Lamentations 3.34-40 ; Psaume 150 ; Matthieu 27, 1-61
Matthieu 27, 1-61
La mort de Jésus est l'aboutissement d'un procès qui a largement révélé la disproportion entre la promesse accomplie et une attente qui n'était pas à la mesure.
Cela atteint son comble dans le contraste entre des ignorants en train de se moquer et les premiers signes du monde éternel en train d'entrer dans l'histoire. Signes à la fois terrifiants et merveilleux : le voile du Temple se déchire, la terre tremble, des tombeaux s'ouvrent.
Et en premier lieu, « des ténèbres sur toute la terre » (27:45).
Décidément quelque chose n’est pas à la mesure ordinaire. Déjà lors du procès qui a conduit ici, éclatait le quiproquo. Comme le disait le Psaume 2, tous se sont ligués contre le Messie ; et, au jour de la crucifixion, c'est là le comble, sans vraiment s'en rendre compte. Les responsables d'Israël, censés être les représentants d'une nation farouchement opposée au paganisme romain, se montrent comme étant en fait fort proches des Romains !
Le conflit semble être ainsi dans une large mesure celui qui oppose ceux qui ont des positions élevées et bien assises, au peuple dont l'espérance qu'il porte en Jésus commence à être jugée par trop dangereuse. Et finalement, devant le décalage qui va s'avérer exister entre le Royaume du Christ et les espérances populaires, les chefs religieux parviendront à retourner le peuple sans trop de difficultés contre celui qui est porteur de quelque chose de bien plus grand que ses faibles espérances, nos faibles espérances, contre lesquelles nous savons si peu espérer.
On connaît le prétexte religieux qu'ont invoqué les prêtres pour livrer Jésus : le blasphème : il s'est identifié au Fils de l'Homme de Daniel (Matt. 26:64-65 - cf. Marc 14:62-63, Luc 22:69-71). Le Fils de l'Homme est alors un personnage céleste, image éternelle de Dieu.
Il est fort probable qu'en fait, les Sadducéens, dont sont les prêtres en général, ne croient pas à ces traditions populaires sur le "Fils de l'Homme" des apocalypses. Et pourtant lorsque Jésus s'applique à lui-même une citation de Daniel sur le Fils de l'Homme, le grand prêtre crie au blasphème.
Il y a là vraisemblablement une bonne part d'intention démagogique, comme dans son geste spectaculaire — déchirer son vêtement. Par "réalisme", les prêtres et les Hérodiens, plus ou moins à la botte des Romains, et adversaires privilégiés de Jésus, peuvent fort bien s'accommoder de la croyance populaire au personnage céleste du Fils de l'Homme.
Mais voilà que cet être céleste devient concret, en Jésus Christ (Apocalypse 1:8) ; la chose peut devenir dangereuse, subversive, surtout si ce Jésus rassemble les espérances messianiques du peuple ; et d'autant plus que les Romains s'en inquiètent.
Or, le sous-entendu de Caïphe peut porter : le Fils de l'Homme auquel croit le petit peuple est un personnage céleste. On s'attend à le voir descendre du ciel dans le Temple ; Jésus, déjà au désert, a refusé la tentation de se présenter ainsi, en héros triomphant (Matt. 4:5-7).
Ce Jésus en train de comparaître n'a vraiment pas l'apparence du héros céleste, image éternelle de Dieu : il est au contraire humilié, méprisé, apparemment impuissant. Sa prétention à la filiation divine, sa référence au titre divin de Fils de l'Homme peut sembler on ne peut plus blasphématoire : ce prétendu Fils de l'Homme n'a pas fière allure !
Et le comportement du grand prêtre porte sans doute son effet. Car au fond, Jésus affole, et plus que les seuls prêtres et autres Hérodiens, assimilés, eux, aux Romains (Matthieu ne mentionne même pas Hérode au procès). Jésus n'admet aucune concession : surtout, certes, pas aux Romains et à leurs partisans au pouvoir, mais pas non plus aux zélotes, dont il semble pourtant plus proche, dont il ne se sépare, apparemment, que sur les moyens : ce n'est pas par la force, mais par l'Esprit de Dieu et par la douceur que le Royaume espéré sera instauré.
La crainte la plus nette n'en est pas moins le fait des prêtres : "s'il continue les Romains vont nous détruire". On le livrera donc aux Romains.
