsi qu’il est écrit : Il leur a donné à manger un pain qui vient du ciel.” Certes, répond Jésus : “Au désert, vos pères ont mangé la manne, et ils sont morts” (v. 49).

Mais le désert, c’était antan… Un passé glorieux !… Mais qu’est ce que les yeux qui ne sont pas ceux de la foi ont vu d’autre que du passé ? Notre Dieu produit-il autre chose que du passé ? Hier, avec les concombres d’Égypte, hier encore, la veille, avec la multiplication des pains, nous ne sommes pas morts de faim. Hier aussi, nos pères ont été héroïques, ont eu une foi à renverser des montagnes.

Oui notre Dieu a produit un passé glorieux. Des Moïse, des Élie. Des prophètes, des Apôtres, des martyrs, des camisards, des résistants,… quand tout semblait perdu. Oui notre Dieu est un puissant producteur de passé. Un passé qui nous porte jusqu’à aujourd’hui.

Moïse a donné le pain du ciel. Et hier encore, avec cette multiplication des pains, on n’est pas morts de faim… Mais aujourd’hui ? Mais nous ?

*

Nous ? Notre foi n’a t-elle pas vu notre vraie soif ? Jésus peut l’assouvir… "À qui irions-nous ?… tu as les paroles de la vie éternelle…" dira pour nous Pierre à la suite de ces paroles de Jésus (v. 68).

Hors cela, on reste dans sa faim : les pauvres, vous les aurez toujours avec vous, dira Jésus ; les pauvres vous les serez toujours, à moins que vous ne deveniez pauvres en esprit, connaissant votre vraie faim, votre vrai désir, et celui-là seul qui peut combler votre vraie faim, éternelle, au-delà de nos vies passagères.

Pour cela Jésus ira jusqu’à donner sa vie passagère… Donner sa chair à manger — en ses mots provocateurs. Il donne sa chair pour la vie du monde. C’est-à-dire : il se dépouille de sa vie… Et il nous appelle à recevoir ce dépouillement — "manger sa chair".

Paul parlera bien de sa mort : par ce repas “vous annoncez sa mort, jusqu’à ce qu’il vienne”, jusqu’à ce que le Ressuscité vienne dans la gloire. Ce n’est ni la gloire ni la résurrection qui sont annoncés dans la Cène, mais bien la mort de Jésus.

Jésus a tracé un parallèle entre le pain dont il nourrit la foule et sa propre mort. Manger le pain qu’il partage revient ainsi à confesser concrètement que l’on vit de sa mort, du don de sa vie.

Sous le signe, il s’agit de son corps donné, de son sang répandu, de sa mort, donc. De quoi s’agit-il ? De recevoir de son dépouillement, jusqu’au dépouillement de sa vie, la parole, la promesse, de notre propre dépouillement.

En d’autres termes : recevoir sa mort, et donc abandonner l’illusion que le provisoire de la vie-même pourrait durer, pour découvrir, dans l’abandon de cette illusion, dans l’abandon de sa propre vie passagère, la vie de résurrection.

*

Mourir à ses désirs transitoires, mourir au désir d’en faire du définitif, mourir déjà à ce qui mourra ; bref : perdre sa vie. Alors prend place la parole, la promesse, de la Résurrection. “Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour.”

“C’est l’Esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie”, expliquera-t-il à ce sujet (v. 63).

La résurrection prend alors place comme résolution de nos désirs de pains multipliés ; désir illusoire de vie comblée de façon indéfinie. Elle prend place comme récapitulation dans le Christ de ce que nous sommes vraiment, l’ignorerions nous. Dans la résurrection du Christ, notre résurrection au dernier jour prend place dès aujourd’hui comme présentation de nos êtres vrais devant Dieu. Comme résolution et exaucement de nos désirs, et non pas de pains multipliés qui au fond ne rassasient pas. Elle est résolution et récapitulation de la vérité de nos vies.

C’est là la vérité profonde de la parole où Jésus mène ses interlocuteurs, où Jésus nous mène : “comme le Père qui est vivant m’a envoyé et que je vis par le Père, ainsi qui me mangera vivra par moi” — c’est-à-dire : qui reçoit ma mort vivra de ma vie.

C’est la parole par laquelle Jésus répond en vérité aujourd’hui à toutes nos demandes.


R.P., Châtellerault, 18.08.2024
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dimanche 4 août 2024

Une autre faim




Exode 16, 2-15 ; Psaume 78 ; Éphésiens 4, 17-24 ; Jean 6, 24-35

Exode 16, 2-15
2 Dans le désert, toute la communauté d’Israël se mit à parler contre Moïse et Aaron.
3 Ils leur dirent : Ah ! si nous étions morts de la main du SEIGNEUR en Égypte, quand nous étions assis près des marmites de viande, quand nous mangions du pain à satiété ! C’est pour faire mourir de faim toute cette assemblée que vous nous avez fait sortir dans ce désert !
4 Le SEIGNEUR dit à Moïse : Je vais faire pleuvoir pour vous du pain depuis le ciel. Le peuple sortira pour en recueillir chaque jour la quantité nécessaire ; ainsi je le mettrai à l’épreuve pour voir s’il suit ou non ma loi.
[…] 11 Le SEIGNEUR dit à Moïse :
12 J’ai entendu les Israélites parler contre moi. Dis-leur : A la tombée du soir vous mangerez de la viande, et au matin vous vous rassasierez de pain ; ainsi vous saurez que je suis le SEIGNEUR, votre Dieu.
13 Le soir, des cailles montèrent et couvrirent le camp ; et au matin il y eut autour du camp une couche de rosée.
14 Quand cette couche de rosée se leva, le désert était recouvert de quelque chose de menu, de granuleux – quelque chose de menu, comme le givre sur la terre.
15 Les Israélites regardèrent et se dirent l’un à l’autre : Qu’est-ce que c’est ? – Car ils ne savaient pas ce que c’était. Moïse leur dit : C’est le pain que le SEIGNEUR vous donne à manger.

