1 Rois 19.16-21 ; Psaume 16 ; Galates 5.1-18 ; Luc 9.51-62
1 Rois 19, 19-21
Luc 9, 51-62
Dans notre cycle des lectures liturgiques, notre texte d'aujourd'hui suit d'un dimanche l'épisode de la multiplication des pains, et nous rapproche de la vocation d'Élisée comme disciple d'Élie. Repartons donc de la multiplication des pains, avec celle accomplie par Élisée, l'homme qui dès le départ, sait son manque…
2 Rois 4, 42-44
Comme dans l'Évangile de la semaine dernière, il n'y a évidemment pas assez de pain. Pas de possibilité de trouver là ce que le texte ne dit pas — que chacun des participants aurait qui un sandwich, qui un reste de la veille, et qu'en partageant, finalement on aurait retrouvé le pouvoir de combler le manque. Le texte ne le dit pas, et pour cause, il veut enseigner l'inverse !, cet enseignement repris et développé par l'Évangile, qui nous dit précisément qu'il s'agit d'admettre notre manque et nos limites.
Notre manque et nos limites aussi et à nouveau au texte de l'Évangile de ce jour. Voilà un homme qui désire suivre Jésus. Et, oh surprise, Jésus, tente de le décourager ! On l’imaginerait volontiers s’enthousiasmant de la spontanéité de l’homme : « mais bien sûr, viens, on recrute. La moisson est immense et il y a peu d’ouvriers… » Mais non ! Si tu me suis, l’avertit Jésus, tu n’auras « pas où poser la tête ». Pire que les bêtes, qui ont des tanières. Avec moi, rien de tout cela… Dur ! C’est en nous ayant bien avertis de cela, en ayant bien précisé les choses, qu’il lance son appel.
On n’a pas assez pour le suivre ! C’est pourquoi c’est lui qui appelle, la chose étant trop intime, au cœur de nos manques, personne d’autre n'ayant le pouvoir de décider. Et quand il appelle, quand on a entendu sa voix intime, on ne peut que tout laisser, sachant ce qu’il en est. C'est de dépossession qu'il s'agit. « Il dit à un autre : "suis-moi." » En laissant tout, même ce qui semblerait accomplissement d’une évidence, de la bienséance — en fait un devoir : enterrer son père !
Tout laisser. Jésus a renvoyé à Élie et Élisée, au texte des Prophètes pour ce jour. La présence d’Élie est prégnante dans tout ce texte de Luc. Jésus vient de rabrouer ses disciples voulant faire tomber le feu du ciel sur les récalcitrants ; il vient de les rabrouer au nom d’Élie découvrant le visage de Dieu dans le souffle doux et léger, là où croyant imiter Élie, ils voulaient jouer les prophètes guerriers. Élie vient de faire massacrer 400 prophètes de Baal — et, il y a de quoi,… il déprime !
Alors,… 1 Rois 19, 11-13,
Élie est sorti de son abattement à l'écoute du souffle doux et léger, comme un silence de Dieu. Comme annonçant la vocation d’Élisée, dans notre texte du jour au premier livre des Rois, peu après. Élisée a entendu la voix silencieuse de Dieu. Élie n’a rien dit ; il a simplement jeté son manteau sur lui. Et Élisée a compris, non pas ce qu’Élie n’a pas dit : il ne l’a pas dit ! Élisée a perçu l’appel de Dieu, au-delà du geste d’Élie.
Il s'agit pour être disciple d'être dépossédé, dépossédé de tout pouvoir. On n’a évidemment pas assez. Il s'agit d'admettre notre manque et nos limites, au risque sinon, vérifié hélas mille fois dans l'histoire, de voir le pouvoir que l'on aurait, fût-il d'abord minime, tourner à la maîtrise du feu du ciel, selon qu'après tout, ces Samaritains, contrairement à celui d'une parabole qui vient peu après, dérogent à toutes les lois du partage et de l'hospitalité, refusant d'accueillir Jésus montant vers Jérusalem ; soit en outre, on le saura peu après : vers sa mort.