Et de cette façon s'explique l'attitude de Pilate. Pilate ne comprend pas : "qu'as tu fait, que les tiens te livrent à moi ?" Ou : "qu'en saurais-je de ta messianité, de ta royauté ? moi je ne suis pas juif... vous avez votre Loi, etc." Sous-entendu : "réglez donc cela entre vous !"
Et Pilate s'affolera de plus en plus. Les grands prêtres d'une nation censée être fort anti-romaine iront jusqu'à confesser n'avoir de roi que César (Jean 19:15) ! Pilate ne peut qu'y trouver confirmation dans son sentiment qu'il y a mystère derrière le procès de cet homme.
Dans cette fuite en avant, dans ce dévoilement des cœurs, le nœud du problème est manifesté : Jésus porte l'épée qui tranche, là où s'effectue le partage entre le confort de ce monde et le mystère déroutant de la Vérité.
Et c'est là le problème que pose Jésus par son silence devant ce Pilate perplexe : son Royaume n'est pas de ce monde. En d'autres termes : les grands prêtres, quoique Judéens, qui me livrent à toi, et les Romains, même combat.
La Vérité est d'au-delà des attentes mesquines et des pouvoirs passagers de ce monde qui passe. La Vérité ne peut qu'être exclue, condamnée, mais pour une condamnation qui est son triomphe, triomphe par rapport au monde.
Car dans cette condamnation éclate le fait que la Vérité exclue est la condamnation du monde. Lorsque le Christ est exclu, c'est le monde et celui qui le séduit qui est jeté hors de sa lumière : « il y eut des ténèbres sur toute la terre ». Lorsque le monde de la vanité, de l'apparence, et des pouvoirs transitoires, s'imagine réduire à l'impuissance celui dont il cloue les mains, il ignore tout de ce qui est en train de se passer : Dieu est en train d'élever Jésus dans sa gloire, par le mystère de cette crucifixion (cf. Jean 12:32-33).
Lorsque la lumière du monde est élevée de la terre, la terre entre dans les ténèbres (27:45).
Alors Dieu fait éclater la Vérité, qui dépasse infiniment les préoccupations de nos fausses vérités. Mieux peut-être que Pilate au procès, le centurion entrevoit cela et en conçoit de la crainte : "Il était vraiment le Fils de Dieu" (27:54).
Au milieu du chaos, des cris et des moqueries, s'esquisse un autre ordre, irréfutable : c'est là que Dieu se révèle. C'est là, là seulement qu'il ne peut qu'être. Là est son parti : la justice, la pureté, fût-elle voilée dans les sarcasmes : là est la puissance de Dieu.
C'est ainsi qu'apparaît dans l'Histoire cette Vérité qu'a perçue Daniel dans la vision céleste. L'Apocalypse nous le dévoile comme l'être mystérieux dont Jésus ne cessait de parler à ses disciples : le Fils de l'Homme. Il est dans les cieux, selon la Révélation prophétique, un être céleste, comme un Fils d'Homme, qui reçoit la domination sur toutes choses, une domination éternelle, une domination qui est celle de Dieu.
Et Jésus ne cessait de parler de ce Fils de l'Homme, mais d'une façon dont certains hésitent à penser qu'il s'agisse de lui : il en parle à la troisième personne. Avec des allusions pourtant de plus en plus claires : "il faut que le Fils de l'Homme soit élevé" (Jean 12:34). On commence à comprendre alors qu'il parle peut-être de lui-même. L'élévation en question ici s'avèrera alors être sa crucifixion : les disciples le relèveront après : "il disait cela pour indiquer de quelle mort il devait mourir" (dira Jean 13:33).
Caïphe ne s'y est pas trompé : "vous verrez le Fils de l'Homme venir sur les nuées" lui a dit Jésus. Il blasphème a répondu Caïphe (Matthieu 26:64-65).
L'Apocalypse a compris la même chose que Caïphe, mais y croit. Il est l'Alpha et l'Omega, celui qui est qui était et qui vient, celui-là même qui a versé son sang, voici qu'il vient sur les nuées" (Apocalypse 1:5-8). Il est le rédempteur qu'a vu le Livre de Job, celui qui se lève au dernier jour, présent avant même la fondation du monde. C'est pourquoi il est l’exaucement de toutes nos prières, le dévoilement de sa propre prière au Gethsémani.