Jean 6, 24-35
24 Les gens de la foule, ayant vu que ni Jésus ni ses disciples n’étaient là, montèrent eux-mêmes dans ces barques et allèrent à Capernaüm à la recherche de Jésus.
25 Et l’ayant trouvé au delà de la mer, ils lui dirent : Rabbi, quand es-tu venu ici ?
26 Jésus leur répondit : En vérité, en vérité, je vous le dis, vous me cherchez, non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé des pains et que vous avez été rassasiés.
27 Travaillez, non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui subsiste pour la vie éternelle, et que le Fils de l’homme vous donnera ; car c’est lui que le Père, que Dieu a marqué de son sceau.
28 Ils lui dirent : Que devons-nous faire, pour faire les œuvres de Dieu ?
29 Jésus leur répondit : L’œuvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé.
30 Quel signe fais-tu donc, lui dirent-ils, afin que nous le voyions, et que nous croyions en toi ? Que fais-tu ?
31 Nos pères ont mangé la manne dans le désert, selon ce qui est écrit : Il leur donna le pain du ciel à manger.
32 Jésus leur dit : En vérité, en vérité, je vous le dis, Moïse ne vous a pas donné le pain du ciel, mais mon Père vous donne le vrai pain du ciel ;
33 car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde.
34 Ils lui dirent : Seigneur, donne-nous toujours ce pain.
35 Jésus leur dit : Je suis le pain de vie. Celui qui vient à moi n’aura jamais faim, et celui qui croit en moi n’aura jamais soif.

*

Une foule qui se donne de la peine. Ça a été un effort réel de rejoindre Jésus : depuis la traversée du lac jusqu’à sa recherche dans Capernaüm, où ils finissent par le trouver — dans la synagogue, puisque cette scène se passe dans la synagogue (cf. v. 69).

Un vrai effort qui vise, comme c’est souvent le cas de tout travail, à accéder à la possibilité de n’être plus contraint au travail. On peine, pour pouvoir enfin n’être plus obligé de peiner pour sa pitance. À quand la fin de l’antique malédiction "tu gagneras ton pain à la sueur de ton front" (Genèse 3) ? On travaille en visant à enfin pouvoir se reposer… Et avec Jésus, qui multiplie les pains, on accède peut-être enfin au temps où on sera libéré du travail quotidien harassant… D’où ce désir des foules, que connaît Jésus, de le faire roi (v. 15)…

*

C’est la reconnaissance de cette foule : ils ont reconnu en Jésus celui qui les a nourris. C’est d’ailleurs la base de la reconnaissance — source de bonheur —, qui s’adresse à un autre qu’à soi-même… Car si on y est attentif, la reconnaissance, qui conduit à reconnaître quelqu’un d’autre, nous fait sortir de nous-mêmes, et par là-même nous conduit à un vrai bonheur.

On a bien ici de la part de la foule qui cherche Jésus une attitude de reconnaissance — que Jésus met en lumière : "vous me cherchez parce que avez mangé des pains et que vous avez été rassasiés" (v. 26) — reconnaissance… du ventre… Écho au bœuf et à l’âne de nos crèches de Noël, dont la présence a son origine au livre d’Ésaïe : "Le bœuf connaît son possesseur, Et l’âne la crèche de son maître : Mon peuple ne connaît rien, il n’a point d’intelligence." (És 1, 3) La reconnaissance du ventre du bœuf et de l’âne : ce n’est déjà pas mal… Mais pas ce n’est pas assez : "vous me cherchez, non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé des pains et que vous avez été rassasiés."

Jésus en appelle à une reconnaissance plus profonde — en signes —, vraie source de bonheur celle-là, par laquelle la faim de pain va apparaître comme signe désignant une faim plus fondamentale ; le désir du rassasiement comme signe d’un désir plus fondamental, ancré dans l'éternité. "Dieu a mis dans le cœur de l'homme la pensée de l'éternité" (Ecc 3, 11), écrivait l’Ecclésiaste, qui considère le repos comme le fruit heureux du travail, en méditation de la loi, dont l’observance, dit-il, est le tout de l’homme (Ecc 12, 13). Or que dit-il aujourd’hui, ce livre de la loi ?

*

Dans notre texte d’Exode 16, nous voyons le peuple quinze jours après sa sortie d'Égypte, commençant à regretter amèrement le temps qui lui apparaît à présent ironiquement comme le temps de son rassasiement ! — à savoir le temps de son esclavage. Et de rouspéter contre Moïse et Aaron qui leur ont fait quitter "les marmites de viandes" pour leur donner la sécheresse du désert !

Dès lors, nous sont données des scènes dignes de Job ou de Jérémie, fatigués devant le poids de la vie : "que ne sommes nous morts […] en Égypte" ! "Pourquoi ne suis-je pas mort dès les entrailles de ma mère" s'exclamait Job (3, 11) ; ou le prophète Jérémie : "malheur à moi, ma mère, car tu m'as fait naître" (Jér 15, 10). Et contre cette inévitable douleur, contre la douleur d'exister, au fond, la douleur de devenir selon le projet de Dieu, une nostalgie radicale perce dans la rouspétance, dans la protestation contre tout inconfort en fin de compte : celle de la bienheureuse éternité, inscrite de façon confuse et indélébile au cœur de nos mémoires.

*

De même dans notre texte du livre de l'Exode, lorsque le peuple prend à partie Moïse et Aaron, ceux-ci remarquent : "ce n'est pas contre nous que sont dirigés vos murmures, c'est contre le Seigneur" (Ex 16, 8). C'est là encore ce que, en écho inversé, enseignera Jésus : "ce n'est pas Moïse qui vous a donné le pain venu du ciel, mais mon Père qui vous donne le vrai pain venu du ciel" (Jean 6, 32). Et, on l’a compris, ne nous y trompons pas, le pain du ciel n’est donc pas non plus le pain multiplié la veille. Ce pain là, comme la manne, désigne le pain du ciel, qui est tout autre chose que ce qui ne fait que remplir le ventre !

*

Et en contrepartie, cette nourriture, la manne, devient épreuve pour qui ne reconnaît pas dans ses regrets égyptiens sa vraie nostalgie, sa faim d’éternité : "le peuple en recueillera, jour par jour, la quantité nécessaire ; ainsi je le mettrai à l'épreuve et je verrai s'il marche, ou non, selon ma loi." (Ex 16, 4).

Signe de ce que Dieu seul est celui qui nourrit son peuple : puisque, conformément à la loi, le peuple ne travaille pas le jour du shabbath, — eh bien ! la veille de ce jour de repos, la manne tombera double (v. 5).

"Travaillez, non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui subsiste pour la vie éternelle" (Jean 6, 27).

À nouveau la dimension de l'épreuve : allons-nous travailler pour la nourriture qui pourrit ? "Travaillez, non pour la nourriture qui périt". Car prenons-y garde. Au peuple aveugle à sa vrai faim, sourd à la vraie Parole, en redemandant, exigeant plus, Dieu a répondu finalement : de la viande en abondance, des cailles, en quantité, au point qu'on en vomissait… mais on avait pourtant toujours faim !