D'où la colère des disciples Jacques et Jean : à ce rythme, le Royaume de Dieu n'est pas à la porte ! Procès de Moscou contre ceux qui empêchent l'avènement du Royaume : « veux-tu que nous disions que le feu tombe du ciel et les consume ? » Eh bien non, il s'agit au contraire de dépossession, c'est la leçon qu'a reçue Élie après avoir fait massacrer des prophètes d'un Baal atroce, demandant tout de même sacrifices d'enfants et prostitution sacrée ; cette leçon précède la vocation d'Élisée, voyant multiplier les pains pour avoir reconnu son impuissance, leçon qui vaut pour les disciples de Jésus.
Dans l'Évangile de Luc aussi, il s’agit de suivre le Dieu qui nous appelle à la dépossession de tout pouvoir. C'est là seulement que tout devient possible : nous n'avons pas assez. Dieu multiplie notre pas assez. L'histoire a aussi vérifié cela… L'espérance folle qui est celle des Prophètes, et qui est manifestée dans la résurrection du Christ, l'espérance de « nouveaux cieux et d'une nouvelle terre où la justice habite » (2 Pierre 3, 13, citant Ésaie 65, 17-25, où même le loup et l'agneau ne se font plus violence !), a porté dans l'histoire son fruit impossible : par exemple abolir l'esclavage et la peine de mort, choses au cœur de l'utopie des Prophètes, impossibles à vue humaine et pourtant advenues, bien que toujours fragiles, comme notre peu multiplié sans qu'on en sache le comment ! Combien a-t-on besoin de cette espérance impossible aux jours du cul-de-sac écologique où nous a placés notre raison toute sachante !… pour faire quand même de cette Création le substrat de la nouvelle Création, nouveaux cieux et nouvelle Terre.
Suivre Jésus. Chose impossible, au regard des exigences de dépossession qu'il pose. Suivre Jésus toutefois. Et pour cela, aller faire d'abord, comme Élisée, ses adieux à son père et à sa mère. Quoi de plus normal ! Ici Jésus est exégète de la Bible : il cite indirectement, devant celui qu’il appelle, ce passage que ses auditeurs connaissent bien, pour qu’ils comprennent bien. « Permets que j’embrasse mon père et ma mère et je te suivrai », a répondu Élisée. Et Élie lui dit : « Va ! Retourne ! Que t’ai-je donc fait ? ». Ou en d’autres termes : « je ne t’ai rien demandé ! »
C’est Dieu qui appelle, et personne d’autre. Ça se passe au cœur l'intimité de chacun. Voilà la façon dont Jésus a lu le passage de la vocation d’Élisée, perçue au seul frôlement du manteau d’Élie qui ne lui a effectivement rien demandé. Ce qui ne veut pas dire, évidemment, cela va sans dire, que Jésus, ou avant lui Élie, enseignent la muflerie, l’impolitesse ou la non-reconnaissance. Cela veut dire que dans le temps, dans notre temps, il y a un avant et un après l’appel de Dieu. Et qu’entre cet avant et cet après, il y a un abîme. On est d’un côté ou de l’autre.
Élisée l’a compris, et quand il retourne embrasser ses parents, c’est pour lui l’occasion de brûler tous les ponts qui seraient censés lui permettre de retourner avant cet appel. Il le signifie en brûlant son outil de travail, le consacrant à Dieu pour nourrir ceux qui ont faim : il « prit la paire de bœufs qu’il offrit en sacrifice ; avec l’attelage des bœufs, il fit cuire leur viande qu’il donna à manger aux siens. Puis il se leva, suivit Élie et fut à son service. »
C’est ce que Jésus redit. En soulignant toute la radicalité qui est dans l’appel de Dieu : « Laisse les morts enterrer leurs morts, mais toi, va annoncer le Règne de Dieu. » Et pour que les choses soient bien claires, à cet autre, qui a compris la référence, et qui à son tour lui cite quasi-explicitement le texte sur Élie et Élisée : « Seigneur ; permets-moi de faire mes adieux » : « quiconque met la main à la charrue, puis regarde en arrière, n’est pas fait pour le Royaume de Dieu. » Élisée était laboureur, tu seras laboureur du champ de Dieu ; comme il a dit à d’autres, pécheurs de poisson ceux-là : « je vous ferai pécheurs d’hommes ». C’est ainsi que Jésus envoie ceux qu’il appelle.