C'est ainsi son sang est notre salut, selon le vrai sens de ce qu’a dit le peuple : "Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants!" (27:25). Malgré l’affreux contresens de la lecture historique de cette prière du peuple, il n’y a en effet rien d’autre que salut et bénédiction de Dieu sous le sang versé pour que nous ayons la vie.
Se dessine le fond du dévoilement, "de l'Apocalypse" du Fils de l'Homme : l'élévation dans l'abaissement — la croix (Jean 12:32-33). Le Fils de l'Homme qui est dans les cieux est cet humble témoin de la Vérité dans le concret.
Loin de nos vanités, inaccessible, il nous est, étrangement, infiniment proche, lui qui est cette Parole éternelle demeurant avec Dieu avant la fondation du monde. Or c'est cette Parole dont Paul écrit à l'Église de Rome (Romains 10) qu'elle est toute proche, celle de la foi : "Quiconque croit en lui ne sera pas confus... quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé" (Ésaïe 28:16, Joël 3:5, Romains 10:11,13).
Matthieu 27, 1-61
1 Le matin venu, tous les grands prêtres et les anciens du peuple tinrent conseil contre Jésus pour le faire condamner à mort.
2 Puis ils le lièrent, ils l’emmenèrent et le livrèrent au gouverneur Pilate.
[…]
11 Jésus comparut devant le gouverneur. Le gouverneur l’interrogea: "Es-tu le roi des Judéens?" Jésus déclara: "C’est toi qui le dis";
12 mais aux accusations que les grands prêtres et les anciens portaient contre lui, il ne répondit rien.
13 Alors Pilate lui dit: "Tu n’entends pas tous ces témoignages contre toi?"
14 Il ne lui répondit sur aucun point, de sorte que le gouverneur était fort étonné.
15 A chaque fête, le gouverneur avait coutume de relâcher à la foule un prisonnier, celui qu’elle voulait.
16 On avait alors un prisonnier fameux, qui s’appelait Jésus Barabbas.
17 Pilate demanda donc à la foule rassemblée: "Qui voulez-vous que je vous relâche, Jésus Barabbas ou Jésus qu’on appelle Messie?"
18 Car il savait qu’ils l’avaient livré par jalousie.
19 Pendant qu’il siégeait sur l’estrade, sa femme lui fit dire: "Ne te mêle pas de l’affaire de ce juste! Car aujourd’hui j’ai été tourmentée en rêve à cause de lui."
20 Les grands prêtres et les anciens persuadèrent les foules de demander Barabbas et de faire périr Jésus.
21 Reprenant la parole, le gouverneur leur demanda: "Lequel des deux voulez-vous que je vous relâche?" Ils répondirent: "Barabbas."
22 Pilate leur demande: "Que ferai-je donc de Jésus, qu’on appelle Messie?" Ils répondirent tous: "Qu’il soit crucifié!"
23 Il reprit: "Quel mal a-t-il donc fait?" Mais eux criaient de plus en plus fort: "Qu’il soit crucifié!"
24 Voyant que cela ne servait à rien, mais que la situation tournait à la révolte, Pilate prit de l’eau et se lava les mains en présence de la foule, en disant: "Je suis innocent de ce sang. C’est votre affaire!"
25 Tout le peuple répondit: "Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants!"
26 Alors il leur relâcha Barabbas. Quant à Jésus, après l’avoir fait flageller, il le livra pour qu’il soit crucifié.
27 Alors les soldats du gouverneur, emmenant Jésus dans le prétoire, rassemblèrent autour de lui toute la cohorte.
28 Ils le dévêtirent et lui mirent un manteau écarlate;
29 avec des épines, ils tressèrent une couronne qu’ils lui mirent sur la tête, ainsi qu’un roseau dans la main droite; s’agenouillant devant lui, ils se moquèrent de lui en disant: "Salut, roi des Judéens!"
30 Ils crachèrent sur lui, et, prenant le roseau, ils le frappaient à la tête.
31 Après s’être moqués de lui ils lui enlevèrent le manteau et lui remirent ses vêtements. Puis ils l’emmenèrent pour le crucifier.
32 Comme ils sortaient, ils trouvèrent un homme de Cyrène, nommé Simon; ils le requirent pour porter la croix de Jésus.
33 Arrivés au lieu-dit Golgotha, ce qui veut dire lieu du Crâne,
34 ils lui donnèrent à boire du vin mêlé de fiel. L’ayant goûté, il ne voulut pas boire.