Mais, nous dit Jésus : "Moi je suis le pain de vie. Celui qui vient à moi n'aura jamais faim, et celui qui croit en moi n'aura jamais soif" (Jean 6, 35). Qu’est-ce à dire ?

*

Aux foules qui le poursuivent de leurs pieuses assiduités, Jésus a répondu : "vous me cherchez, non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé des pains et que vous avez été rassasiés" (Jean 6, 26). Reconnaissance — du ventre, donc ! "Le bœuf connaît son possesseur, Et l’âne la crèche de son maître." (Ésaïe 1, 3) Ce n’est déjà pas mal… Mais pas assez… Reprenons :

Pour quelle raison les foules viennent-elles de se mettre en peine de traverser la mer de l'autre côté de laquelle Jésus les nourrissait la veille ?

On a vu Jésus — qui n'attend aucune gloire que pourraient lui apporter ses actions ! — se retirer du peuple, qui entendait le gratifier d'un titre royal ; s'en venant par la suite de ce côté du lac… à pied pour sa part, doublant la barque des disciples. Et Jésus d'inviter ses auditeurs à travailler pour une autre nourriture, celle qui subsiste pour la vie éternelle (v. 27). Un travail, une "œuvre de Dieu" qui consiste, un vrai repos… à "croire à celui qu'il a envoyé" (v. 29) — à savoir lui, Jésus.

Et là, on découvre cette réaction étrange à cet appel à la foi adressé à cette foule qui vient d'assister à la multiplication des pains : pour appuyer la foi qu'on lui demande, la foule requiert un signe afin de croire Jésus ! On est tenté de penser : mais enfin, ce signe elle vient de le voir, de le toucher, de le goûter ! Les pains multipliés la veille ! La suite du texte nous fait alors comprendre ce qu'on entend par ce signe : sa perpétuation, chaque matin, comme la manne : "nos pères ont mangé la manne dans le désert" (v. 31). Rien de nouveau sous le soleil : on persiste à regretter les marmites égyptiennes, se manifesteraient-elles sous l'espèce d'un miracle. On nourrit dans le signe l'espérance d'une sécurité matérielle définitive.

"Travaillez, non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui subsiste pour la vie éternelle, et que le Fils de l’homme vous donnera" (Jean 6, 27) — don du Ressuscité, le Fils de l’Homme, de la part du Père : "Mon Père vous donne le vrai pain venu du ciel" (Jean 6, 32). Et : "Moi, je suis le pain de vie" (v. 35). Qu’est-ce à dire ?

Eh bien, au-delà de nos recherches légitimes, mais à vue limitée, de manne, de cailles, de marmites égyptiennes, ou de simple pain quotidien, fût-il multiplié, le Christ, nous guidant à travers nos peines et nos périls, nous conduit à la reconnaissance de notre vraie faim et de celui-là seul qui la comble, concrètement, par une nourriture qui subsiste en éternité dans le signe du pain du ciel, présenté comme corps déchiré du Christ nous rejoignant jusqu’à la mort.

"Ils lui dirent : 'Seigneur donne nous toujours ce pain-là'" (v. 34). Que telle soit notre prière : "donne nous toujours ce pain-là". "Comme une biche soupire après des courants d'eau, ainsi mon âme soupire après toi, ô Dieu !" (Ps 42, 2.)


RP, Châtellerault, 04.08.24
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dimanche 14 juillet 2024

“Va prophétiser ailleurs”




Amos 7, 11-15 ; Psaume 85 ; Éphésiens 1, 3-14 ; Marc 6, 7-13

Amos 7, 11-15
11 Voici ce que dit Amos : Jéroboam mourra par l’épée, et Israël sera emmené captif loin de son pays.
12 Et Amatsia dit à Amos : Homme à visions, va-t-en, fuis dans le pays de Juda ; manges-y ton pain, et là tu prophétiseras.
13 Mais ne continue pas à prophétiser à Béthel, car c’est un sanctuaire du roi, et c’est une maison royale.
14 Amos répondit à Amatsia : Je ne suis ni prophète, ni fils de prophète ; mais je suis berger, et je cultive des sycomores.
15 L’Éternel m’a pris derrière le troupeau, et l’Éternel m’a dit : Va, prophétise à mon peuple d’Israël.


Marc 6, 7-13
7 Il fait venir les Douze. Et il commença à les envoyer deux par deux, leur donnant autorité sur les esprits impurs.
8 Il leur ordonna de ne rien prendre pour la route, sauf un bâton : pas de pain, pas de sac, pas de monnaie dans la ceinture,
9 mais pour chaussures des sandales, "et ne mettez pas deux tuniques".
10 Il leur disait : "Si, quelque part, vous entrez dans une maison, demeurez-y jusqu’à ce que vous quittiez l’endroit.
11 Si une localité ne vous accueille pas et si l’on ne vous écoute pas, en partant de là, secouez la poussière de vos pieds : ils auront là un témoignage.
12 Ils partirent et ils proclamèrent qu’il fallait se convertir.
13 Ils chassaient beaucoup de démons, ils faisaient des onctions d’huile à beaucoup de malades et ils les guérissaient.


*

Le temps est court. Nous voilà dans l’urgence. Rien à thésauriser : pas de pain, pas de sac, pas de monnaie, pas de tunique de rechange. Ce n’est ni le temps, ni le lieu de s’installer : user de l’hospitalité, si elle est est proposée.

Et si ce n’est pas le cas ? Quand la menace est intense, quand elle devient extrêmement concrète… Que faire ?… Quitter Babylone en secouant sa poussière pour entrer dès à présent dans la vie promise, nous dit l’Évangile : ce qui ne veut pas dire une démission, mais un déplacement, via un repentir.

Cela vaut en tout temps : au temps des Douze, comme au nôtre, comme au temps d’Amos : “va prophétiser ailleurs”, lui intime le prêtre Amatsia. Ici, à Béthel, tu déranges le roi, Jéroboam. Surtout avec tes prophéties de malheur. Le roi veut entendre dire que tout va bien.