Voilà qui explique ce qu’il vient de dire sur les morts et ceux qui les enterrent. C’est bien dans l’esprit de ce que dit la Bible sur Élie et Élisée.
Ne pas enterrer les morts, ne signifie pas qu’il s’agit d’éviter les enterrements et de ne pas accomplir son devoir d’accompagner les siens dans le deuil et les larmes, évidemment. C’est une façon de dire, puisqu’il s’agit du champ de Dieu, du champ qu’est son Royaume, que ce Règne, celui de Dieu, n’est pas derrière nous, dans les souvenirs et la nostalgie : « ne cherche pas parmi les morts celui qui est le vivant », dira l’ange à Marie de Magdala au dimanche de Pâques : il n’est pas ici, il est ressuscité.
Pour les disciples de Jésus, puisqu’il ne saurait y avoir de culte du tombeau vide, ni de son linceul, il ne saurait à plus forte raison y avoir de culte du passé, aussi glorieux soit-il. (Ou aussi tendre ait-il été, pour un passé familial, ici.) Le Royaume de Dieu n’est pas dans le passé.
Dans le passé, il n’y a au pire que nostalgie, au minimum vaine — quand, pire encore, elle n’est pas carrément morbide (à ce point, le rapport au passé n’a de sens que comme repentance : à savoir laisser le passé et se tourner vers l’appel de Dieu). Et au mieux, il y a là simplement leçon à entendre, comme l’a fait Jésus de la leçon d’Élie — puisque ceux qui ignorent leur passé sont condamnés à le répéter.
Il n’y a aucun avenir dans le passé ; et aucun présent non plus. Le seul présent est dans l’appel de Dieu — car l’avenir qu’ouvre Jésus à ses disciples, à nous si nous entendons son appel, l’avenir qu’il nous ouvre est au présent : c’est aujourd’hui le règne de Dieu ; le Règne de Dieu est au milieu de vous : allez le dire, et le vivre.
Aujourd’hui son appel nous est lancé. Des signes, comme le manteau d’Élie, des paroles signifiées dans des gestes… C’est lui qui appelle, et pour celui, celle, qui a entendu son appel, c’en est fini, il n’y a plus d’hier. Il n’y a plus qu’un impossible qui ouvre le Royaume, aujourd’hui présent au milieu de nous.
1 Rois 19, 19-21
19 [Élie] trouva Élisée, fils de Shafath, qui labourait ; il avait à labourer douze arpents, et il en était au douzième. Élie passa près de lui et jeta son manteau sur lui.
20 Élisée abandonna les bœufs, courut après Élie et dit : "Permets que j’embrasse mon père et ma mère et je te suivrai." Élie lui dit : "Va ! retourne ! Que t’ai-je donc fait ?"
21 Élisée s’en retourna sans le suivre, prit la paire de bœufs qu’il offrit en sacrifice; avec l’attelage des bœufs, il fit cuire leur viande qu’il donna à manger aux siens. Puis il se leva, suivit Élie et fut à son service.
Luc 9, 51-62
51 Or, comme arrivait le temps où il allait être enlevé du monde, Jésus prit résolument la route de Jérusalem.
52 Il envoya des messagers devant lui. Ceux-ci s’étant mis en route entrèrent dans un village de Samaritains pour préparer sa venue.
53 Mais on ne l’accueillit pas, parce qu’il faisait route vers Jérusalem.
54 Voyant cela, les disciples Jacques et Jean dirent : "Seigneur, veux-tu que nous disions que le feu tombe du ciel et les consume ?"
55 Mais lui, se retournant, les réprimanda.
56 Et ils firent route vers un autre village.
57 Comme ils étaient en route, quelqu’un dit à Jésus en chemin : "Je te suivrai partout où tu iras."
58 Jésus lui dit : "Les renards ont des terriers et les oiseaux du ciel des nids; le Fils de l’homme, lui, n’a pas où poser la tête."