35 Quand ils l’eurent crucifié, ils partagèrent ses vêtements en tirant au sort.
36 Et ils étaient là, assis, à le garder.
37 Au-dessus de sa tête, ils avaient placé le motif de sa condamnation, ainsi libellé: "Celui-ci est Jésus, le roi des Judéens."
38 Deux bandits sont alors crucifiés avec lui, l’un à droite, l’autre à gauche.
39 Les passants l’insultaient, hochant la tête
40 et disant: "Toi qui détruis le sanctuaire et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même, si tu es le Fils de Dieu, et descends de la croix!"
41 De même, avec les scribes et les anciens, les grands prêtres se moquaient:
42 "Il en a sauvé d’autres et il ne peut pas se sauver lui-même! Il est Roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix, et nous croirons en lui!
43 Il a mis en Dieu sa confiance, que Dieu le délivre maintenant, s’il l’aime, car il a dit: Je suis Fils de Dieu!
44 Même les bandits crucifiés avec lui l’injuriaient de la même manière.
45 A partir de midi, il y eut des ténèbres sur toute la terre jusqu’à trois heures.
46 Vers trois heures, Jésus s’écria d’une voix forte: "Eli, Eli, lema sabaqthani," c’est-à-dire Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?"
47 Certains de ceux qui étaient là disaient, en l’entendant: "Le voilà qui appelle Elie!"
48 Aussitôt l’un d’eux courut prendre une éponge qu’il imbiba de vinaigre; et, la fixant au bout d’un roseau, il lui présenta à boire.
49 Les autres dirent: "Attends! Voyons si Elie va venir le sauver."
50 Mais Jésus, criant de nouveau d’une voix forte, rendit l’esprit.
51 Et voici que le voile du sanctuaire se déchira en deux du haut en bas; la terre trembla, les rochers se fendirent;
52 les tombeaux s’ouvrirent, les corps de nombreux saints défunts ressuscitèrent:
53 sortis des tombeaux, après sa résurrection, ils entrèrent dans la ville sainte et apparurent à un grand nombre de gens.
54 A la vue du tremblement de terre et de ce qui arrivait, le centurion et ceux qui avec lui gardaient Jésus furent saisis d’une grande crainte et dirent: "Vraiment, celui-ci était Fils de Dieu."
55 Il y avait là plusieurs femmes qui regardaient à distance; elles avaient suivi Jésus depuis les jours de Galilée en le servant;
56 parmi elles se trouvaient Marie de Magdala, Marie la mère de Jacques et de Joseph, et la mère des fils de Zébédée.
57 Le soir venu, arriva un homme riche d’Arimathée, nommé Joseph, qui lui aussi était devenu disciple de Jésus.
58 Cet homme alla trouver Pilate et demanda le corps de Jésus. Alors Pilate ordonna de le lui remettre.
59 Prenant le corps, Joseph l’enveloppa dans une pièce de lin pur
60 et le déposa dans le tombeau tout neuf qu’il s’était fait creuser dans le rocher; puis il roula une grosse pierre à l’entrée du tombeau et s’en alla.
61 Cependant Marie de Magdala et l’autre Marie étaient là, assises en face du sépulcre.
*
La mort de Jésus est l'aboutissement d'un procès qui a largement révélé la disproportion entre la promesse accomplie et une attente qui n'était pas à la mesure.
Cela atteint son comble dans le contraste entre des ignorants en train de se moquer et les premiers signes du monde éternel en train d'entrer dans l'histoire. Signes à la fois terrifiants et merveilleux : le voile du Temple se déchire, la terre tremble, des tombeaux s'ouvrent.
Et en premier lieu, « des ténèbres sur toute la terre » (27:45).
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Décidément quelque chose n’est pas à la mesure ordinaire. Déjà lors du procès qui a conduit ici, éclatait le quiproquo. Comme le disait le Psaume 2, tous se sont ligués contre le Messie ; et, au jour de la crucifixion, c'est là le comble, sans vraiment s'en rendre compte. Les responsables d'Israël, censés être les représentants d'une nation farouchement opposée au paganisme romain, se montrent comme étant en fait fort proches des Romains !