Voyons en arrière-plan, les origines de la monarchie biblique (qui vient de connaître un schisme). Aux origines : le désir du peuple : le peuple veut faire comme tout le monde, comme tous les peuples, avoir un pouvoir fort, un roi (désormais il en a même deux) — désir de roi contre lequel avait mis en garde un autre prophète, Samuel, dont les avertissements étaient rejetés par le peuple : “L’Éternel dit à Samuel : Écoute la voix du peuple dans tout ce qu’il te dira ; car ce n’est pas toi qu’ils rejettent, c’est moi qu’ils rejettent, afin que je ne règne plus sur eux.‭” (1 Samuel 8, 7)

Au sortir de l’esclavage, le peuple a reçu une loi, résumée en dix paroles, simplifiées en deux paroles, et même, selon Paul, en une (Ga 5, 14) — un enseignement déployé en 613 préceptes. Une loi sans auteur : ni Pharaon, ni un autre roi, ni même Moïse : une loi donnée par celui dont le Nom est au-dessus de tout nom — concrètement : une loi sans auteur. L'observance de ces paroles, dont aucun pouvoir ne peut prétendre être l'auteur, produirait une cité apaisée.

Ces paroles ont traversé l’histoire, ont débordé le peuple initial qui les a reçues, sont devenues les déclarations modernes de droit, dès la Révolution puritaine anglaise, avant de produire ses effets jusqu’en France, avec en 1789, à méditer en ce 14 juillet, une Déclaration plus tard développée et officiellement universalisée en 1948. Comme au Sinaï, une loi dont personne ne peut prétendre être l’auteur.

Après l’esclavage, tous les esclavages, un projet : une cité apaisée par le respect d’autrui (toute la loi se résume à ce seul commandement, écrit Paul). Dans ce cas, si cela était observé, pas besoin de roi. Résultat — c’est le résumé du livre Juges : “en ce temps là il n'y avait pas de roi en Israël, chacun faisait ce qu’il voulait”. Alors le peuple veut de l’ordre, un pouvoir fort. Samuel le met en garde, et le peuple rejette son message. “L’Éternel dit à Samuel : Écoute la voix du peuple dans tout ce qu’il te dira ; car ce n’est pas toi qu’ils rejettent, c’est moi qu’ils rejettent, afin que je ne règne plus sur eux.‭”

Dès lors, on aura pas mal de rois illégitimes, depuis Saül jusqu'à Hérode, en passant par Jéroboam sur lequel Amos prophétise. Un seul, et dès lors sa dynastie, est approuvé par Dieu, celui qui admet qu’il y a une loi au-dessus de lui, David. C’est le principe de sa dynastie. Mais ses successeurs dynastiques ne lui seront pas tous fidèles, loin s’en faut, souvent bardés d’idoles, et cela finira mal.

Au temps de l’Évangile, on est aux prises avec une dynastie illégitime, dédaignant les règles bibliques, les Hérode. Leur temps arrive à son terme. C’est en ce temps que les Douze sont envoyés par Jésus. « Ils partirent et ils proclamèrent qu’il fallait se convertir » (v. 12), ou, autre traduction : « se repentir », faire retour.

Deux effets du repentir : sur le salut des personnes dès aujourd’hui ; et sur le monde, s’il est mis en œuvre collectivement. Quoiqu’il en soit, le repentir comme chemin de délivrance implique concrètement qu’il y a des choses à changer, d’urgence. Et ça, c’est le côté… difficile de toute délivrance ! Difficile à entendre : “ce n’est pas toi qu’ils rejettent, c’est moi qu’ils rejettent, afin que je ne règne plus sur eux.‭” (1 Samuel 8, 7).

Jésus « fait venir les Douze. Et il commença à les envoyer deux par deux, leur donnant autorité sur les esprits impurs » (v. 7). Et avant tout les esprits d’idoles, Baals ou démons, contre lesquels mettaient en garde les prophètes. Et de fait (au v. 13) : les Douze « chassaient beaucoup de démons ». Et pour cela : « ils proclamèrent qu’il fallait se repentir » (v. 12). Quels sont aujourd’hui les démons, les idoles qui empuantissement l’air de la Cité ?

Cela après le constat selon lequel le maître, lui, Jésus, « ne pouvait faire aucun miracle » (v. 5) là où il était familier… « N’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie et le frère de Jacques, de Josès, de Jude et de Simon ? et ses sœurs ne sont-elles pas ici, chez nous ?" Et il était pour eux une occasion de chute. Jésus leur disait : "Un prophète n’est méprisé que dans sa patrie, parmi ses parents et dans sa maison." Et il ne pouvait faire là aucun miracle » (v. 3-5), parlant de la réaction des proches de Jésus à ses paroles et ses actes, tandis que « de nombreux auditeurs disaient : "D’où cela lui vient-il ? Et quelle est cette sagesse qui lui a été donnée ?" » (v. 2). Mais ça, ce n'est pas la réaction de ses proches, qui le considèrent comme celui qu’ils croient connaître, qui leur reste familier…

Cela dit, précise le texte, « il guérit — pourtant — quelques malades en leur imposant les mains » (v. 5). Histoire de dire que le problème n’est pas dans sa capacité à libérer — tandis qu’il « s’étonnait de ce qu’ils ne croyaient pas » (v. 6).

Tel est l’écho qu’il a eu : oh ! lui dit-on, laisse-nous vivre comme on l’a toujours fait… D’autant que Jésus « parcourait les villages des environs en enseignant », avec manifestement plus de succès que chez ses proches.

Proximité, familiarité, autant d’obstacles insurmontables à l’Évangile, et dont on fait naïvement l’Alpha et l’Oméga de son annonce !

C’est sur cela que Jésus envoie ses disciples en « leur donnant autorité sur les esprits impurs » (v. 7). Or l’Évangile qui libère demande des changements de vie. Les Douze proclament donc qu’il faut se repentir ! Et l'écho de répondre : « on en a assez de se repentir », quand en fait on n'a jamais commencé !

« Quittez ce qui vous rend captifs », répond aujourd'hui l'Évangile : « Sortez de Babylone », de l'esprit de Babylone. Vous êtes témoins de la Jérusalem nouvelle, la Cité de Dieu. Augustin résume ainsi les choses : deux amours ont bâti deux cités : l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu a fait la cité terrestre, Babylone, l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi a fait la Jérusalem nouvelle, la Cité de Dieu (Augustin, La Cité de Dieu, XIV, 28). Et le Psaume 33, dans la version de Clément Marot : « Si cherchant sa route, un peuple t’écoute, il vivra heureux ; il verra les signes qui déjà désignent la Cité de Dieu. »


RP, Châtellerault, 14 juillet 2024
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dimanche 9 juin 2024

"Divisé contre lui-même..."