59 Il dit à un autre : "Suis-moi." Celui-ci répondit: "Permets-moi d’aller d’abord enterrer mon père."
60 Mais Jésus lui dit : "Laisse les morts enterrer leurs morts, mais toi, va annoncer le Règne de Dieu."
61 Un autre encore lui dit : "Je vais te suivre, Seigneur; mais d’abord permets-moi de faire mes adieux à ceux de ma maison."
62 Jésus lui dit : "Quiconque met la main à la charrue, puis regarde en arrière, n’est pas fait pour le Royaume de Dieu."
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Dans notre cycle des lectures liturgiques, notre texte d'aujourd'hui suit d'un dimanche l'épisode de la multiplication des pains, et nous rapproche de la vocation d'Élisée comme disciple d'Élie. Repartons donc de la multiplication des pains, avec celle accomplie par Élisée, l'homme qui dès le départ, sait son manque…
2 Rois 4, 42-44
42 Un homme arriva de Baal-Shalisha. Il apportait dans son sac du pain de la première fournée pour l’homme de Dieu : 20 pains d’orge et de blé nouveau. Élisée dit : « Donnes-en à ces gens et qu’ils mangent. »
43 Son serviteur répondit : « Comment pourrais-je en donner à 100 personnes ? » Mais Élisée répéta : « Donnes-en à ces gens et qu’ils mangent, car voici ce que dit l’Éternel : "On mangera et il y aura des restes." »
44 Il mit alors les pains devant eux. Ils mangèrent et laissèrent des restes, conformément à la parole de l’Éternel.
Comme dans l'Évangile de la semaine dernière, il n'y a évidemment pas assez de pain. Pas de possibilité de trouver là ce que le texte ne dit pas — que chacun des participants aurait qui un sandwich, qui un reste de la veille, et qu'en partageant, finalement on aurait retrouvé le pouvoir de combler le manque. Le texte ne le dit pas, et pour cause, il veut enseigner l'inverse !, cet enseignement repris et développé par l'Évangile, qui nous dit précisément qu'il s'agit d'admettre notre manque et nos limites.
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Notre manque et nos limites aussi et à nouveau au texte de l'Évangile de ce jour. Voilà un homme qui désire suivre Jésus. Et, oh surprise, Jésus, tente de le décourager ! On l’imaginerait volontiers s’enthousiasmant de la spontanéité de l’homme : « mais bien sûr, viens, on recrute. La moisson est immense et il y a peu d’ouvriers… » Mais non ! Si tu me suis, l’avertit Jésus, tu n’auras « pas où poser la tête ». Pire que les bêtes, qui ont des tanières. Avec moi, rien de tout cela… Dur ! C’est en nous ayant bien avertis de cela, en ayant bien précisé les choses, qu’il lance son appel.
On n’a pas assez pour le suivre ! C’est pourquoi c’est lui qui appelle, la chose étant trop intime, au cœur de nos manques, personne d’autre n'ayant le pouvoir de décider. Et quand il appelle, quand on a entendu sa voix intime, on ne peut que tout laisser, sachant ce qu’il en est. C'est de dépossession qu'il s'agit. « Il dit à un autre : "suis-moi." » En laissant tout, même ce qui semblerait accomplissement d’une évidence, de la bienséance — en fait un devoir : enterrer son père !
Tout laisser. Jésus a renvoyé à Élie et Élisée, au texte des Prophètes pour ce jour. La présence d’Élie est prégnante dans tout ce texte de Luc. Jésus vient de rabrouer ses disciples voulant faire tomber le feu du ciel sur les récalcitrants ; il vient de les rabrouer au nom d’Élie découvrant le visage de Dieu dans le souffle doux et léger, là où croyant imiter Élie, ils voulaient jouer les prophètes guerriers. Élie vient de faire massacrer 400 prophètes de Baal — et, il y a de quoi,… il déprime !
Alors,… 1 Rois 19, 11-13,
11 L'Éternel dit [à Élie] : Sors, et tiens-toi dans la montagne devant l'Éternel ! Et voici, l'Éternel passa. Et devant l'Éternel, il y eut un vent fort et violent qui déchirait les montagnes et brisait les rochers : l'Éternel n'était pas dans le vent. Après le vent, ce fut un tremblement de terre : l'Éternel n'était pas dans le tremblement de terre.