Le conflit semble être ainsi dans une large mesure celui qui oppose ceux qui ont des positions élevées et bien assises, au peuple dont l'espérance qu'il porte en Jésus commence à être jugée par trop dangereuse. Et finalement, devant le décalage qui va s'avérer exister entre le Royaume du Christ et les espérances populaires, les chefs religieux parviendront à retourner le peuple sans trop de difficultés contre celui qui est porteur de quelque chose de bien plus grand que ses faibles espérances, nos faibles espérances, contre lesquelles nous savons si peu espérer.
On connaît le prétexte religieux qu'ont invoqué les prêtres pour livrer Jésus : le blasphème : il s'est identifié au Fils de l'Homme de Daniel (Matt. 26:64-65 - cf. Marc 14:62-63, Luc 22:69-71). Le Fils de l'Homme est alors un personnage céleste, image éternelle de Dieu.
Il est fort probable qu'en fait, les Sadducéens, dont sont les prêtres en général, ne croient pas à ces traditions populaires sur le "Fils de l'Homme" des apocalypses. Et pourtant lorsque Jésus s'applique à lui-même une citation de Daniel sur le Fils de l'Homme, le grand prêtre crie au blasphème.
Il y a là vraisemblablement une bonne part d'intention démagogique, comme dans son geste spectaculaire — déchirer son vêtement. Par "réalisme", les prêtres et les Hérodiens, plus ou moins à la botte des Romains, et adversaires privilégiés de Jésus, peuvent fort bien s'accommoder de la croyance populaire au personnage céleste du Fils de l'Homme.
Mais voilà que cet être céleste devient concret, en Jésus Christ (Apocalypse 1:8) ; la chose peut devenir dangereuse, subversive, surtout si ce Jésus rassemble les espérances messianiques du peuple ; et d'autant plus que les Romains s'en inquiètent.
Or, le sous-entendu de Caïphe peut porter : le Fils de l'Homme auquel croit le petit peuple est un personnage céleste. On s'attend à le voir descendre du ciel dans le Temple ; Jésus, déjà au désert, a refusé la tentation de se présenter ainsi, en héros triomphant (Matt. 4:5-7).
Ce Jésus en train de comparaître n'a vraiment pas l'apparence du héros céleste, image éternelle de Dieu : il est au contraire humilié, méprisé, apparemment impuissant. Sa prétention à la filiation divine, sa référence au titre divin de Fils de l'Homme peut sembler on ne peut plus blasphématoire : ce prétendu Fils de l'Homme n'a pas fière allure !
Et le comportement du grand prêtre porte sans doute son effet. Car au fond, Jésus affole, et plus que les seuls prêtres et autres Hérodiens, assimilés, eux, aux Romains (Matthieu ne mentionne même pas Hérode au procès). Jésus n'admet aucune concession : surtout, certes, pas aux Romains et à leurs partisans au pouvoir, mais pas non plus aux zélotes, dont il semble pourtant plus proche, dont il ne se sépare, apparemment, que sur les moyens : ce n'est pas par la force, mais par l'Esprit de Dieu et par la douceur que le Royaume espéré sera instauré.
La crainte la plus nette n'en est pas moins le fait des prêtres : "s'il continue les Romains vont nous détruire". On le livrera donc aux Romains.
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Et de cette façon s'explique l'attitude de Pilate. Pilate ne comprend pas : "qu'as tu fait, que les tiens te livrent à moi ?" Ou : "qu'en saurais-je de ta messianité, de ta royauté ? moi je ne suis pas juif... vous avez votre Loi, etc." Sous-entendu : "réglez donc cela entre vous !"
Et Pilate s'affolera de plus en plus. Les grands prêtres d'une nation censée être fort anti-romaine iront jusqu'à confesser n'avoir de roi que César (Jean 19:15) ! Pilate ne peut qu'y trouver confirmation dans son sentiment qu'il y a mystère derrière le procès de cet homme.
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Dans cette fuite en avant, dans ce dévoilement des cœurs, le nœud du problème est manifesté : Jésus porte l'épée qui tranche, là où s'effectue le partage entre le confort de ce monde et le mystère déroutant de la Vérité.
Et c'est là le problème que pose Jésus par son silence devant ce Pilate perplexe : son Royaume n'est pas de ce monde. En d'autres termes : les grands prêtres, quoique Judéens, qui me livrent à toi, et les Romains, même combat.
