dimanche 29 novembre 2020

Veillez




Ésaïe 63, 16 à 64, 7 ; Psaume 80 ; 1 Corinthiens 1, 3-9 ; Marc 13, 33-37

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Marc 13, 33-37
33  Prenez garde, veillez, car vous ne savez quand ce sera le moment.
34  Il en sera comme d’un homme qui part en voyage, laisse sa maison, donne pouvoir à ses serviteurs, à chacun sa tâche, et commande au portier de veiller.
35  Veillez donc, car vous ne savez quand viendra le maître de la maison, le soir, ou au milieu de la nuit, ou au chant du coq, ou le matin ;
36  craignez qu’il n’arrive à l’improviste et ne vous trouve endormis.
37  Ce que je vous dis, je le dis à tous : Veillez.

*

Cette parabole est donnée au terme d’une prophétie culminant avec un avertissement — Mc 13, v. 14 : « Lorsque vous verrez l’abomination de la désolation établie là où elle ne doit pas être — que le lecteur fasse attention »… Une prophétie écrite — « que le lecteur comprenne ! » a précisé le texte — comme un avertissement pour des lecteurs.

« L’abomination de la désolation » renvoie à ce qui est écrit au livre de Daniel (ch. 9, 27 & 12, 11) à propos de la profanation du Temple. Signe et apogée de la catastrophe, une idole, « l’abomination de la désolation », au cœur du Temple — la citation dans l’Évangile de Marc concerne donc en premier lieu ce qui adviendra en 70 : moment de grande détresse, allant de l'installation dans le sanctuaire de symboles romains, idole dans le Temple, à sa destruction et à la dévastation de Jérusalem par Rome.

En Marc, comme en Matthieu et Luc, Jésus reprend ce que les prophètes annoncent à la veille de chaque tournant pour le peuple de Dieu, où l'on assiste à ce phénomène qui annonce la fin d’un temps : des idoles à la place du Dieu que l’on ne peut représenter ni nommer. C'est ce que le livre de Daniel appelle « l’abomination de la désolation », au cœur du Temple. Dans le texte de Marc, Jésus à son tour évoque cela, sans dire explicitement : « dans le Temple » — mais : « l’abomination de la désolation établie là où elle ne doit pas être » (v. 14). L’avertissement, qui évoque certes le Temple, peut ainsi être élargi. 

« L’abomination de la désolation ». Désolation. Voilà qui en ces temps d'isolement pandémique, rappelle un avertissement donné en 1951. Je cite : « Tandis que l’isolement intéresse uniquement le domaine politique de la vie, la désolation intéresse la vie humaine dans son tout. Le régime totalitaire comme toutes les tyrannies ne pourrait certainement pas exister sans détruire le domaine public de la vie, c’est-à-dire sans détruire, en isolant les hommes, leurs capacités politiques. Mais la domination totalitaire est un nouveau type de régime en cela qu’elle ne se contente pas de cet isolement et détruit également la vie privée », destruction appelée désolation par Hannah Arendt que je viens de citer (dans son ouvrage sur Les origines du totalitarisme). Or c'est face à la désolation, à « l’abomination de la désolation », que Jésus appelle à veiller. Le risque en effet est énorme, quand l'isolement semble devenu normal et glisse à la désolation, de voir s'instiller en ce monde les tentations et dérives autoritaires que craint et dénonce Hannah Arendt — qui donne décidément l'impression d'avoir perçu l'appel biblique à veiller et le rapport de cet appel avec la substitution d'une idole à Dieu dans le sanctuaire : « … l’expérience […] de l’isolement, écrit-elle, contredit si nettement la condition humaine de pluralité qu’elle devient vite intolérable et qu’il lui faut la compagnie de Dieu […] pour ne pas anéantir l’existence humaine. »

Idole en place de Dieu, voilà donc le cœur de la désolation. Veillez, a prévenu Jésus.

Si la détresse que signifie « l’abomination de la désolation », vaut pour le temps du Temple de Jérusalem, elle vaut aussi pour tous les temps qui suivent — le monde est dans la nuit, tandis qu’au cœur de l’avertissement brille la promesse de la délivrance : l’avènement du Fils de l’Homme qui est dans les cieux. Une délivrance à toute autre mesure que les délivrances qui se voient…

Lorsque « l’abomination de la désolation » est avérée, le monde semble comme vidé de la présence de Dieu, les cieux-mêmes sont ébranlés (Marc 13, 25). 70 s’annonce comme un de ces moments — un signe visant une autre dimension, où tout est remis en cause.

Ébranlement des puissances des cieux par la gravité de la violence subie — comme en 70, ou encore, comme l'histoire, et l'actualité, en réservent de terribles moments —, nous ayant déjà obligés à son comble à reconsidérer tout ce qu’on avait dit auparavant du monde et de Dieu… N'y a-t-il pas, selon les mots de ce collègue d'Hannah Arendt qu'est Hans Jonas, un autre concept de Dieu après Auschwitz ?

Quand la violence destructrice qui atteint jusqu’au signe de la présence de Dieu, le Temple, profané — l’idole « là où elle ne doit pas être » —, aujourd'hui on peut aussi penser à l'idole unique que l'on veut faire passer pour le Dieu unique en tuant en son nom ! Profanation du Temple que cela : « Vous êtes le Temple de Dieu », soulignent les Écritures (1 Corinthiens 3, 16 ; 6, 19). C’est là le vrai sanctuaire.