Genèse 3.9-15 ; Ps 130 ; 2 Co 4.13–5.1 ; Marc 3.20-35

Genèse 3, 9-15
9 Mais le Seigneur Dieu appela l’homme, et lui dit : Où es-tu ?
10 Il répondit : J’ai entendu ta voix dans le jardin, et j’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché.
11 Et le Seigneur Dieu dit : Qui t’a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger ?
12 L’homme répondit : La femme que tu as mise auprès de moi m’a donné de l’arbre, et j’en ai mangé.
13 Et le Seigneur Dieu dit à la femme: Pourquoi as-tu fait cela ? La femme répondit : Le serpent m’a séduite, et j’en ai mangé.
14 Le Seigneur Dieu dit au serpent : Puisque tu as fait cela, tu seras maudit entre tout le bétail et entre tous les animaux des champs, tu marcheras sur ton ventre, et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie.
15 Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité : celle-ci t’écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon.


Marc 3, 20-35
20 et la foule s’assembla de nouveau, en sorte qu’ils ne pouvaient pas même prendre leur repas.
21 Les parents de Jésus, ayant appris ce qui se passait, vinrent pour se saisir de lui ; car ils disaient : Il est hors de sens.
22 Et les scribes, qui étaient descendus de Jérusalem, dirent : Il a Béelzébul ; c’est par le prince des démons qu’il chasse les démons.
23 Jésus les appela, et leur dit sous forme de paraboles : Comment Satan peut-il chasser Satan ?
24 Si un royaume est divisé contre lui-même, ce royaume ne peut subsister ;
25 et si une maison est divisée contre elle-même, cette maison ne peut subsister.
26 Si donc Satan se révolte contre lui-même, il est divisé, et il ne peut subsister, mais c’en est fait de lui.
27 Personne ne peut entrer dans la maison d’un homme fort et piller ses biens, sans avoir auparavant lié cet homme fort ; alors il pillera sa maison.
28 Je vous le dis en vérité, tous les péchés seront pardonnés aux fils des hommes, et les blasphèmes qu’ils auront proférés ;
29 mais quiconque blasphémera contre le Saint-Esprit n’obtiendra jamais de pardon : il est coupable d’un péché éternel.
30 Jésus parla ainsi parce qu’ils disaient : Il a un esprit impur.
31 Survinrent sa mère et ses frères, qui, se tenant dehors, l’envoyèrent appeler.
32 La foule était assise autour de lui, et on lui dit : Voici, ta mère et tes frères sont dehors et te demandent. 33 Et il répondit : Qui est ma mère, et qui sont mes frères ?
34 Puis, jetant les regards sur ceux qui étaient assis tout autour de lui : Voici, dit-il, ma mère et mes frères.
35 Car, quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère.


*

“Tous les péchés seront pardonnés aux fils des hommes, et les calomnies qu’ils auront proférés ;‭ ‭mais quiconque calomniera le Saint-Esprit n’obtiendra jamais de pardon : il est coupable d’un péché éternel. Jésus parla ainsi parce qu’ils disaient : Il a un esprit impur” (Mc 3, 28-30), à savoir l’esprit de Béelzébul. La calomnie consiste à attribuer à l'esprit impur de l'idole Béelzébul ce qui relève de l'Esprit saint, confondant le saint et l’impur, le bien et le mal. Or, juger mal ce qui est bien (et inversement) empêche tout repentir, rendant tout pardon impossible.

Souvenons-nous qu'au début du ministère de Jésus, l'Évangile mentionne son épreuve au désert — “tenté par Satan”, résume Marc (1, 13). Luc (4, 5-6) précise : “Le diable, l’ayant élevé, lui montra en un instant tous les royaumes de la terre,‭ ‭et lui dit : Je te donnerai toute cette puissance, et la gloire de ces royaumes ; car elle m’a été donnée, et je la donne à qui je veux.‭‭ Si donc tu te prosternes devant moi, elle sera toute à toi.‭” ‭Comment opère ce pouvoir du diable ? Devant quoi se prosterne-t-on concrètement sinon une idole ? C’est là que l’on retrouve le Béelzébul de notre texte. De quoi s'agit-il, sous ce nom, Béelzébul ?

Un principe de lecture de la Bible proposé par Calvin consiste à chercher ailleurs dans la Bible ce qui éclaire un texte obscur. Le judaïsme précise : chercher la 1ère occurrence du mot. Pour Béelzébul, ce principe nous conduit au 2e Livre des Rois, où apparaît Baal Zébub confronté par Élie.

Notons que notre Évangile commence, avant la tentation de Jésus face au satan, par la prédication du Baptiste souvent donné comme nouvel Élie. L'Évangile précise (Mc 1, 6) que “Jean avait un vêtement de poils de chameau, et une ceinture de cuir autour des reins.” Ce n’est pas pour rien. Je lis au second livre des Rois : “Le roi Achazia tomba par le treillis de sa chambre haute à Samarie, et il en fut malade. Il fit partir des messagers, et leur dit : Allez, consultez Baal-Zebub, dieu d’Ekron, pour savoir si je guérirai de cette maladie.‭ Mais l’ange de l’Éternel dit à Élie […] : Lève-toi, monte à la rencontre des messagers du roi de Samarie, et dis-leur : Est-ce parce qu’il n’y a point de Dieu en Israël que vous allez consulter Baal-Zebub, dieu d’Ekron ?‭ ‭C’est pourquoi ainsi parle l’Éternel : Tu ne descendras pas du lit sur lequel tu es monté, car tu mourras. Et Élie s’en alla.‭‭ Les messagers retournèrent auprès d’Achazia.” ‭ Il lui rapportèrent ce qu’avait dit Élie. “‭Achazia leur dit : Quel air avait l’homme qui est monté à votre rencontre et qui vous a dit ces paroles ?‭ ‭Ils lui répondirent : C’était un homme vêtu de poil et ayant une ceinture de cuir autour des reins. Et Achazia dit : C’est Élie” (2 R 1, 2-8)…

Voilà qui permet au lecteur de l’Évangile de voir le Baptiste comme nouvel Élie. Trois chapitres après, est mentionnée l’idole que confrontait Élie, Baal Zebub…

Qui est donc ce “Béelzébul” ?… On l’a lu : il s’agit du dieu d’Ekron, l’idole qu’Élie pourchasse ! En 2 Rois Baal Zebub, ou “seigneur des mouches” ; pour les adversaires de Jésus, “Béelzébul”, selon le jeu de mots qui en fait le “prince des démons” — Baal Zébul signifiant “Baal est prince”. “Prince des démons” — les “démons”, c’est-à-dire les divinités mineures dans l’Olympe grecque. Les “démons” dans les termes grecs du Nouveau Testament recoupent les Baals de la Bible hébraïque. Il n’est question de Baals dans le Nouveau Testament que dans des citations ou références à la Bible hébraïque, comme ici. Et il n’est pas question de “démons” dans la Bible hébraïque ; mais dans la version grecque des LXX, et lorsque les divinités en question n’entrent pas dans la nomination spécifique des Baals — ainsi l’hébreu séirim est rendu soit par “idoles” (Lv 17, 7 ; 2 Ch 11, 5) soit par “démons” (Ps 96, 5, “les dieux des peuples ne sont que des démons” — que Segond traduit par : “les dieux des peuples ne sont que des idoles”. Cf. És 13, 21 ; 34, 14).