La Vérité est d'au-delà des attentes mesquines et des pouvoirs passagers de ce monde qui passe. La Vérité ne peut qu'être exclue, condamnée, mais pour une condamnation qui est son triomphe, triomphe par rapport au monde.
Car dans cette condamnation éclate le fait que la Vérité exclue est la condamnation du monde. Lorsque le Christ est exclu, c'est le monde et celui qui le séduit qui est jeté hors de sa lumière : « il y eut des ténèbres sur toute la terre ». Lorsque le monde de la vanité, de l'apparence, et des pouvoirs transitoires, s'imagine réduire à l'impuissance celui dont il cloue les mains, il ignore tout de ce qui est en train de se passer : Dieu est en train d'élever Jésus dans sa gloire, par le mystère de cette crucifixion (cf. Jean 12:32-33).
Lorsque la lumière du monde est élevée de la terre, la terre entre dans les ténèbres (27:45).
Alors Dieu fait éclater la Vérité, qui dépasse infiniment les préoccupations de nos fausses vérités. Mieux peut-être que Pilate au procès, le centurion entrevoit cela et en conçoit de la crainte : "Il était vraiment le Fils de Dieu" (27:54).
Au milieu du chaos, des cris et des moqueries, s'esquisse un autre ordre, irréfutable : c'est là que Dieu se révèle. C'est là, là seulement qu'il ne peut qu'être. Là est son parti : la justice, la pureté, fût-elle voilée dans les sarcasmes : là est la puissance de Dieu.
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C'est ainsi qu'apparaît dans l'Histoire cette Vérité qu'a perçue Daniel dans la vision céleste. L'Apocalypse nous le dévoile comme l'être mystérieux dont Jésus ne cessait de parler à ses disciples : le Fils de l'Homme. Il est dans les cieux, selon la Révélation prophétique, un être céleste, comme un Fils d'Homme, qui reçoit la domination sur toutes choses, une domination éternelle, une domination qui est celle de Dieu.
Et Jésus ne cessait de parler de ce Fils de l'Homme, mais d'une façon dont certains hésitent à penser qu'il s'agisse de lui : il en parle à la troisième personne. Avec des allusions pourtant de plus en plus claires : "il faut que le Fils de l'Homme soit élevé" (Jean 12:34). On commence à comprendre alors qu'il parle peut-être de lui-même. L'élévation en question ici s'avèrera alors être sa crucifixion : les disciples le relèveront après : "il disait cela pour indiquer de quelle mort il devait mourir" (dira Jean 13:33).
Caïphe ne s'y est pas trompé : "vous verrez le Fils de l'Homme venir sur les nuées" lui a dit Jésus. Il blasphème a répondu Caïphe (Matthieu 26:64-65).
L'Apocalypse a compris la même chose que Caïphe, mais y croit. Il est l'Alpha et l'Omega, celui qui est qui était et qui vient, celui-là même qui a versé son sang, voici qu'il vient sur les nuées" (Apocalypse 1:5-8). Il est le rédempteur qu'a vu le Livre de Job, celui qui se lève au dernier jour, présent avant même la fondation du monde. C'est pourquoi il est l’exaucement de toutes nos prières, le dévoilement de sa propre prière au Gethsémani.
C'est ainsi son sang est notre salut, selon le vrai sens de ce qu’a dit le peuple : "Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants!" (27:25). Malgré l’affreux contresens de la lecture historique de cette prière du peuple, il n’y a en effet rien d’autre que salut et bénédiction de Dieu sous le sang versé pour que nous ayons la vie.
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Se dessine le fond du dévoilement, "de l'Apocalypse" du Fils de l'Homme : l'élévation dans l'abaissement — la croix (Jean 12:32-33). Le Fils de l'Homme qui est dans les cieux est cet humble témoin de la Vérité dans le concret.
Loin de nos vanités, inaccessible, il nous est, étrangement, infiniment proche, lui qui est cette Parole éternelle demeurant avec Dieu avant la fondation du monde. Or c'est cette Parole dont Paul écrit à l'Église de Rome (Romains 10) qu'elle est toute proche, celle de la foi : "Quiconque croit en lui ne sera pas confus... quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé" (Ésaïe 28:16, Joël 3:5, Romains 10:11,13).
RP
Vence, Vendredi saint, 22.04.11
Vence, Vendredi saint, 22.04.11
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