12 Après le tremblement de terre, un feu: l'Éternel n'était pas dans le feu. Après le feu, un murmure doux et léger.
13 Quand Élie l'entendit, il s'enveloppa le visage de son manteau, il sortit et se tint à l'entrée de la caverne.
Élie est sorti de son abattement à l'écoute du souffle doux et léger, comme un silence de Dieu. Comme annonçant la vocation d’Élisée, dans notre texte du jour au premier livre des Rois, peu après. Élisée a entendu la voix silencieuse de Dieu. Élie n’a rien dit ; il a simplement jeté son manteau sur lui. Et Élisée a compris, non pas ce qu’Élie n’a pas dit : il ne l’a pas dit ! Élisée a perçu l’appel de Dieu, au-delà du geste d’Élie.
Il s'agit pour être disciple d'être dépossédé, dépossédé de tout pouvoir. On n’a évidemment pas assez. Il s'agit d'admettre notre manque et nos limites, au risque sinon, vérifié hélas mille fois dans l'histoire, de voir le pouvoir que l'on aurait, fût-il d'abord minime, tourner à la maîtrise du feu du ciel, selon qu'après tout, ces Samaritains, contrairement à celui d'une parabole qui vient peu après, dérogent à toutes les lois du partage et de l'hospitalité, refusant d'accueillir Jésus montant vers Jérusalem ; soit en outre, on le saura peu après : vers sa mort.
D'où la colère des disciples Jacques et Jean : à ce rythme, le Royaume de Dieu n'est pas à la porte ! Procès de Moscou contre ceux qui empêchent l'avènement du Royaume : « veux-tu que nous disions que le feu tombe du ciel et les consume ? » Eh bien non, il s'agit au contraire de dépossession, c'est la leçon qu'a reçue Élie après avoir fait massacrer des prophètes d'un Baal atroce, demandant tout de même sacrifices d'enfants et prostitution sacrée ; cette leçon précède la vocation d'Élisée, voyant multiplier les pains pour avoir reconnu son impuissance, leçon qui vaut pour les disciples de Jésus.
Dans l'Évangile de Luc aussi, il s’agit de suivre le Dieu qui nous appelle à la dépossession de tout pouvoir. C'est là seulement que tout devient possible : nous n'avons pas assez. Dieu multiplie notre pas assez. L'histoire a aussi vérifié cela… L'espérance folle qui est celle des Prophètes, et qui est manifestée dans la résurrection du Christ, l'espérance de « nouveaux cieux et d'une nouvelle terre où la justice habite » (2 Pierre 3, 13, citant Ésaie 65, 17-25, où même le loup et l'agneau ne se font plus violence !), a porté dans l'histoire son fruit impossible : par exemple abolir l'esclavage et la peine de mort, choses au cœur de l'utopie des Prophètes, impossibles à vue humaine et pourtant advenues, bien que toujours fragiles, comme notre peu multiplié sans qu'on en sache le comment ! Combien a-t-on besoin de cette espérance impossible aux jours du cul-de-sac écologique où nous a placés notre raison toute sachante !… pour faire quand même de cette Création le substrat de la nouvelle Création, nouveaux cieux et nouvelle Terre.
*
Suivre Jésus. Chose impossible, au regard des exigences de dépossession qu'il pose. Suivre Jésus toutefois. Et pour cela, aller faire d'abord, comme Élisée, ses adieux à son père et à sa mère. Quoi de plus normal ! Ici Jésus est exégète de la Bible : il cite indirectement, devant celui qu’il appelle, ce passage que ses auditeurs connaissent bien, pour qu’ils comprennent bien. « Permets que j’embrasse mon père et ma mère et je te suivrai », a répondu Élisée. Et Élie lui dit : « Va ! Retourne ! Que t’ai-je donc fait ? ». Ou en d’autres termes : « je ne t’ai rien demandé ! »
C’est Dieu qui appelle, et personne d’autre. Ça se passe au cœur l'intimité de chacun. Voilà la façon dont Jésus a lu le passage de la vocation d’Élisée, perçue au seul frôlement du manteau d’Élie qui ne lui a effectivement rien demandé. Ce qui ne veut pas dire, évidemment, cela va sans dire, que Jésus, ou avant lui Élie, enseignent la muflerie, l’impolitesse ou la non-reconnaissance. Cela veut dire que dans le temps, dans notre temps, il y a un avant et un après l’appel de Dieu. Et qu’entre cet avant et cet après, il y a un abîme. On est d’un côté ou de l’autre.