L’Évangile ne confond pas le démon ou idole Baal et le satan (Jésus ne reprend par le terme “Béelzébul” !). Une des tentations récurrentes du peuple biblique, celle que combattait Élie, est le culte des idoles : c’est pourquoi ce serait division du satan tentateur contre lui-même que de faire chasser une divinité par une autre, en l’occurrence Baal Zébul.

Telle est l’argumentation de Jésus contre ses adversaires : le satan, figure de l’adversité, a intérêt à voir les idoles se multiplier, — et pas à opérer une réduction des ramifications de l’idolâtrie en “divisant son royaume” ! Promouvoir un Baal, Baal Zébul, contre d’autres idoles, n’est pas de l’intérêt du malin (“délivre-nous du malin”) qui y perdrait ainsi un peu de son emprise. Le mal proliférant n’élimine aucune de ses filières. Il n’élimine alors aucun de ses démons, ou de ses Baals : ni Baal Zebub, entouré de mouches selon son culte, devenu Baal Zebul, puis Belzébuth ; ni Baal Péor, au livre des Nombres, devenu Belphégor, rendu célèbre par une série télévisée des années 1960 ; ni aucun autre…

Ainsi aujourd'hui, puisque ces Baals-là, les Baals antiques, n’ont plus d’adeptes, la multiplication des idoles prend des formes nouvelles — le culte de telle ou telle idole toujours appuyé par d’autres idoles, Mammon en tête (n’est-il pas présenté par Jésus comme ce qui sape la confiance en Dieu ? — Mt 6, 24) ; pour faire oublier l’immense douleur de ce monde, promue par un mal manipulateur, qui n’a aucun intérêt à chasser une idole moderne contre l’autre, mais les utilisant toutes… Le mal peut même se représenter en idole unique, appuyée quand même de Mammon, comme cela se voit dans l'islamisme.

Comme antan, au jour où Jésus, par sa réponse, non seulement proteste auprès de ses interlocuteurs qu'il n’a rien à voir avec Baal (malgré son origine suspecte, galiléenne, du Nord, comme Élie), mais enseigne aussi, à l’instar d’Élie, en quoi est redoutablement illusoire ce "prince des démons". C’est le satan, accusateur et diviseur, qui est le manipulateur des idolâtres, et donc chaque réseau de son pouvoir, même en faillite, relève de son "royaume", et n’a pas à être exclu du service, fût-ce en se représentant comme idole unique.

Jésus, quant à lui, chasse les démons comme les anciens prophètes chassaient les Baals, en tant que dieux à notre image, c’est-à-dire refus de l’Autre, de Dieu comme Autre, c’est-à-dire accusation de l’Autre, présente dès le récit de la Genèse (3, 12-13) qui nous est aussi proposé pour ce jour, accusation donnée dans un fameux “c’est pas moi, c’est l’autre” — l’homme : “c’est pas moi, c’est la femme”, qui elle renvoie au serpent. Dénonciation de l’autre, unique et précieux, que Jésus, chassant l’idole qui rend captif, fait réapparaître comme présence de Dieu, à son image ; l’autre qui précisément n’est donc pas en mon pouvoir.

Présence de l’Autre absolu, qui toujours dérange.

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C’est peut-être là une explication de la violence inouïe exercée contre les femmes dans la séculaire “chasse aux sorcières”, accusées comme Jésus d’être des adeptes de “Belzébuth”, chef des “démons”, et figure du diable. En fait des femmes victimes de ce que comme femmes elles représentent pour les persécuteurs : l’Autre — qui toujours dérange.

C’est peut-être aussi là une explication de l’antisémitisme, qui trouve toujours de nouveau prétextes. Une seule constante : les juifs comme présence de l’Autre : constamment minoritaires dans le monde, on leur attribue tout le mal du monde, ce qui relève du péché contre l’Esprit saint (le faux se croyant vrai)…
Aujourd’hui… 7 millions de juifs en Israël (essentiellement réfugiés face à l'antisémitisme dans les autres pays). 9 millions d’Israéliens en tout, dont 2 millions de citoyens arabes et 7 millions de juifs. 15 millions de juifs dans le monde, où il y a 2,5 milliards de chrétiens, 1,8 milliards de musulmans, peut-être 1,5 milliard à 2 milliards d’athées, plus d’autres convictions, traditions et cultes… Bref, en gros 8 milliards de non-juifs face à 15 millions de juifs. Si ils ne sont pas la présence de l’Autre par excellence, qui le sera ? Si c'était pour cela que, chez les 8 milliards hyper-majoritaires, on leur reproche tout et son contraire ? D’être “apatrides” dans les années 1930-1940, d’avoir une patrie aujourd'hui. Pourquoi cette constante focalisation médiatique ? En revanche, des millions de morts au Congo : total silence médiatique. Pourquoi ?

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Voyons Genèse 3. À l’inverse de l’idole, dans le récit de la création de la Genèse, vieux texte juif, la femme pour l’homme et l’homme pour la femme, sont, comme image(s) de Dieu, posés en vis-à-vis accordés comme différents l’un de l’autre. L’autre n’est pas moi, il, elle, n’est pas ma propriété — d’où le précepte biblique de “quitter son père et sa mère” (Gn 2), que la mère et les frères de Jésus semblent avoir de la peine à admettre (Mc 3, 21 & 31-32) — ; et c’est bien cette séparation que demande Jésus : “car, quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, et ma mère” (Mc 3, 35) — cette volonté de Dieu qui consiste à aimer autrui comme soi-même. Dans la Genèse, le sommeil de l’homme est un sommeil prophétique, qui lui fait découvrir cet autre semblable et différent, apte au dialogue et à être aimé, à l’image de Dieu.

Or c’est ce que refuse l’idole, dès les origines. Ainsi, au départ de tout, le mal diviseur dans la Genèse, quand il s’infiltre déjà entre l’homme et la femme, pourtant séparés pour se rencontrer par l’observance de la loi qui fait grandir en séparant ; cela pour que l’on devienne ce que l’on est, uniques devant Dieu à l’image du Christ qui dit : “quiconque fait la volonté de Dieu est mon frère, ma sœur, et ma mère.”