Au cœur de cette détresse, annonce Jésus, apparaît le signe du Fils de l’Homme, signe contradictoire, scellant la détresse d’un côté : « toutes les familles de la terre se frapperont la poitrine » , précise Matthieu (24, 30) ; ouvrant d’un autre côté, et par là-même, sur une délivrance radicalement nouvelle : promesse d’un monde nouveau…

*

Alors, par trois fois, en cette nuit d’absence du maître, parti en voyage en nous ayant confié ses biens — par trois fois, Jésus appelle à veiller, à rester éveillés.

1. La première fois il s’adresse à ses interlocuteurs et illustre ses paroles d’une petite parabole d’homme en voyage qui confie des tâches, et notamment au portier chargé, lui particulièrement, de veiller, ce qui fait d’ailleurs un quatrième appel à veiller, indirect celui-là, allusif, puisque adressé au portier.

2. La deuxième fois, Jésus reprend l’exhortation, mais il passe de l’histoire indirecte, à un « vous » introduit dans ce qui n’est donc plus simplement une parabole.

3. La troisième fois, il passe du “vous” au “tous”. Ce qui peut s’entendre dans premier temps comme les disciples auxquels il s’adresse et les disciples à venir qui entendront ou liront ces propos, c’est-à-dire, nous, ou bien ses contemporains d’un côté, et le reste du monde de l’autre, c’est-à-dire encore nous.

Une fois : “vous”, veillez, avec illustration dans laquelle apparaît un portier chargé, lui, de veiller. Une deuxième fois, la parabole se confond avec l’exhortation; “Vous” deviennent chacun “portiers”. Une troisième fois, on passe à “tous” — tous portiers en quelque sorte. La petite parabole de l’homme parti en voyage laisse à penser qu’il y a plusieurs tâches.

Mais la tâche du portier est la plus importante, celle qu’il s’agit de rechercher, élargie à tous : veiller. 

Le départ du Maître, de Dieu, ou du Christ, n’est pas un départ en faux-semblant. Nous sommes dans la nuit — ce qui est signifié ici dès le départ par le fait que le Père seul sait, pas même les anges, ni même le Fils !

Voilà qui est ambivalent : en premier lieu c’est tragique. Nous voilà seuls en un monde dont l’Histoire nous montre chaque jour combien il est épouvantable.

Mais quand même : pourquoi donc est-il parti ? Un voyage !? Si on était chez Luc (19, 12), on le saurait : il est parti pour être investi de la royauté. Ici c’est tout de même un peu pareil : dans le temps de son exil, de son absence, c'est comme s'il ne régnait pas. Comme une absence réelle (soulignée par le jeûne eucharistique des jours pandémiques), comme une absence du Maître dont on sait les conséquences tragiques — que l'actualité, sanitaire, économique, militaire, policière, terroriste, vient nous rappeler, via son cortège de détresse, ici et ailleurs.

C’est que durant cette absence, autre chose, peut-être, règne en nos vies — peut-être même que son absence est en rapport avec le fait qu’il a été détrôné du lieu très saint de nos vies. Et peut-être que l’on ne sait pas cela, peut-être qu’on l’ignore, jusqu’au jour, où… « lorsque vous verrez l’abomination de la désolation établie là où elle ne doit pas être »« lorsque vous verrez » précise le texte. Un jour apparaît que quelque chose régnait au cœur de nos vies en l’absence du Maître sans que — jusque là — on s’en soit rendu compte.

Alors, « lorsque vous verrez l’abomination de la désolation établie là où elle ne doit pas être », c’est que le temps de la délivrance s’est approché…

*

Et c’est ici précisément que la bonne nouvelle intervient dans la prophétie donnée par Jésus. À ce moment précis, le jour de la délivrance est en vue. Un autre monde est possible parce qu’on a vu, enfin vu, l’abomination de la désolation installée où elle ne doit pas être…

Du coup, en percevant bien cela, voilà qu’on comprend mieux l’importance de la tâche du portier, de la vigilance : la vraie vie, la joie, est dans la présence du Maître, pas dans son absence, alors qu’il semble absent du cœur du Temple, du sanctuaire de nos vies, remplacé par une idole.

Voilà qui éclaire d’une lumière crue, et encore faible certes, comme celle d’une chandelle dans la nuit, première bougie de l'Avent, un aspect du tragique de notre vie agitée. Ce monde, nos vies en ce monde, sont fragiles et provisoires, la pandémie l'a rappelé à nos refus de l'inéluctable : nous sommes mortels. Voilà qui rend tellement souhaitable ce retour du maître, au cœur de nos vies.

Voilà que la vraie vie est de veiller. Il y a quelque chose à ne pas rater. « Vous ne savez pas quand ce sera le moment » disait Jésus au début de son exhortation. Ne vous endormez donc pas de ce sommeil qui consiste à s’imaginer que le temps de ce monde est éternel, et qu’on peut se comporter — d’une part, autrement qu’en gérant provisoire ; et par ailleurs qu’on peut se permettre de croire que ce train qu’on rate aujourd’hui repassera demain.

À nouveau, c’est aujourd’hui le jour du salut. C’est aujourd’hui que le bonheur passe à portée de main. Ce soir ? Cette nuit ? Demain matin ? C’est de cette façon étrange que vient le Royaume, que du cœur de l’absence, le Maître se fait présent au milieu de nous.


RP, Poitiers, 1er dimanche de l'Avent, 29/11/20


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