Élisée l’a compris, et quand il retourne embrasser ses parents, c’est pour lui l’occasion de brûler tous les ponts qui seraient censés lui permettre de retourner avant cet appel. Il le signifie en brûlant son outil de travail, le consacrant à Dieu pour nourrir ceux qui ont faim : il « prit la paire de bœufs qu’il offrit en sacrifice ; avec l’attelage des bœufs, il fit cuire leur viande qu’il donna à manger aux siens. Puis il se leva, suivit Élie et fut à son service. »
C’est ce que Jésus redit. En soulignant toute la radicalité qui est dans l’appel de Dieu : « Laisse les morts enterrer leurs morts, mais toi, va annoncer le Règne de Dieu. » Et pour que les choses soient bien claires, à cet autre, qui a compris la référence, et qui à son tour lui cite quasi-explicitement le texte sur Élie et Élisée : « Seigneur ; permets-moi de faire mes adieux » : « quiconque met la main à la charrue, puis regarde en arrière, n’est pas fait pour le Royaume de Dieu. » Élisée était laboureur, tu seras laboureur du champ de Dieu ; comme il a dit à d’autres, pécheurs de poisson ceux-là : « je vous ferai pécheurs d’hommes ». C’est ainsi que Jésus envoie ceux qu’il appelle.
Voilà qui explique ce qu’il vient de dire sur les morts et ceux qui les enterrent. C’est bien dans l’esprit de ce que dit la Bible sur Élie et Élisée.
Ne pas enterrer les morts, ne signifie pas qu’il s’agit d’éviter les enterrements et de ne pas accomplir son devoir d’accompagner les siens dans le deuil et les larmes, évidemment. C’est une façon de dire, puisqu’il s’agit du champ de Dieu, du champ qu’est son Royaume, que ce Règne, celui de Dieu, n’est pas derrière nous, dans les souvenirs et la nostalgie : « ne cherche pas parmi les morts celui qui est le vivant », dira l’ange à Marie de Magdala au dimanche de Pâques : il n’est pas ici, il est ressuscité.
Pour les disciples de Jésus, puisqu’il ne saurait y avoir de culte du tombeau vide, ni de son linceul, il ne saurait à plus forte raison y avoir de culte du passé, aussi glorieux soit-il. (Ou aussi tendre ait-il été, pour un passé familial, ici.) Le Royaume de Dieu n’est pas dans le passé.
Dans le passé, il n’y a au pire que nostalgie, au minimum vaine — quand, pire encore, elle n’est pas carrément morbide (à ce point, le rapport au passé n’a de sens que comme repentance : à savoir laisser le passé et se tourner vers l’appel de Dieu). Et au mieux, il y a là simplement leçon à entendre, comme l’a fait Jésus de la leçon d’Élie — puisque ceux qui ignorent leur passé sont condamnés à le répéter.
Il n’y a aucun avenir dans le passé ; et aucun présent non plus. Le seul présent est dans l’appel de Dieu — car l’avenir qu’ouvre Jésus à ses disciples, à nous si nous entendons son appel, l’avenir qu’il nous ouvre est au présent : c’est aujourd’hui le règne de Dieu ; le Règne de Dieu est au milieu de vous : allez le dire, et le vivre.
Aujourd’hui son appel nous est lancé. Des signes, comme le manteau d’Élie, des paroles signifiées dans des gestes… C’est lui qui appelle, et pour celui, celle, qui a entendu son appel, c’en est fini, il n’y a plus d’hier. Il n’y a plus qu’un impossible qui ouvre le Royaume, aujourd’hui présent au milieu de nous.
R.P., Poitiers, 30.06.19
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