C’est bien le refus de cela qui se traduit par l’accusation, selon ce sens du mot satan : accuser, et donc tourmenter ; tourment contre soi qui se retourne contre autrui, dès le récit de Gn 3, “c’est pas moi, c’est l’autre”, et que l’on retrouve en Marc : sa mère et ses frères accusent Jésus de folie — l’accusation divise, selon un autre sens de satan, diable : diviser.

Or il n’y a de réconciliation que dans la reconnaissance de l’autre pour lui-même, elle-même, séparé(e) de moi, ce qui lui donne son existence unique devant Dieu, et rend possible de l’aimer pour lui-même, même et surtout si je ne le comprends pas ; fondé comme autre par Dieu seul “car, quiconque fait la volonté de Dieu est mon frère, ma sœur, et ma mère” — sans l’accuser d’être ce qu’il est, différent de moi, en le renvoyant dans la culpabilité (Gn 3, 12-13). La loi qui sépare pour unir ouvre alors sur le pardon, dans lequel seul est la victoire sur le mal.

Il s’agit de saisir ce pardon, de le recevoir, auquel cas, tout peut être pardonné ; cette capacité d’être pardonné, de recevoir, accueillir le pardon, est un don de l’Esprit saint, sans lequel le pardon en toute sa profondeur est inaccessible. Ce pourquoi cette limite au pardon : le péché contre l’Esprit saint, qui est d’inverser le mal et le bien, fait du pardon un mal — et empêche d’accepter d’être pardonné, et donc, de pouvoir donner le pardon à autrui. Don de l’Esprit saint parce que l’Esprit est plus profond en moi que moi-même, il est plus profond que toutes les blessures et la culpabilité qui me semblent insurmontables.

La réconciliation du monde est de recevoir le pardon sur soi, pour le donner autour de soi. “Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés”.


RP, Châtellerault, 9.06.24
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dimanche 19 mai 2024

"Il vous fera accéder à la vérité tout entière"




Actes 2, 2-6 ; Psaume 104 ; Galates 5, 16-25 ; Jean 15, 26-27 & 16, 12-15

Actes 2, 2-6
2 Tout à coup il y eut un bruit qui venait du ciel comme le souffle d’un violent coup de vent : la maison où ils se tenaient en fut toute remplie ;
3 alors leur apparurent comme des langues de feu qui se partageaient et il s’en posa sur chacun d’eux.
4 Ils furent tous remplis d’Esprit Saint et se mirent à parler d’autres langues, comme l’Esprit leur donnait de s’exprimer.
5 Or, à Jérusalem, résidaient des juifs pieux, venus de toutes les nations qui sont sous le ciel.
6 À la rumeur qui se répandait, la foule se rassembla et se trouvait en plein désarroi, car chacun les entendait parler sa propre langue.


Jean 15, 26-27
26 Lorsque viendra le Consolateur que je vous enverrai d’auprès du Père, l’Esprit de vérité qui procède du Père, il rendra lui-même témoignage de moi ;
27 et à votre tour, vous me rendrez témoignage, parce que vous êtes avec moi depuis le commencement.


Jean 16, 12-15
12 J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter maintenant.
13 lorsque viendra l’Esprit de vérité, il vous fera accéder à la vérité tout entière. Car il ne parlera pas de son propre chef, mais il dira ce qu’il entendra et il vous communiquera tout ce qui doit venir.
14 Il me glorifiera, parce qu’il prendra de ce qui est à moi, et vous l’annoncera.
15 Tout ce que le Père a est à moi ; c’est pourquoi j’ai dit qu’il prend de ce qui est à moi, et qu’il vous l’annoncera.


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Dans le texte de l’Évangile de Jean que nous avons lu, Jésus annonce l'envoi de l’Esprit saint, qui le dévoile comme Christ glorifié. Au livre des Actes des Apôtres, selon Luc cette fois, lors d’une fête juive des semaines, Chavouot en hébreu — sept semaines (après Pâques), soit 50 jours (d’où son nom de Pentecôte en grec — pour traduire le Chavouot de l’hébreu), lors d’une fête juive de Chavouot, donc, a lieu l'événement spectaculaire dont nous avons lu le récit. C’est ce que nous fêtons aujourd’hui : la fête de Chavouot en sa reprise chrétienne — comme événement de Pentecôte.

Selon Jean, cela est donné dans une étrange parole de Jésus. Alors qu’il va partir, être retiré à ses disciples — il va mourir ; il rappelle dans ce départ cette réalité étonnante de la vie de Dieu avec le monde : son retrait, son absence. Car si Dieu est présent partout, et si le Christ ressuscité est lui-même présent — il est ici —, il est aussi absent, caché, comme l’est aussi le Père — nous ne le voyons pas.

Cela signifie plusieurs choses. D’abord qu’il règne, que l’on n’a point de mainmise sur lui. Caché selon Luc dans la nuée à l’Ascension, comme le Nom imprononçable, au Sinaï, il ne saurait être retenu. Le rituel biblique exprime cela par le voile du Tabernacle, puis celui du Temple, derrière lequel ne vient, et qu’une fois l’an, que le grand prêtre.

Ce lieu très saint a son équivalent céleste, comme nous l’explique l’Épître aux Hébreux (8, 5) lisant l’Exode (25, 40). Temple céleste symbolisé par des langues de feu : un livre populaire à l’époque, le livre d’Hénoch (70, 7-8), évoqué par l’épître de Jude (v. 14), dit que le Temple céleste est fait de langues de feu (voir 2 Chr 7, 2 et le feu lors de la dédicace du 1er Temple de Jérusalem). Les langues de feu d'Actes 2 annoncent le temple céleste dans lequel officie le Christ.

C’est dans le lieu très saint céleste qu’il est entré par son départ, entré au-delà du voile dit l’Épître aux Hébreux, par son départ avéré à sa mort. Le Christ entre dans son règne et se retire, voilé dans une nuée (comme dans le signe de l’Ascension). Sa croix est alors, comme il l’annonçait, glorification : « l’Esprit de vérité vous conduira dans toute la vérité ; […] Il me glorifiera, parce qu’il prendra de ce qui est à moi, et vous l’annoncera » (Jean 16, 13-14).

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Le don de l’Esprit est alors la présence de celui qui ne se laisse plus voir, et le partage de sa vie. Jésus présent de façon visible, Jésus dans ce monde, est celui qu’on voulait fixer sur un trône palpable, lors des Rameaux, celui dont on voudrait se faire un Dieu commode, saisissable, visible, en somme ; et il est celui qu’on croyait fixer, par la crucifixion.

Or Jésus manifeste le Dieu insaisissable, invisible, celui qui nous échappe, qui échappe à nos velléités de nous en fixer la forme, d’en faire une idole ! Une telle volonté relève de l’esprit du monde.

Mais l’Esprit de Dieu, l’Esprit saint, est celui qui nous communique cette impalpable, imperceptible présence au-delà de l’absence, et nous met dans la communion de l’insaisissable. C’est pourquoi sa venue est liée au départ de Jésus — ce que Jésus vient de dire à ses disciples : « si je ne m’en vais pas, le Saint Esprit ne viendra pas ».

Nous laissant ainsi la place, il nous permet alors de devenir par l’Esprit saint ce à quoi Dieu nous destine, ce pourquoi il nous a créés.

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Cela nous enseigne en parallèle ce qu’il nous appartient de faire en ces temps d’absence : devenir ce à quoi nous sommes destinés, en marche vers le Royaume ; accomplissement de la Création.

C’est à présent, dans cette perspective, l’ultime étape du projet de Dieu : l’effusion de l’Esprit promise par les prophètes — « comme l’eau couvre le fond des mers », une effusion générale (Joël 3 / Actes 2), sur tous les peuples (Actes 8 & 10). Le baptême d’eau, selon la promesse d’Ézéchiel (36, 25-26), “je vous aspergerai d’une eau pure et je mettrai en vous mon Esprit”, devient alors le signe du don de l’Esprit saint. L’universalité du don est la nouveauté, car en Israël, les fidèles connaissaient la vie de l’Esprit déjà auparavant — et des temps d’effusion, de réveil. Dorénavant, dans cette nouvelle effusion, tous les peuples sont au bénéfice du don de Dieu.

Dans le judaïsme, la fête de Chavouot/Pentecôte est la fête du don de la Torah, au cœur de laquelle est le Décalogue.

Il s'agit d’un don à portée universelle, à observer via son inscription dans les cœurs par l’Esprit. Au jour de la Pentecôte relatée dans le livre des Actes, ce don de la Loi et son inscription dans les cœurs va concerner toutes les nations — “à Jérusalem, résidaient des juifs pieux, venus de toutes les nations qui sont sous le ciel. […] Chacun entendait [les disciples dans] sa propre langue” (Ac 2, 5-6). Premier temps de l'élargissement de l’Alliance du Sinaï, on est aussi au premier temps d’un élargissement du don de la Loi, qui débouchera, plus tard dans les siècles, dans l’extension du Décalogue comme Déclaration des Droits de l’Homme, dont celle rédigée en 1789 l’est sur des tables semblables à celles qui représentent les tables de la Loi du Sinaï. Ce n’est pas par hasard… C’est aussi une signification du don universel de l'Esprit saint.

Avant cela, c’est le premier temps de la réalisation d’une promesse : « élevé de la terre », le Christ « attire tous les hommes à lui » (Jn 12, 32). Cela pour une connaissance partagée du Père, et c’est cela la vie éternelle : « la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn 17, 3). Cette connaissance, cette consolation, n’est autre que la participation à l’humilité du Christ, à son entrée dans la condition du serviteur, que nous sommes invités à faire nôtre (Ph 2, 4-6) — c'est la connaissance de la vérité, car sans humilité, il n’y a que mensonge sur nous-même.

C’est à une dépossession que nous sommes appelés. Le don de l’Esprit saint suppose la dépossession de toute sagesse et puissance qu’a connue Jésus crucifié (1 Co 2, 1-11 ; Ph 2, 7). Dépossession qui doit aussi être notre part. Or cette dépossession correspond précisément à l’action mystérieuse de Dieu dans la Création. On lit dans la Genèse que Dieu est entré dans son repos. Dieu s’est retiré pour que nous puissions être, comme le Christ s’en va, par la croix comme Ascension — c’est là sa glorification — pour que vienne l’Esprit qui nous fasse advenir nous-mêmes devant Dieu.

Parole d’encouragement pour nous : l’Esprit saint remplit de sa force de vie quiconque, étant dépossédé, jusqu’à être abattu, en appelle à lui en reconnaissant cette faiblesse et cette incapacité. L’Esprit saint ne remplit pas un peuple ou un individu plein de lui-même.

C’est même au contraire quand nous sommes sans force, que tout devient possible. Pierre, qui vient de renier Jésus, faiblesse immense, est à la veille de recevoir la puissance qui va l’envoyer, plein de la seule force de Dieu. Et de même tous les disciples, dont la faiblesse, la dépossession de toute capacité, a été la porte du déferlement de l’Esprit saint. Message actuel pour nous, Église faible, en perte de force, en un peuple faible.

En se retirant, ultime humilité à l’image de Dieu, le Christ, Dieu créant le monde, nous laisse la place pour qu’en nous retirant à notre tour, nous devenions, par l’Esprit, par son souffle mystérieux, ce que nous sommes de façon cachée. Non pas ce que nous projetons de nous-mêmes, non pas ce que nous croyons être en nous situant dans le regard des autres.

Devenir ce que nous sommes en Dieu qui s’est retiré pour que nous puissions être, par le Christ qui s’est retiré pour nous faire advenir dans la liberté de l’Esprit saint, suppose que nous nous retirions à notre tour de ce que nous avons pris l’habitude de croire de nous-mêmes, que nous nous retirions de l’image qu’ont forgée de nous nos parents, nos maîtres, nos amis ou ennemis ; que nous nous retirions de la volonté de nous différencier par nous-mêmes — que nous nous retirions en Dieu pour accéder à la vérité, conduits par l’Esprit de vérité dans toute la vérité.

L’Esprit de Dieu, le libérateur, est celui qui insuffle en nous la liberté de n’être rien de ce dont nous aurions la maîtrise, de ne plus rechercher ce que nos habitudes nous ont rendu désirable, de ne plus désirer ni haïr en réaction.

Le Christ lui-même s’est retiré pour nous laisser notre place, pour que l’Esprit vienne nous animer, cela à l’image de Dieu se retirant dans son repos pour laisser le monde être.

Que ce jour soit pour nous une prière de retrait en Dieu, d'entrée dans son repos. De sorte que l’Esprit de Dieu que nous envoie le Christ se retirant, nous fasse accéder à la vérité — coulant en nous comme la sève dans le cep, pour être le souffle nouveau qui nous anime.


RP, Châtellerault, Pentecôte, 19.05.24
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